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Quand le travail vise (vraiment) l’insertion

Au centre de détention d’Oermingen, un chantier d’insertion permet aux personnes détenues les plus éloignées de l’emploi de (re)mettre le pied à l’étrier. Associant travail, formation et accompagnement socio-professionnel, ce projet pilote est porté par l’association Emmaüs et la direction de l’administration pénitentiaire. Plusieurs expérimentations de ce type, impliquant le secteur de l’insertion par l’activité économique, seraient actuellement en cours. Immersion dans les pas de Stefania Angioni, la conseillère sociale et professionnelle qui intervient à Oermingen.

Il est 8 heures quand Stefania Angioni arrive au centre de détention d’Oermingen (Bas-Rhin). Après avoir passé le portique de sécurité, la voilà qui déambule de sas en sas entre les bâtiments. Érigés à la fin des années 1930, certains sont désaffectés, d’autres, encore habités, sont dans un état de délabrement avancé. Ce matin de décembre embrumé, l’atmosphère est lugubre. En haut d’une pente se dresse un long bâtiment de fabrication récente. Ce sont les ateliers, destination de cette conseillère sociale et professionnelle. À l’intérieur, un îlot central abrite les bureaux des personnels pénitentiaires et contremaîtres. Depuis la coursive, les surveillants ont une vue plongeante sur les différents postes de production – architecture panoptique jusque dans les ateliers. Au fond, des conteneurs sont vidés à intervalles réguliers. Des morceaux de plastique dégringolent dans un fracas assourdissant avant d’être triés. À 0,08 euros le kilo de plastique traité, les travailleurs ont intérêt à tenir la cadence. À quelques mètres de là, ce sont des rallonges électriques que l’on fixe sur des enrouleurs, des bouteilles de sodas et d’eau pétillante que l’on conditionne. Ou encore des autocollants que l’on applique sur des centaines, des milliers de petites pièces en plastique. La tâche est fastidieuse, les gestes automatisés. À droite de l’entrée principale, un espace détonne. Chaises, tabourets, buffets et même un banc d’église côtoient des établis de menuiserie. Ici, pas de travail à la chaîne : chacun des dix détenus est occupé à restaurer un meuble, guidé par les conseils avisés d’Éric Reininger, l’encadrant technique. Un petit coin salon a été aménagé pour la pause-café. Sur le mur, un panneau coloré : bienvenue au chantier Emmaüs Inside.

Le contrat de travail, « base du parcours d’insertion »

Ouvert en mai 2016, ce chantier d’insertion par l’activité économique (IAE) est destiné aux personnes les plus éloignées de l’emploi. L’objectif est multiple : leur permettre de se remobiliser à l’intérieur, de percevoir un revenu, d’acquérir des gestes et savoir-faire professionnels, mais également de bénéficier d’un accompagnement socio-professionnel soutenu, dans la prison, pour préparer la sortie. Un accompagnement qui a vocation à se poursuivre quelques mois à l’extérieur, une fois la personne libérée, afin de l’aider à concrétiser le projet muri en détention et d’éviter les ruptures de prise en charge.

Ici, nous considérons les personnes détenues comme des salariés.

Ce chantier, au stade du projet pilote jusqu’en 2019, est le fruit d’un travail concerté entre la direction de l’administration pénitentiaire, la direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle et le réseau de l’IAE. « L’implantation de structures d’insertion par l’activité économique avait été rendue possible par la loi pénitentiaire de 2009, mais les décrets n’étaient jamais sortis », explique Raphaëlle Benabent, responsable nationale des groupes d’économie solidaire chez Emmaüs. « Il a fallu construire le cadre juridique, les décrets, élaborer les outils. Ce qui supposait de régler certains points de tension. » À commencer par la question des contrats. « Le contrat de travail, c’est la base d’un parcours d’insertion. C’est essentiel en termes de reconnaissance et de mobilisation de la personne. C’est aussi ce qui permet une rémunération. C’est un premier pas dans le droit commun », pose-t-elle. Si l’importation d’un contrat de travail en détention était juridiquement impossible, les associations du réseau IAE avaient à cœur d’au moins pouvoir formaliser un lien direct avec la personne. « Dans les actes d’engagement, il y a toujours l’administration pénitentiaire entre le concessionnaire et la personne détenue. On a donc proposé qu’une charte d’engagement soit signée directement entre la structure d’IAE et la personne détenue. Au début, les membres de l’administration n’étaient pas très favorables. Ce n’est pas du tout dans leur culture que quelqu’un vienne nouer une relation directe avec la personne détenue. Mais au fil des échanges, on a réussi à obtenir ça. »

