Minoritaires en prison, les femmes détenues sont les grandes oubliées du système pénitentiaire. Décryptages, enquêtes, témoignages : nous leur consacrons un numéro entier de notre revue.
Les femmes sont marginales et marginalisées en prison. Avec un effectif de 2485 au 1er octobre 2019, elles ne représentent que 3,5 % de la population détenue.
D’elles, on sait peu de choses : effet tant de leur position minoritaire que du désintérêt des pouvoirs publics pour la question, la variable de genre est très rarement appliquée aux statistiques pénitentiaires. Sollicitée dans le cadre de notre enquête, la Direction de l’administration pénitentiaire a accepté de produire des données suivant le genre des personnes détenues. Ainsi apprend-on qu’au 1er janvier 2019, près de 30 % des femmes détenues sont étrangères(1), et qu’au moins 13 % d’entre elles sont illettrées ou n’ont pas dépassé le niveau primaire(2). Avec un âge médian de 35 ans, elles sont globalement plus âgées que leurs homologues masculins(3), mais aussi proportionnellement plus nombreuses en détention provisoire (39 % contre 28 % chez les hommes).
Contrairement à une idée reçue, les très courtes peines sont très représentées en prison pour femmes, et même davantage que chez les hommes : 12,6 % d’entre elles exécutent des peines de moins de six mois, et près de 50 % une peine de moins deux ans, contre respectivement 9,6 % et 45 % des hommes. « En fait, pour les deux tiers, les femmes sont détenues en maison d’arrêt et leur profil pénal est relativement semblable à celui des hommes. On retrouve une majorité de condamnations pour des faits de petite délinquance », commente la sociologue Corinne Rostaing, spécialiste du genre en milieu carcéral. Premier motif d’emprisonnement, les atteintes à la législation sur les stupéfiants concernent 24,6 % des condamnées(4), loin devant les vols (15,5 %) et les violences (11,4 %). Parmi ces détenues, nombreuses sont les « mules », ces femmes originaires de Guyane ou d’ailleurs en Amérique du sud qui, vivant dans une très grande précarité, ont été contraintes à transporter de la drogue, le plus souvent en l’échange d’une rémunération financière. Au-delà de cette catégorie particulière, les classes les plus défavorisées sont – de la même façon qu’en détention homme – largement surreprésentées en prison de femmes, observent les sociologues Coline Cardi et Natacha Chetcuti-Osorovitz.
« La différence majeure, s’agissant des motifs de condamnation, se trouve au niveau des viols et agressions sexuelles, qui ne concernent que peu de femmes », note Corinne Rostaing. Ou plutôt, qui concernent surtout des hommes : 46 femmes étaient incarcérées pour cette raison au 1er janvier 2019, contre 5 375 hommes (soit respectivement 3 % et 11 % des détenu·e·s). À l’inverse, les femmes condamnées pour homicide et atteinte volontaire ayant entraîné la mort – bien que, là encore, numériquement moins nombreuses que les hommes (333 femmes pour 4 656 hommes) – sont proportionnellement beaucoup plus représentées en détention : 21,5 % des condamnées, contre 9,6 % chez les hommes. On dit souvent qu’une large part est emprisonnée pour une longue peine ; c’est chose vraie, puisque 19,6 % des condamnées exécutent une peine de plus de dix ans, contre 16,8 % des hommes. Parmi les plus longues peines, les femmes ayant porté atteinte à leur enfant – extrêmement minoritaires, souligne Corinne Rostaing – sont sans doute celles qui le plus « cristallisent la rigueur des tribunaux »(5). « Les femmes qui ont tué leur mari sont aussi souvent très lourdement condamnées. Elles écopent en général de quinze à vingt ans de réclusion criminelle – contrairement aux hommes qui, lorsqu’ils tuent leur femme, sont souvent condamnés à sept ans de prison seulement. Cela s’explique par le fait que les femmes ont généralement peur de leur mari. En conséquence, elles préméditent plus souvent leur acte, et le paient au niveau pénal », analyse Corinne Rostaing.
