Partout, la prévention du suicide est reconnue comme un enjeu de santé publique, placé sous le pilotage du ministère de la Santé. Partout ? Sauf en prison, où la Santé doit composer avec la Pénitentiaire. Si bien que l’approche sanitaire peine à s’imposer, dans cet univers plombé par ses logiques disciplinaires.
En 1994, la prise en charge sanitaire des détenus a été retirée au ministère de la Justice pour être confiée à la Santé. Mais le transfert n’a pas été total : officiellement, la prévention du suicide fait l’objet d’un copilotage entre les services des deux ministères. En pratique, il semble que l’administration pénitentiaire (AP) en tienne fermement les rênes et que la Santé ne parvienne pas à s’imposer. Il suffit de regarder la composition du Comité national de pilotage pour la prévention du suicide en milieu carcéral pour s’en rendre compte : entourées en grande majorité de membres de la pénitentiaire ou des autres directions judiciaires, les deux représentantes du ministère de la Santé font figure d’exception, et semblent en être réduites à devoir faire acte de présence. « Le copil est une vieille instance, très centralisée dans les mains de l’AP, très verticale. Les professionnels de la santé s’en sont progressivement désengagés », confirme un observateur.
Nombre d’acteurs et de rapports déplorent le manque d’implication des personnels de santé dans la mise en œuvre de la politique de prévention du suicide. « C’est aux gens qui savent faire de la prévention de la faire », estime une intervenante spécialisée sur le sujet, en s’indignant de l’absence des personnels de santé aux commissions pluridisciplinaires prévention du suicide de l’établissement où elle intervient. L’un de ces médecins abstentionnistes répond : « Je ne participe pas aux commissions suicide parce qu’en tant que professionnel lié par le secret médical, on est un peu piégé si on y va. » En commission, les médecins se retrouvent parfois face à un impossible dilemme : « Rester silencieux lorsque sont tenus des propos hostiles à son patient, ou tenter à l’encontre des obligations juridiques liées au secret professionnel, d’expliquer médicalement l’attitude de l’intéressé. »(1) Sans compter que l’enjeu principal, ici, consiste à décider de la mise en place de mesures qui entrent en contradiction profonde avec la logique de soin. « Quand on demande au médecin (…) si Y est ou non suicidaire et s’il faut le mettre en “surveillance particulière” (entendre : le réveiller toutes les heures ou toutes les deux heures pour être sûr qu’il est vivant), le mettre en “CProU” (entendre “cellule de protection d’urgence”, lisse, sans TV, sans rien) avec un “kit anti-suicide” (entendre un pyjama en papier et une couverture ignifugée), comment répondre ? »(2), interrogeait ainsi le docteur Anne Lécu dans un article de 2013. Médecins et psychiatres dénoncent régulièrement l’instrumentalisation dont ils estiment faire l’objet, notamment lors d’un placement au quartier disciplinaire (QD) : si la décision d’y placer un détenu est prise par la pénitentiaire, elle compte bien souvent sur le médecin pour lever la sanction lorsqu’elle craint un risque de passage à l’acte. « Ce n’est plus de la médecine, c’est de la gestion pénitentiaire. L’AP sait que c’est un lieu à risque. Elle devrait plutôt éviter ce genre de pratiques », estime un soignant. De fait, de nombreuses situations de souffrance sont renforcées – voire, dans certains cas, créées – par l’enfermement même, les rapports avec les autres détenus ou avec l’administration. « Le suicide en prison est un problème systémique. Les réponses de l’AP ne répondent pas à la question posée par le suicide : les gens qui se suicident le font car ils se sentent sans issue et abandonnés à leur sort. »
Un groupe de travail parallèle au comité de pilotage a vu le jour, en 2018. Une entité mixte, preuve de la volonté des deux ministères de renouer le dialogue. L’occasion pour la Santé de tenter de peser dans la définition de nouvelles orientations. En milieu libre, le ministère de la Santé a testé et approuvé un dispositif de prévention de la récidive suicidaire baptisé « Vigilance » qui mise sur le maintien du lien après une tentative de suicide. Concrètement, il s’agit de proposer à la personne une écoute et une prise en charge et de lui rappeler cette possibilité à intervalles choisis, par le biais d’appels, SMS ou même de cartes postales. Un dispositif testé dans les Hauts-de-France que la ministre de la Santé souhaiterait dupliquer à raison d’un par région d’ici 2020. Et que certains voudraient adapter au milieu carcéral. Ils devront toutefois contourner une difficulté de taille : les téléphones portables sont interdits en prison.
Par Laure Anelli
(1) « La santé en prison, vingt ans après la loi », tribune collective parue dans Libération, 13 mars 2014.
(2) Anne Lécu, « La prison, un lieu de soin ? », Revue PSN, 2013/1.