Par deux fois, le Conseil constitutionnel a été invité à se prononcer sur le cadre juridique du travail en prison – ou plutôt son absence. Par deux fois, il a botté en touche. Manquant l’occasion d’obliger le législateur à définir un véritable statut des travailleurs détenus.
« Il n’est pas dans l’intérêt du peuple que les lois soient trop volumineuses pour être lues. » On pourrait croire que le législateur avait à l’esprit cette formule, prêtée à James Madison, lorsqu’il a défini en 2009 les règles applicables au travail en prison, tant leur sobriété est ici exemplaire : seuls deux articles de loi constituent le cadre légal du travail carcéral. Le premier (1) pose le principe d’un taux horaire minimum de rémunération fixé par décret et indexé sur le SMIC. Et précise, surtout, que « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail » : le code du travail ne s’applique donc pas en détention. Le second (2) prévoit que le travailleur détenu signe avec l’administration pénitentiaire un « acte d’engagement » dans lequel sont énoncés « les droits et obligations professionnels de [celui-ci] ainsi que ses conditions de travail et sa rémunération ». Mais ce texte ne donne aucune précision sur la nature et la portée de ces droits et obligations, pas plus qu’il ne fixe de normes minimales à respecter en matière de conditions de travail. Laissant ainsi à l’administration les mains libres pour réglementer et organiser le travail en prison comme elle l’entend.
« Zone de non-droit »
La conséquence de cet abandon du législateur est connue : le maintien du travail carcéral dans une « zone de non-droit » (3). Depuis des années en effet, parlementaires (4), organismes consultatifs, autorités de contrôle (5) et associations se rejoignent pour dénoncer les carences du cadre juridique applicable au travail en prison et les atteintes portées aux droits sociaux fondamentaux des travailleurs détenus.
Avec l’instauration, en 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) – qui permet à tout justiciable de mettre en cause la constitutionnalité de la loi à l’occasion d’un procès – il était évident que la question arriverait un jour sur le bureau du Conseil constitutionnel. D’autant qu’a priori, la critique constitutionnelle ne manque pas de force. Selon ce dernier, en effet, le législateur doit fixer de façon suffisamment précise « les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux personnes détenues » pour l’exercice des droits et libertés dont ces dernières demeurent titulaires. Et le Conseil sanctionne la loi lorsque le législateur, refusant de faire usage de son pouvoir, abandonne aux autorités administratives le soin de définir les conditions dans lesquelles ces droits et libertés des détenus peuvent être ou ne pas être exercés (6). La partie semblait jouée d’avance.
Le rejet sommaire, en 2013, d’une première QPC formée par deux personnes détenues soutenues par l’OIP a donc fait l’effet d’une douche froide (7). Pour le Conseil constitutionnel, les dispositions attaquées, « qui se bornent à prévoir que les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail, ne portent, en elles-mêmes, aucune atteinte » aux droits et libertés constitutionnels tels que le droit à l’emploi, le droit à la santé, le droit à la protection sociale, le droit de grève ou la liberté syndicale. Il est vrai que des garanties peuvent être données à des travailleurs sans qu’un contrat de travail de droit privé soit conclu, comme le montre le régime des agents publics. L’encadrement de toute relation de travail par un tel contrat n’est donc pas une exigence constitutionnelle, le respect des droits fondamentaux des travailleurs pouvant être assuré par d’autres dispositions que celles du code du travail. Mais en rejetant la QPC pour ce seul motif, sans trancher « le point de savoir si le régime du travail en prison était conforme à la Constitution », le juge constitutionnel « bott[ait] en touche » (8). Dans l’ensemble très critiques, les commentateurs dénonceront sa « dérobade » (9) ou regretteront qu’il ait esquivé le problème posé en répondant « par une pirouette » (10). Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a, quant à lui, estimé qu’une telle décision posait « la question de la compatibilité de l’organisation du travail carcéral avec la justice sociale la plus élémentaire ». Et exhorté le Gouvernement et le Parlement à réformer sans plus attendre le régime du travail en prison afin d’en finir avec « un dispositif qui s’apparente davantage aux conditions de travail du premier âge industriel qu’à celle de la France de ce jour ».