Des vies marquées par la violence
« La vie des femmes détenues a très souvent été chaotique, émaillée de ruptures, de sévices, de violences… Je ne dis pas que ce ne sont que des victimes, mais elles ont toutes été – à un moment donné de leur parcours – des victimes. Ça, je peux l’affirmer aussi clairement que ça », assène une psychologue en maison d’arrêt pour femmes. Selon l’enquête ENVEFF(6), le taux de femmes détenues ayant vécu des violences conjugales avoisine les 100 % (contre 9 % en population générale)(7). Pour la sociologue Myriam Joël, au-delà des coups et des viols, c’est bien souvent une violence multiforme que subissent ces femmes : « Insultes, brimades, humiliations, restrictions vestimentaires, séquestration, isolement, interdiction de rentrer en contact avec d’autres hommes ou encore harcèlement pour faire cesser l’activité professionnelle »(8)… Cette expérience de la violence dépasse le cadre conjugal. Elle est d’abord fréquemment enracinée dans l’enfance où, non circonscrite au couple parental ou aux relations entre le père ou beau-père et les enfants, elle caractérise généralement l’ensemble des relations familiales, précise Myriam Joël, rappelant que les mères sont les principales auteures de violences exercées sur les enfants. Certaines ont aussi pu connaître, en dehors du couple ou de la famille, une agression ou une situation d’exploitation sexuelle. Aussi, « quels que soient leur âge, leur culture, leur religion ou leur milieu social, les vies des femmes détenues sont presque toujours marquées par la brutalité de leur rapports sociaux de sexe », confirme Myriam Joël.
Selon l’enquête ENVEFF, le taux de femmes détenues ayant vécu des violences conjugales avoisine les 100 %.
Pour autant, on aurait tort de les figer dans une posture victimaire : pour la plupart, « les détenues ont développé au cours de leur vie une “culture de la résistance” ». En outre, les processus de domination ne sont pas univoques, souligne la sociologue : « Le statut de victime n’exclut pas le recours à la violence. » La « question du corps violenté des femmes » reste malgré tout très présente en prison, observe Corinne Rostaing. Et sert en grande partie de justification au principe de séparation des détenu·e·s en fonction du sexe(9).
« Relégation dans la relégation »
La prison est en effet l’une « des rares institutions publiques monosexuées » de France, relève la sociologue. Généralisée en 1885, la non-mixité devait permettre d’éviter la promiscuité entre les sexes, et avec, « les viols ou les grossesses »(10). De nos jours, seulement deux établissements sont entièrement réservés aux femmes (le centre pénitentiaire de Rennes et la maison d’arrêt de Versailles), si bien que la plupart d’entre elles sont en réalité détenues dans des “quartiers femmes” au sein de prisons majoritairement peuplées d’hommes, où elles subissent une forme de « relégation dans la relégation »(11). Les contacts avec le sexe opposé étant proscrits, les femmes ne peuvent être surveillées que par d’autres femmes, et sont claquemurées dans des bâtiments séparés, souvent excentrés, qui constituent autant d’« enclaves dans la maison des hommes », pour reprendre l’expression de Myriam Joël. Avec pour principal effet – hommes et femmes ne pouvant même pas se croiser – de limiter leur accès au travail, à la formation, aux activités sportives et socioculturelles, ainsi qu’au soin. Une non-mixité que l’administration tend cependant à assouplir, en témoignent les trop rares expérimentations d’activités en mixité menées.
