Pour Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, l’organisation carcérale reste faite pour que les détenus ne parlent pas et que les surveillants n’écoutent pas. S’il n’est pas accordé d’importance à la parole, si les acteurs de la prison parlent « dans le vide », l’expression prend des formes inhabituelles et violentes.
Nommé en juin 2008, Jean- Marie Delarue est le premier Contrôleur général des lieux de privation de liberté en France.
Au sein de la prison, quel espace est réservé à la parole ?
Il n’y a pas beaucoup d’espace pour la parole en prison. Dans la période de l’arrivée en détention, toute une série de meurtrissures placent la personne en position de silence sur soi, dans un questionnement intime qui ne prête pas à l’extériorisation. une fois passée cette période, c’est l’organisation même de la vie sociale pénitentiaire qui est faite pour qu’un seul côté ait la parole : on reste dans une culture du commandement et du « silence dans les rangs ». Quand un détenu veut dire quelque chose, on lui répond en substance que sa question est inopportune. De nombreuses anecdotes illustrent ces dialogues qui tournent court. Un détenu fait l’objet d’un transfert assez long, dans un camion roulant à toute allure, ce qui le rend malade. Quand il descend, il se plaint au chauffeur, qui le regarde stupéfait et lui répond : « Mais mon gars, tu n’avais qu’à pas venir en prison ! » On est dans un rapport d’inégalité tel, que l’on ne peut pas s’exprimer quand on est détenu, c’est intrinsèque à sa condition. Jusqu’en 1972, la règle du silence était même imposée en détention. On a recouvré la parole dans les prisons, mais l’organisation carcérale reste faite pour que les détenus ne parlent pas, ou alors seulement entre eux, entre « égaux », dans le cadre de leur cellule.
Les nouvelles prisons apparaissent comme déshumanisantes et limitant encore un peu plus le dialogue entre détenus et personnels… Quelles sont vos observations sur la communication dans les différents types d’établissements ?
Il y a ces échanges « pas-de-porte », les dialogues « minimaux » de la vie carcérale : le détenu demande quelque chose au surveillant, qui est censé répondre. Cela fonctionne assez bien dans les anciennes prisons de petite taille, où tout le monde se connaît, la parole peut se nouer. Dans l’étape que nous connaissons d’une « industrialisation de la captivité », la parole se perd à nouveau. Les nouvelles prisons que l’on nous concocte depuis 25 ans sont des établissements de masse, quand chacun sait qu’il ne faut pas créer de situations où les détenus sont trop nombreux face à trop peu de surveillants. Dès lors, les espaces de parole se raréfient. Et dans les circonstances où la parole reste possible, il manque du temps aux surveillants, qui se retrouvent chacun, du fait de l’évolution des effectifs, avec 60 à 100 détenus « à gérer ». Dès lors, le leitmotiv des personnels devient: «écrivez.» Le détenu ayant quelque chose à dire ou demander doit donc écrire une lettre, dont il ne sait pas bien ce qu’elle va devenir, ni même si son destinataire la recevra, mais dont on présuppose, dans nombre de cas, qu’elle n’obtiendra jamais de réponse. L’obtention du droit de parler n’aura ainsi duré que l’espace d’un matin, où d’un certain type de prisons qui n’est aujourd’hui plus majoritaire dans notre pays.
Plusieurs études sur la violence en prison établissent un lien direct entre le manque de canaux d’expression et les formes d’expression violentes, contre soi et contre les autres. Partagez-vous cette analyse ?
Oui, ces liens sont forts. Les incidents ont le plus souvent des causes objectives, qui nous renvoient à une forme de rapports sociaux dans lesquels la violence est un calcul « économique » plus intéressant, car elle permet d’avoir gain de cause plus facilement. Imaginez par exemple que vous vouliez changer de cellule parce que votre codétenu est menaçant à votre égard. Vous le dites au surveillant qui vous ouvre la porte le matin, il vous répond qu’il va le signaler au chef. Et puis vous attendez 15 jours et rien ne se passe, alors que vous supportez de moins en moins votre codétenu. Vous redemandez au surveillant, qui vous répond qu’il va renouveler la demande, et vous finissez par obtenir une audience avec le chef. Mais trois mois plus tard, vous êtes toujours dans la même situation. Un jour, vous finissez par vous énerver : soit vous avez recours au moyen le plus classique, à savoir la violence tournée vers soi, vous vous mutilez par exemple l’avant-bras avec une lame de rasoir ; soit vous retournez cette violence contre l’autre, le surveillant ou le chef… s’il n’est accordé aucune importance à la parole, si au sens littéral du terme les gens « parlent dans le vide », si personne n’est là pour les écouter et donner suite à leur propos, l’on observe un recours à des procédés autres que la parole.
Un autre lien souvent établi relève du manque de possibilités d’expression pour les personnels pénitentiaires, soumis à un devoir de réserve très contraignant. La reconnaissance de la parole des uns implique-t-elle nécessairement une évolution du droit d’expression des autres ?