Mobilisation historique
Mais, de réforme, il n’y en aura point. Et dans ce contexte, l’OIP a pris la décision d’accompagner un détenu dans la formulation d’une seconde QPC, visant cette fois l’article relatif à l’acte d’engagement et les lacunes criantes du dispositif juridique en vigueur. L’examen de la QPC a donné lieu à une mobilisation historique de la communauté scientifique. Près de 400 enseignants-chercheurs en droit, science politique ou sociologie ont, dans une tribune (11), invité le Conseil constitutionnel à « sonner le glas d’un régime juridique aussi incertain qu’attentatoire aux droits sociaux fondamentaux des personnes incarcérées travaillant ». Mais restant « sourd à [cet] appel » (12) ainsi qu’aux arguments des requérants, le Conseil constitutionnel a rejeté la QPC par une décision qui n’hésite pas à recourir à nouveau à la technique de l’évitement. La requête invoquait par exemple la violation du droit à la santé au travail, dénonçant l’impossibilité de constituer un CHSCT (13) ou l’absence de médecine du travail et de droit au retrait en cas de danger pour le travailleur incarcéré. En guise de réponse, le Conseil indique que la critique ne vise pas le bon article, suggérant qu’il aurait fallu contester « les dispositions législatives relatives à la protection de la santé (…) des personnes détenues » – et ce alors même qu’il n’existe aucun article de loi traitant spécifiquement de la santé au travail des personnes incarcérées. La QPC évoquait également la méconnaissance du droit au repos, les détenus n’ayant pas droit aux congés payés. Sur ce point, le Conseil constitutionnel ne répond tout simplement pas.
La requête soutenait encore, par exemple, que le laconisme de la loi n’offrait aucune garantie à l’exercice du droit à l’emploi, de la liberté syndicale, du droit de grève ou du droit à la détermination collective de ses conditions de travail. Le Conseil balaie cette critique en répondant à côté : si l’administration a le pouvoir de définir, dans l’acte d’engagement, les droits et obligations professionnels des travailleurs détenus, elle ne peut le faire qu’en respectant la dignité humaine, conformément à l’article 22 de la loi pénitentiaire, et sous le contrôle du juge administratif. Ce renvoi incantatoire au nécessaire respect de la dignité humaine et la possibilité théorique d’un recours juridictionnel constituent de bien faibles garanties pour les droits collectifs des travailleurs détenus…
« Étonnante et décevante, [cette] décision sur le travail en prison n’est pas une “grande” décision » ont estimé les professeurs Julien Bonnet et Agnès Roblot-Torsier. Il se dit que les membres du Conseil constitutionnel se seraient divisés… Mais quels que soient les débats qui ont pu se tenir en coulisse, la position retenue par le Conseil constitutionnel sonne comme un coupable renoncement.
par Nicolas Ferran
(1) Article 717-3 du code de procédure pénale (CPP).
(2) Article 33 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009.
(3) Conseil économique et social, « Travail et prison, avis du 9 décembre 1987 », 1989, p. 74 ; « Les conditions de la réinsertion professionnelle des détenus », 2006, p. 153.
(4) P. Loridant, Rapport d’information n° 330 fait au nom de la commission des lois du Sénat, 19 juin 2002 ; J.-R. Lecerf et N. Borvo Cohen- Seat, Rapport d’information n°629 fait au nom de la Commission des lois du Sénat, 4 juillet 2012.
(5) CGLPL, Rapport d’activité 2011 ; « Avis du 22 décembre 2016 relatif au travail et à la formation professionnelle dans les établissements pénitentiaires » ; Défenseur des droits « L’action du Défenseur des droits auprès des personnes détenues », 2013
(6) Conseil constitutionnel, décision n°2014-393 QPC du 25 avril 2014.
(7) Décision n°2013- 320/321 du 14 juin 2013 relative à l’article 717-3 du code de procédure pénale.
(8) Cyril Wolmark.
(9) Lola Isidro et Serge Slama, Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 25 juin 2013.
(10) Patricia Rrapi, « Et si le Conseil constitutionnel répondait à la question ? », Revue française de droit constitutionnel, octobre 2013, n° 96, p. 986‑990.
(11) « Droits des détenus travailleurs : du déni à une reconnaissance ? », Le Monde, 14 septembre 2015.
(12) Décision n° 2015-485 QPC du 25 septembre 2015. (13) Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.