Un contrôle moral étroit
Autre caractéristique de l’enfermement au féminin : des contraintes sécuritaires d’un niveau parfois moindre qu’en détention homme. Ainsi, les fenêtres des cellules de la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis étaient-elles, jusqu’à tout récemment, dépourvues de barreaux(12). « Parce qu’on considère que les femmes ne sont pas dangereuses, qu’elles se rebellent moins, participent moins souvent à des émeutes et, surtout, qu’elles s’évadent moins », explique Corinne Rostaing – des représentations que l’arrivée en détention de jeunes femmes mises en cause pour des infractions à caractère terroriste, jugées dangereuses, viennent cependant bousculer. Quoiqu’il en soit, le contrôle exercé à l’égard des femmes détenues n’en est pas moins étroit. Au contraire même : « Il s’exerce autrement et sans doute de façon plus active » en prison de femmes, observe la sociologue Coline Cardi. « Les femmes subissent un contrôle moral plus fort que les hommes, complète Corinne Rostaing. Les petits écarts de comportement sont davantage sanctionnés que chez les hommes. Elles sont encouragées à travailler sur le vocabulaire qu’elles utilisent, leur présentation de soi. On stigmatise les garçonnes mais aussi celles qui affichent une féminité trop ostentatoire, trop “aguicheuse”. » Dans le très beau documentaire de Sandrine Lanno, une femme détenue témoigne : « La première fois que l’on est allées en activité mixte, le grand chef nous a parlé, à nous les femmes. Il a dit, comme un père : “Je vous demande de vous comporter…” Je suis sûre qu’il n’a rien dit aux hommes. Et nous, les femmes, on avale ça. Et on se regarde entre nous, on se surveille. On se dit “comment elle est habillée celle-là !”. Finalement, le message passe. Les femmes doivent rester discrètes, n’ont pas de besoins physiques – affectifs oui, mais physiques, non. »(13)
Alors qu’à l’extérieur, elles se définissent plus que les hommes par leur rôle dans les relations sociales et familiales, la prison, pour elles plus que pour les hommes, annihile tout.
Cette entreprise de moralisation des femmes détenues n’est pas nouvelle. Longtemps, les prisonnières ont été gardées par des religieuses, appelées par l’État à venir pallier des difficultés de recrutement. Elles étaient ainsi présentes dans plus de trente-cinq établissements dans la seconde moitié du XXe siècle, rapporte Corinne Rostaing. « Pendant que des instituteurs laïques étaient nommés en 1840 dans les maisons centrales masculines, ce sont les religieuses qui dispensaient l’instruction, insistant sur la conversion morale plutôt que sur la formation éducative et professionnelle. »(14) Aussi, à une époque où, plus encore qu’aujourd’hui, la femme était « le pivot de la famille et le garant de la moralité de l’homme et de l’enfant », c’est à leur rôle d’épouse et de mère que l’institution entendait les conformer. De nos jours, les religieuses ne sont plus présentes que dans quelques prisons – comme à Rennes ou Fleury-Mérogis. Mais la sacralisation de la maternité, elle, perdure.
« Dans les quartiers femmes, les pratiques reproduisent les rôles traditionnels féminins par l’octroi d’une place prépondérante à la maternité et au domestique »(15), observe Corinne Rostaing. « Le fait de pouvoir vivre sa maternité en prison [jusqu’au dix-huit mois de l’enfant] est d’ailleurs une exception propre aux femmes. Un homme pourrait être veuf et père de jeunes enfants, avoir adopté seul un enfant, il ne bénéficierait pas de cette opportunité », souligne la sociologue. Aussi, les mères en prison jouissent-elles d’un statut privilégié au sein de la détention, qui n’est toutefois pas sans ambiguïté : si les détenues de la nurserie bénéficient, au nom de l’intérêt de l’enfant, de conditions de détention avantageuses, elles y subissent un contrôle encore plus étroit que les détenues « ordinaires ». L’assignation à la maternité, omniprésente en prison, l’est aussi au-delà : au moment de décider de l’octroi d’un aménagement de peine, « on accorde plus d’importance aux éléments familiaux pour les femmes que pour les hommes. On a souvent vis-à-vis d’elles des attentes plus traditionnelles », reconnaît un juge de l’application des peines.
Pour les femmes elles-mêmes, leur rôle de mère revêt une importance capitale. « Les femmes incarcérées sont en général en grand déficit d’estime d’elles-mêmes, pour des raisons qui vont au-delà de leur passage à l’acte. La maternité, c’est souvent ce qu’elles ont réussi, donc elles le valorisent. C’est par ce rôle qu’elles se définissent en premier lieu », constate une psychologue intervenant en milieu pénitentiaire. Pourtant, les liens maternels – et avec, les liens conjugaux, familiaux et amicaux – sont considérablement éprouvés par l’incarcération. Parfois jusqu’à la rupture.