L’administration pénitentiaire fonctionne de manière extrêmement hiérarchisée, ce qui est dû à des motifs fonctionnels – assurer la sécurité suppose une forte discipline –, mais pas seulement. Si bien que les surveillants s’expriment peu sur leur travail et leurs difficultés. Dans la mesure où leur parole n’est pas ou très peu prise en considération par leur hiérarchie, on ne les habitue pas à prendre au sérieux la parole d’autrui. Et lorsque des surveillants se font les relais de la parole des détenus auprès d’une hiérarchie qui ne prend pas en considération ce qu’ils lui rapportent, ils sont conduits à délaisser ce rôle.
Nous avons réclamé depuis longtemps un système de « supervision » des personnels, à savoir un espace leur permettant de s’exprimer sur leurs pratiques et leurs difficultés hors la présence de leur hiérarchie. Beaucoup de professions « à risque » en disposent aujourd’hui, tels les éducateurs dans les centres éducatifs fermés (CEF) pour mineurs, qui participent chaque mois à un espace d’« analyse des pratiques » : un tiers vient et ils se racontent devant lui. Je ne sais pas pourquoi on n’a pas inventé la même chose pour les surveillants, qui en auraient bien besoin pour être pris au sérieux dans leur propre parole.
La parole en détention se situe dans un couloir tellement étroit, un peu kafkaïen, où l’on ne peut s’exprimer comme on le voudrait, si bien qu’inévitablement, elle prend des formes inhabituelles.
Quelles autres réponses pourraient être envisagées pour prévenir la violence en détention ?
Le réflexe « naturel » de l’administration n’est pas de développer les espaces d’expression pour éviter que la parole ne devienne violente à force de ne pas être entendue. elle décide de renforcer les mesures de sécurité. C’est un cercle vicieux : une parole non prise en compte engendre de la violence qui fait augmenter les incidents auxquels l’administration répond par plus de sécurité en expliquant: «Puisque les incidents augmentent, nous sommes obligés de nous protéger. » Or, je suis convaincu que plus on renforcera la sécurité, moins on créera d’occasions de dialogue, plus les incidents augmenteront en volume et en gravité.
Ce qui me frappe aussi dans la description des incidents par l’administration pénitentiaire (AP), c’est l’emploi de l’adverbe « rapidement » ou « immédiatement ». Au fond, ce qui intéresse l’administration est de savoir si elle a été en capacité d’intervenir dans des délais raisonnables. Il s’agit de se rassurer sur son fonctionnement, mais aussi de régler le problème de la responsabilité en cas d’atteinte à l’intégrité physique. Si un détenu s’est pendu à un loquet de fenêtre, il va avant tout être indiqué que le surveillant, puis le gradé (la nuit) sont intervenus rapidement pour ouvrir la porte, si bien que la responsabilité de l’administration n’est pas engagée. L’AP ne cherche pas à analyser les causes de l’événement. Je pense à un suicide intervenu récemment, juste après que la personne détenue a appris un événement grave. Il est bien mentionné dans le rapport que le surveillant est arrivé à temps, mais est-il indiqué si le détenu a pu ce jour-là « vider son sac » auprès de quelqu’un, exprimer son chagrin et son désarroi devant ce qu’il venait d’apprendre avant d’effectuer ce geste fatal? La réponse est évidemment non. Je ne peux certes pas affirmer que cette parole aurait suffit à le sauver, mais je peux affirmer que l’absence de parole n’est pas étrangère à ce passage à l’acte.
Que pensez-vous de l’expérimentation, à laquelle la direction de l’AP ne semble pas vouloir donner suite, d’un système de consultation des détenus ?
Sur le fondement des règles pénitentiaires européennes, la direction de l’administration pénitentiaire (dAP) a cherché à promouvoir une forme d’expression collective. Elle s’est basée sur l’expérience de quelques chefs d’établissement un peu plus hardis que d’autres, qui avaient développé des pratiques visant à consulter des détenus ou des groupes de détenus, sur un certain nombre de questions telles que les activités socio- culturelles. Une réflexion a été conduite durant deux ans, qui a donné lieu à un premier rapport de la magistrate Cécile Brunet-Ludet, puis à une mise en œuvre expérimentale, dans une dizaine d’établissements, de « groupes d’expression collective ». Nous avons visité deux de ces prisons où s’était manifestée au départ une assez forte résistance des surveillants, dont la crainte était d’être dépossédés de leurs prérogatives. Ils n’étaient pas loin de penser qu’une espèce de « soviet » de détenus allait désormais s’occuper des décisions de la prison ! Cette crainte a été plus ou moins « négociée » par les chefs d’établissement. Dans certains cas, elle n’a pas été surmontée, dans d’autres elle l’a été, et l’expérience, sous des formes variables, a été très réussie à mon avis. Je pense à une maison d’arrêt du centre de la France où le directeur avait parfaitement associé le personnel et où des résultats particulièrement intéressants ont été obtenus, la place accordée à l’expression collective des détenus faisant en écho évoluer la vie carcérale, dans son organisation, sa façon de faire et ses prestations. Tout cela s’est arrêté dans la mesure où la DAP n’a pas donné suite à ces expériences – jusqu’à présent en tout cas. une forte opposition a perduré au sein de l’institution, que la DAP n’a pas su ou pas voulu surmonter. Je le regrette. Pour vaincre les réticences des personnels, il faut en comprendre les motifs et être prêt à expliquer autant que de besoin l’intérêt du dialogue et de l’expression collective comme facteur d’apaisement en détention.
