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Gilbert, kleptomane, 61 condamnations, « zéro violence, vingt ans de prison »

En tout, de condamnations courtes en courtes peines, sans jamais avoir commis le moindre fait de violence, Gilbert a passé vingt ans derrière les barreaux.

Un article publié en partenariat avec le blog de chroniques judiciaires Épris de justice. Version intégrale à lire ici.

Il est 18 heures, dans la 23e chambre du tribunal de grande instance de Paris, et Jean-Luc Gadaud, le président, distribue les mandats de dépôt à des prévenus en larmes. Gilbert* attend son tour sur le banc des prévenus, pendant que le tribunal s’occupe d’un autre.

Étonnant profil que celui de Gilbert. Physiquement, à 56 ans, il est plus proche de l’ingénieur propre sur lui que du délinquant multirécidiviste. Il a été publicitaire, documentaliste, commercial. Il parle cinq langues. Et puis, il y a son regard. Des yeux noirs d’où ne transparaît aucune méchanceté, mais qui sont plein d’une étrange dureté, qui clignent rarement, qui ne dévisagent pas, mais ne se baissent jamais non plus. C’est un regard qu’on apprend à se forger, sans doute, quand on vit la moitié de sa vie en prison.

Gilbert est jugé aujourd’hui parce qu’il a volé des denrées alimentaires dans une voiture stationnée, après avoir brisé la vitre : le type d’infraction habituelle des comparutions immédiates. Pour reprendre le président : « Ce sont des faits extrêmement simples. »

Sauf qu’ici, les faits « extrêmement simples » ont été commis à 61 reprises. En tout, de condamnations courtes en courtes peines, sans jamais avoir commis le moindre fait de violence, il a passé vingt ans derrière les barreaux. C’est plus que la plupart des condamnés aux assises, jugés pour des crimes : meurtre, assassinat, viol.

Les faits qu’on lui reproche sont toujours les mêmes : toujours une voiture, toujours une vitre brisée, toujours avec un tournevis, toujours pour voler trois fois rien.

Avant le procès, Catherine, sa sœur, attend sur les marches, devant le Palais de justice. « Mon frère, c’est la société qui refuse de penser. J’avais 15 ans quand je suis venue ici pour la première fois. Aujourd’hui, j’en ai 54, et mon frère a été condamné à de la prison ferme plus de trente fois. Il a passé vingt ans de sa vie en maison d’arrêt. Ils veulent le tuer. »

La brune fait les cent pas. Elle s’exprime par sigles : JAP, JAF, SPIP, CMP, SME (juge d’application des peines, juge aux affaires familiales, service pénitentiaire d’insertion et de probation, centre médico-psychologique, sursis avec mise à l’épreuve). C’est toute sa vie, qui va du Palais de justice, sur l’île de la Cité, à la prison de la Santé, juste devant les fenêtres de son appartement, dans le xive arrondissement de Paris. Les parloirs sont tellement proches, elle les connaît si bien, qu’elle dit qu’elle pourrait s’y rendre en pyjama.

Gilbert avait 16 ans la première fois qu’il s’est fait attraper, en 1977, pour un vol de véhicule. Il avait été condamné à une peine lourde, plusieurs mois de prison, alors qu’il était mineur. Il a ensuite travaillé un peu aux États-Unis dans les années 1980, où il a fréquenté la jet-set et découvert la cocaïne. Incarcéré à Los Angeles, où le crack faisait des ravages, il est devenu accro à cette nouvelle drogue. C’est à partir des années 1990 et de son retour en France que son obsession compulsive pour l’effraction de véhicule s’est développée.

Depuis les années 1990, les faits qu’on lui reproche sont toujours les mêmes : toujours une voiture, toujours une vitre brisée, toujours avec un tournevis, toujours pour voler trois fois rien. Il y a quelques années, quelques heures après sa sortie de prison, il s’était rendu dans le bureau de son avocat, Me Ohayon, avec une selle de cheval qu’il venait de dérober sans savoir pourquoi dans une voiture.

Au gré des sorties de détention, il a commencé à se marginaliser, ses symptômes dépressifs se sont aggravés. Il a été hospitalisé à de nombreuses reprises pour plusieurs tentatives de suicide graves avec passage en réanimation.

« J’ai rechuté »

À 54 ans, la sœur de Gilbert ne croit plus à la justice, ni à la médecine psychiatrique, ni en aucune institution française. Son frère a été condamné à une obligation de soin, il y a six ans. Depuis, il est suivi par une psychiatre qu’il voit rarement et qui lui prescrit, parfois, un peu de Lexomil. Selon elle, rien n’a été fait puisque, comme le souligne son avocat, Gilbert est : « Trop malade pour être utilement incarcéré et pas assez dangereux pour être soigné avec sérieux. »

L’audience, avant la plaidoirie de Me Ohayon, aura duré vingt minutes. La personnalité – pourtant très problématique – du prévenu ne provoque pas beaucoup de débats. Tout juste apprend-on que Gilbert a quatre enfants qu’il ne voit plus.