Ruptures et isolement
« Je n’ai ni courrier, ni téléphone, ni parloir », écrit à l’OIP une femme de 47 ans détenue à Rennes. Finalement, c’est sans doute cela qui définit le plus communément l’expérience des femmes incarcérées : l’isolement. Alors que peu de créneaux de parloir sont réservés aux femmes détenues et à leurs proches, « beaucoup restent vides », déplore le directeur de la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis. Un constat unanimement partagé dans les établissements pour femmes. Parce que, la répartition géographique des prisons pour peine n’étant pas homogène, les femmes sont souvent détenues à des distances qui dissuadent leurs proches de venir, ou les épuise. Parce qu’elles sont aussi plus souvent quittées que les hommes. « À la différence des épouses, qui maintiennent longuement les liens avec leur mari détenu, les hommes qui restent avec leur femme incarcérée sont très rares. Soit parce qu’ils sont eux-mêmes incarcérés, soit parce qu’ils préfèrent rompre », constate Corinne Rostaing. Pour les femmes plus encore que pour les hommes, l’étiquette apposée par le passage en prison est infâmante. « En tant que femmes, elles sont censées être les garantes de l’ordre moral, poursuit la sociologue. Les détenues subissent donc en quelque sorte une double stigmatisation : non seulement elles ont enfreint la loi, mais elles ont aussi transgressé les normes liées à leur sexe. Le sentiment de honte est plus fort chez les femmes et leurs proches leur tournent plus souvent le dos. » Il est peut-être bien là, le drame des femmes détenues : alors qu’à l’extérieur, elles se définissent plus que les hommes par leur rôle dans les relations sociales et familiales, la prison, pour elles plus que pour les hommes, annihile tout.
Par Laure Anelli
1) Contre 23 % chez les hommes.
(2) Contre 10 % des hommes.
(3) L’âge médian chez les hommes est de 32 ans. Alors que 43 % des hommes ont moins de trente ans, les femmes ne sont que 34 %.
(4) 18,2 % chez les hommes. En détention hommes, ce sont les vols qui figurent en tête des condamnations, avec 22,2 %. 14,2 % des détenus ont été condamnés pour des violences.
(5) Michèle Perrot, “Présentation”, in Femmes et justice pénale (XIX-XXe siècle), Presses universitaires de Rennes, 2002.
(6) Les violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, dite enquête ENVEFF, datée de 2003.
(7) Un résultat sans doute à nuancer : dans la mesure où l’enquête a été menée auprès de 6970 femmes, les femmes détenues interrogées représentent un échantillon extrêmement réduit.
(8) Myriam Joël, La Sexualité en prison de femmes, Presses de Sciences po, 2017. Toutes ses citations sont extraites de cet ouvrage.
(9) Article D248 du Code de procédure pénale : “Les hommes et les femmes sont incarcérés dans des établissements distincts. Lorsque néanmoins des quartiers séparés doivent être aménagés dans le même établissement pour recevoir respectivement des hommes et des femmes, toutes dispositions doivent être prises pour qu’il ne puisse y avoir aucune communication entre les uns et les autres.”
(10) Corinne Rostaing, « La non-mixité des établissements pénitentiaires et ses effets sur les conceptions de genre : une approche sociologique », Le Genre enfermé. Hommes et femmes en milieu clos (XIII-XXe siècle), 2017.
(11) Myriam Joël, op. cit.
(12) L’administration pénitentiaire a néanmoins décidé d’y “remédier” et installé des barreaux aux fenêtres d’une première trentaine de cellules.
(13) Extrait de Cinq Femmes, de Sandrine Lanno, 2019.
(14) Corinne Rostaing, “La non-mixité des établissements pénitentiaires”, op. cit.
(15) Ibid.