Les possibilités de communication des détenus avec l’extérieur sont également essentielles. Quels sont les effets des contrôles et limitations des différents types de « correspondance » ?
Les règles concernant le courrier sont définies et connues – la question de leur respect est autre –, tandis que celles s’appliquant au téléphone restent incertaines. On reste dans la confusion. Dans la plupart des établissements, des postes sont implantés dans les cours de promenade et deviennent des enjeux de pouvoir entre détenus, avec, dès lors, de grandes incertitudes sur leur accès. En outre, il n’est plus possible de téléphoner après 17 h 30, ce qui limite les possibilités de communiquer avec un proche qui travaille. sans compter les décalages horaires, les numéros de téléphone où il faut appuyer sur les touches… C’est un « demi-téléphone » que l’on a donné en détention.
Il y a d’autres domaines d’incertitude dans la relation avec les proches, en particulier au parloir. Un aspect essentiel pour les détenus concerne les rapports de tendresse et l’intimité physique. Les détenus font face à des pratiques et comportements très différents selon les équipes de surveillants. Il n’y a pas aujourd’hui une réglementation clairement établie sur ce que le personnel doit faire lorsque les gens se font des « petits amours » au cours des visites. Cette incertitude génère de la déception, de l’arbitraire, dans certains cas de la fureur. Cela fait partie des sujets que l’AP ne s’est pas donné le mal de traiter. La meilleure réponse serait évidemment la multiplication des unités de vie familiale (UVF), mais seuls 40 établissements en sont pourvus…
Concernant les courriers qui échappent en principe aux contrôles de droit commun, la réalité est que beaucoup de lettres aux avocats ou aux autorités sont quand même ouvertes. Il y a là un moyen de communication qui devrait être l’exclusivité de la personne détenue et de son correspondant. Mais nous faisons face à l’incapacité de certains personnels à se soumettre aux règles, certainement par peur de voir le détenu dire des choses qui ne leur sont pas agréables.
Dans la mesure où la parole des surveillants n’est pas ou très peu prise en considération, on ne les habitue pas à prendre au sérieux la parole d’autrui.
Faut-il également élargir les modes de communication accessibles aux détenus ?
Oui, il y a des modes de communication complètement interdits pour lesquels il faudrait aller dans le sens de l’assouplissement. Est-ce bien utile, par exemple, d’interdire les téléphones portables en détention, qui sont la cause principale d’une multiplication des fouilles de cellules (outre la circulation de produits stupéfiants)? Est-ce que, pour un détenu qui va continuer à faire des « affaires », il n’y en a pas neuf qui ont recours à un portable uniquement pour appeler leur petite copine ou leur mère ? Un avis que nous avons publié préconise, dans le même sens, d’étendre l’accès à Internet. J’ai visité en avril 2012 une prison de haute sécurité américaine où étaient affectées des personnes condamnées à de très longues peines, généralement pour des homicides. En bas d’un petit bâtiment de deux étages hébergeant une quarantaine de détenus, il y avait une salle collective permettant aux prisonniers de se réunir, ce qui n’est pas possible dans les prisons françaises. Dans cette salle, six ordinateurs se trouvaient en libre accès, permettant d’envoyer des courriels à qui l’on voulait. Les courriers électroniques pourraient très bien faire l’objet d’un contrôle aléatoire ou systématique pour certains détenus, au même titre que les courriers ordinaires. Je ne vois pas la nécessité d’interdire purement et simplement la messagerie électronique. Je ne remets pas en cause la nécessité de certains contrôles, mais cette fermeture à tout-va, qui est en réalité une espèce de confort pour l’AP.
Avec les mêmes conséquences que le manque d’expression et de dialogue à l’intérieur : moins vous pouvez communiquer avec les vôtres, plus vous êtes frustré et plus cette frustration se traduit par des incidents, parce que vous ne supportez plus d’être dans le silence. Toutes ces questions autour de l’expression des uns et des autres, des uns avec les autres, relèvent d’un même débat. C’est un peu comme si ce débat était enfermé dans des cellules d’un mètre de large dans lesquelles nous ne pourrions pas étendre les bras. La parole en détention, elle, se situe dans un couloir tellement étroit, un peu kafkaïen, où l’on ne peut s’exprimer comme on le voudrait, si bien qu’inévitablement, elle prend des formes inhabituelles.
Propos recueillis par Sarah Dindo
Pour en savoir plus, consulter les avis du CGLPL du 21 octobre 2009 relatif à l’exercice de leur droit à la correspondance par les personnes détenues ; du 10 janvier 2011 relatif à l’usage du téléphone dans les lieux de privation de liberté ; du 17 juin 2011 relatif à la supervision des personnels de surveillance et de sécurité et du 20 juin 2011 relatif à l’accès à l’informatique des personnes détenues sur le site www.cglpl.fr