« J’ai rechuté. » C’est à peu près tout ce qu’on apprendra de la bouche de l’intéressé. Depuis 2014, il n’avait plus rien volé. Bien que sous contrôle judiciaire, avec l’accord du juge d’application des peines, il a passé plusieurs mois à l’étranger, sans aucun souci. Et puis, « après une altercation au téléphone avec son père », dira sa sœur, il a rechuté.

« Trop malade pour être utilement incarcéré et pas assez dangereux pour être soigné avec sérieux. »

Alors que le président s’apprête à laisser la parole à la procureure pour ses réquisitions, Me Ohayon s’étonne : « Je suis un peu surpris que vous n’ayez pas plus de questions que ça sur sa personnalité, c’est quand même un cas à part ! » Il montre du doigt les dossiers psychiatriques qu’il a déposés dans l’après-midi et dans lesquels on lit que : « L’examen du sujet révèle chez lui des anomalies mentales et psychiques. (…) Et une addiction à l’alcool et aux toxiques. » Dans un autre rapport : « Le sujet présentait au moment des faits un trouble psychique ou neuro-psychique susceptible, sinon d’abolir son discernement ou le contrôle de ses actes, du moins d’altérer l’un et d’entraver l’autre. » Dans un autre : « Monsieur A. a conscience de cette impasse psycho-sociale dans laquelle il se trouve depuis de très nombreuses années, il est avant tout demandeur d’aide et de soins, ce qui apparaît effectivement comme la priorité dans son cas. Compte tenu de ces éléments, je suis favorable à une solution alternative à son incarcération. » Et enfin : « Compte-tenu de la dynamique positive et constructive dans laquelle se trouve actuellement Monsieur A., je suis favorable à la mise en place de son projet de soin dès que cela sera possible, la poursuite de l’incarcération n’ayant aucune efficacité au regard de la psychopathologie de ce patient. » Le président tapote mollement les dossiers : « Oui, j’ai vu ça. »

« Voilà ce qu’est le taylorisme judiciaire. »

La procureure requiert une peine pendant moins de cinq minutes. Selon elle, la justice ne peut pas être taxée de sévérité : elle a tout fait pour aider Gilbert, en le condamnant à des injonctions de soin. « On essaye d’ouvrir une porte de sortie à M. A., mais il revient toujours. » Elle regrette alors que, coincée devant l’échec des mesures de soin, elle soit contrainte de demander une peine ferme : six mois d’incarcération avec mandat de dépôt, parce qu’il faut « penser aux victimes et à la société ».

« A un moment donné », plaide Me Ohayon, « la justice doit se regarder, il en va de son honneur et de son professionnalisme. » Il rappelle que la première expertise psychiatrique pour son client n’a été réalisée qu’en 2009, après trente ans d’errance judiciaire. Il pointe l’irrationalité des délits commis par son client, face à la rationalité mécanique des peines qu’on voudrait lui appliquer dans ce « taylorisme judiciaire ».

« Laissez-le sortir », demande l’avocat. « Laissez-le se soigner. » Il ajoute : « S’il sort, peut-être qu’il récidivera, c’est vrai, et nous nous en excusons à genoux. » Il conclut : « Mais il y a quelque chose dont il faut se souvenir : zéro violence, vingt ans de prison. »

Avant de partir délibérer, le président laisse la parole une dernière fois à Gilbert. D’une voix calme, sans émotion particulière, il s’exprime très simplement : « J’ai vraiment avancé, même si ça peut vous paraître incongru. Pendant trois ans, je n’ai rien volé, avant cette rechute. Je vous demande de ne pas m’envoyer en prison. Pas parce que j’ai peur de la prison, vous vous doutez bien, mais parce que ce serait un énorme pas en arrière pour moi. Je ne sais qu’une seule chose, c’est que la prison ne m’a jamais fait de bien, alors que j’y suis allé plus de fois qu’à mon tour. »

Le tribunal revient, à 22 h 30, après la dernière affaire, et condamne Gilbert à trois mois de prison, avec mandat de dépôt. La sœur de Gilbert hurle sa rage au président. Elle est conduite dehors. Elle continue de hurler, pendant plus de dix minutes, face aux portes closes de la salle d’audience. Quelques instants plus tôt, pendant la délibération, elle avait dit : « Depuis quarante ans, je me frappe la tête contre un mur. Je finirai par en mourir. »

Par Emmanuel Denise

* Le prénom a été modifié.

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