Donner du sens au travail

Autre sujet de négociation important : la rémunération. Le réseau de l’IAE demandait que les salaires soient fixés au minimum à 70 ou 75 % du SMIC. « Mais les directeurs d’établissement ont bloqué : ils disaient que proposer à nos salariés une rémunération supérieure au plancher légal de 45 % du SMIC était impossible, que ça allait mettre le bazar dans leur établissement », se rappelle Raphaëlle Benabent. De fait, les salaires diffèrent déjà d’un concessionnaire à l’autre à Oermingen : fait rare, certains travailleurs-détenus intervenant sur des postes qualifiés sont rémunérés 1000, voire 1500 € par mois, quand d’autres atteignent difficilement les 400 €. Des écarts de salaire qui créent des « bisbilles » entre détenus et causent « bien des soucis » aux encadrants, nous confie-t-on sur place. Emmaüs a donc fini par s’aligner sur le SMIC horaire pénitentiaire, un peu plus de quatre euros bruts de l’heure. « Nous considérions que le plus important était de mettre un pied dans la détention, de tenter d’y apporter des changements de culture, au-delà de la rémunération », justifie Raphaëlle Benabent.

Emmaüs défend dans son chantier d’Oermingen les valeurs propres à l’insertion par l’activité économique, une philosophie bien éloignée de celle qui domine dans les ateliers de production. « Ici, nous considérons les personnes détenues comme des salariés. Ils sont accompagnés, on leur apprend les gestes techniques. On s’adapte au rythme de chacun. On leur donne goût à cette matière du bois. Le travail a un vrai sens », explique Stefania Angioni. Des temps de pause conviviaux sont ménagés. Et, surtout, les salariés bénéficient d’entretiens individuels réguliers et confidentiels avec la conseillère sociale et professionnelle, dans un petit bureau mis à disposition par la direction de l’établissement, au sein de l’atelier. Un dispositif hors des normes pénitentiaires qui a d’abord suscité des critiques de certains personnels. « Quelques-uns ont eu du mal à se faire à l’idée qu’on offre autant de possibilités dans un atelier en milieu pénitentiaire. Mais c’est loin tout ça ! Aujourd’hui, on est vraiment acceptés ! », se réjouit Stefania Angioni. « Ce chantier ne pourrait de toutes façons pas fonctionner sans l’adhésion de la direction et des différents services », poursuit-elle. Ne serait-ce que pour le recrutement des salariés : en effet, les candidatures passent d’abord par la commission pluridisciplinaire unique (CPU). Cette commission – présidée par le chef d’établissement et réunissant membres du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) et membres de la détention – étudie les requêtes, et transmet celles qui auront été retenues à l’équipe d’Emmaüs, qui engage alors son propre processus de recrutement. La CPU se prononce à nouveau pour valider les candidatures sélectionnées par Emmaüs.

« Nos critères, c’est d’abord l’éloignement de l’emploi. Quelqu’un qui a un CAP de cuisinier ou de soudeur, par exemple, ne sera pas prioritaire. Ensuite, il faut que la personne soit en fin de peine : c’est un critère indispensable pour que tout cela ait du sens et qu’il y ait une continuité dans le suivi dedans et dehors », souligne Stefania. Or, il n’était « pas rare », au départ, que les candidatures transmises ne répondent pas à cet impératif. La conseillère s’est « battue » pour pouvoir assister à ces commissions et tenter de comprendre ce décalage. « Très rapidement, je me suis rendu compte que nous n’étions pas dans les critères attendus. Eux ont la lecture de la vie pénitentiaire. Leurs critères, c’est le passé pénal des personnes, le comportement hors cellule et dans l’établissement, l’historique des fautes disciplinaires. Il a fallu réajuster, et faire un gros boulot de pédagogie à leurs côtés pour faire comprendre le sens de notre accompagnement. » Elle cite l’exemple d’un homme qui avait été écarté pour des problèmes de comportement à l’atelier. « L’avis des responsables d’atelier était unanime : c’était non. Nous, nous avons proposé de donner sa chance à ce monsieur. Il travaillait très lentement, mais nous l’avons laissé aller à son rythme et il a eu obtenu un renouvellement de contrat. Il disait « être bien là ». » Une nouvelle peine, pour une ancienne affaire, a repoussé sa date de sortie. « C’est le genre de choses qu’il est difficile d’anticiper. Il faut faire avec », regrette Stefania. Aujourd’hui cet homme est toujours incarcéré à Oermingen.

« La prochaine fois, on parlera du futur »

C’est l’heure de la pause sur le chantier. Un rapide tour d’assemblée permet de prendre la mesure des problèmes rencontrés par les personnes accompagnées. Beaucoup sont issues de la communauté des gens du voyage et portent le poids de « l’étiquette ». « Avec mon nom de famille, je peux pas trouver de travail. C’est simple : j’ai 37 ans, j’ai jamais travaillé chez un patron », raconte Damien (1). Pierre a déjà travaillé en intérim, des courtes missions, trois ou quatre mois, jamais plus. Certains cumulent les allers-retours en prison. « Avec l’âge, va falloir qu’on arrête ça ! » L’un d’eux seulement a déjà travaillé le bois. Il a commencé un CAP menuisier sans être allé au bout. « Il se débrouille bien, commente Éric. Je l’encourage à se lancer dans une validation des acquis de l’expérience. » Même si la participation au chantier n’a pas de visée qualifiante, Éric met un point d’honneur à consacrer trois jours par mois à la formation, pour que les salariés acquièrent un certain nombre de savoirs techniques. Il a conçu un « Livret de compétences » afin de formaliser l’acquisition de savoir-faire et de permettre aux salariés de mesurer le chemin parcouru, en attente de validation par la direction de l’établissement. Tous ne se découvriront pas une vocation. Mais « au moins, on fait quelque chose de notre temps. Les journées passent plus vite », confie Pierre.

Sortir peut être un choc pour tout le monde. Si l’accompagnement s’arrêtait à la libération, le travail serait à moitié fait.

La pause terminée, Stefania Angioni propose à Gabriel de la suivre en entretien pour travailler à la rédaction de son curriculum vitae. « Rappelez-vous, votre premier travail, c’était quoi ? Remontez aussi loin que vous le pouvez… – Oh là là mais il va y avoir des trous, et puis c’était pas vraiment travailler…», s’inquiète Gabriel. La conseillère professionnelle le rassure. « Même si ce n’était pas pour un patron, vous avez eu des activités. Ça compte. » Gabriel se lance, hésitant, dans l’inventaire, égrainant petits boulots et activités pas toujours légales, rarement déclarées. L’homme n’est pas à l’aise avec l’écriture. Stylo à la main, Stefania note scrupuleusement les informations. Bardage, couvreur, zingueur, collecte et revente de meubles, de métaux… Et puis la prison, en 2009, 2010, 2011. À nouveau en 2013. Et ces 23 mois dont il voit bientôt le bout. « Six sursis révoqués à cause d’un rendez-vous raté avec le JAP », explique Gabriel. De courtes peines pour des petites affaires qui, lorsqu’elles tombent d’un coup, finissent par peser lourd. Le CV achevé, Stefania le questionne sur son travail sur le chantier. La conversation dévie inexorablement sur la vie en détention et ses problèmes. « La prochaine fois, on parlera du futur. De votre projet. Essayez de me dire ce que vous imaginez à court et moyen terme. Si vous voulez vous former par exemple, et à quoi ». « C’est ça le truc, à quoi ? » s’interroge Gabriel, avant de refermer la porte, songeur.

Entre dedans et dehors, « la marche est parfois trop haute »

« La sortie, c’est un moment difficile. Les plus gros problèmes socio-professionnels, la personne les rencontre à l’extérieur. Sortir peut être un autre choc, parce qu’on a perdu le sens de tout ce qui rythme une vie quotidienne libre. Si l’accompagnement s’arrêtait là, le travail serait incomplet, voire quelquefois inutile », explique Stefania Angioni. Une analyse partagée par l’un des salariés. « Dedans on est soutenus, mais dehors ? Y’a personne. Ça va très vite. Dès que vous sortez de chez vous, y’a des choses à faire, des gens pour vous proposer des coups. Alors un petit accompagnement, c’est pas de refus. » Pour d’autres, l’absence d’hébergement est le plus gros problème. C’est d’ailleurs le volet le plus difficile à travailler, estime la conseillère. Elle travaille à renforcer le partenariat avec le SPIP. « J’ai proposé des réunions régulières, pour rassembler nos compétences et nos approches pour un accompagnement plus complet et définir qui fait quoi. » La direction du SPIP n’a pas encore donné suite. En attendant, deux mois avant la sortie, elle commence à prendre les contacts et à « remuer ciel et terre pour que ce soit résolu à la date de libération ». Sur le travail en revanche, la conseillère peut s’appuyer sur le réseau local constitué à l’extérieur. À commencer par les structures Emmaüs : deux anciens salariés du chantier d’Oermingen ont ainsi été embauchés en contrat d’insertion par Emmaüs Mundo, à Mundolsheim, à leur sortie.

Mais entre l’intérieur et l’extérieur, la marche reste parfois trop haute, en dépit du suivi. « La première personne que l’on a embauchée est arrivée en retard le premier jour. Le deuxième jour, elle était encore plus en retard. Le troisième, elle n’est pas venue. Je l’ai appelée pour essayer de comprendre. Cette personne m’a dit : « Tout est difficile pour moi depuis que je suis sorti. En prison, c’étaient les passages des surveillants qui nous indiquaient l’heure du réveil. » C’est dire jusqu’où peut mener le désœuvrement et la perte de repères… Donc, pour exemple, un réveil qui sonne n’était pas, pour lui, synonyme de lever. Prendre le bus tout seul… Faire un trajet à pied… Retrouver le sens de l’orientation… Tout cela était impossible. Une perte d’autonomie quasi-totale. Je pense que, pour cette personne, nous sommes allés trop vite : un autre mode de préparation à la mise en emploi, plus adapté, était sans doute nécessaire. Des sas, il en faut partout. Cette personne n’avait pas obtenu d’aménagement de peine. La semi-liberté ou un placement extérieur auraient permis de passer doucement à un rythme autre que celui imposé par l’enfermement », analyse la conseillère.

Une analyse partagée à tous les échelons d’Emmaüs. L’association dit réfléchir à la création, dans les environs, d’une structure de placement extérieur sur le modèle de la ferme de Moyembrie (2). « D’ici là, des solutions plus accessibles pourraient être trouvées, par exemple en nouant des partenariats entre nos chantiers d’insertion et des lieux d’hébergement qui pourraient accueillir des personnes en placement extérieur », avance Raphaëlle Benabent. Un projet qui pourrait être malheureusement compromis par les coupes budgétaires votées récemment par le parlement, qui frappent de plein fouet les structures de prise en charge en milieu ouvert.

Par Laure Anelli


L’insertion par l’activité économique (IAE), c’est quoi ?

L’insertion par l’activité économique (IAE) est une forme d’accompagnement par le travail s’adressant à des personnes très éloignées de l’emploi, afin de faciliter leur insertion sociale et professionnelle. On distingue quatre types de structures d’insertion par l’activité économique : les entreprises d’insertion (EI), les entreprises de travail temporaire d’insertion (ETTI), les ateliers et chantiers d’insertion (ACI) et les associations intermédiaires (AI). Certaines font de la mise à disposition de personnels, d’autres, comme les chantiers d’insertion, de la production de biens et de services. Ces derniers sont destinés aux personnes les plus éloignées de l’emploi. À la différence des entreprises d’insertion, ils sont sur le secteur non concurrentiel. Ils fonctionnent avec des CDDI, contrats à durée déterminée d’insertion, qui durent théoriquement jusqu’à 24 mois maximum, sauf dérogation. Durant cette période, la personne s’engage dans un parcours d’insertion, acquière des savoir-faire et savoir-vivre professionnels et bénéficie d’un accompagnement socio-professionnel afin d’être à même de travailler dans le droit commun.


(1) Les prénoms des travailleurs détenus ont été modifiés.
(2) « Placement extérieur à la ferme de Moyembrie : la réinsertion est dans le pré », Dedans-Dehors, n°81, octobre 2013.