L’augmentation du nombre de personnes incarcérées pour des affaires en lien avec le terrorisme et les risques de radicalisation des détenus de droit commun ont, ces dernières années, mis les prisons sous pression. Mais face à des injonctions contradictoires, l’administration pénitentiaire peine à donner un sens à leur prise en charge. Bien souvent, la sécurité l’emporte sur l’accompagnement, et l’objectif de neutralisation sur celui de réhabilitation.
La vague d’attentats qu’a connu la France en 2015, dont le souvenir est actuellement ravivé par le procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, a profondément marqué le pays. Elle a aussi bouleversé l’institution pénitentiaire et, au-delà, la justice. La politique pénale a, depuis ces événements, connu un « durcissement considérable »(1), comme le reconnaissait en 2016 François Molins, alors procureur de Paris. Et la lutte contre le terrorisme est devenue un « contentieux de masse ». La détention provisoire est désormais, pour les personnes mises en cause dans ce type d’affaires, quasi systématique (2). Des infractions qui étaient auparavant considérées comme des délits ont été criminalisées. Ainsi, ceux partis rejoindre une organisation terroriste en Irak ou en Syrie à partir de janvier 2015 ne risquent-ils plus dix, mais vingt ans de prison, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire – ou ne pas faire – sur place. Au-delà de ces situations, « une nouvelle pratique qui consiste à prononcer de lourdes peines pour des actes relativement mineurs, qui nécessitent peu de preuves et sont difficiles à défendre »(3) s’est répandue dans les tribunaux spécialisés, notent les auteurs d’un rapport sur la justice anti-terroriste.
En prison, les personnes détenues pour des faits en lien avec le terrorisme islamiste se comptent désormais par centaines : elles étaient 503 au 1er septembre 2020, contre 172 en février 2015(4). S’y ajoutent les personnes détenues pour des faits de droit commun mais repérées pour leur risque de « radicalisation ». Désignées par l’administration pénitentiaire sous le signe de « DCSR », pour « droit commun susceptible de radicalisation », elles étaient 525 au 1er septembre. Au total, ce sont donc 1028 personnes, prévenues ou condamnées, qui sont actuellement prises en charge en prison au titre de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation.
Une grande hétérogénéité de profils
Mais derrière ce chiffre se cachent des réalités extrêmement variées. Près de la moitié sont poursuivis ou condamnés pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste (AMT), une incrimination extrêmement large qui s’applique à une grande diversité de comportements. Ainsi, au côté d’auteurs reconnus ou présumés d’attentat se retrouvent ceux qui, de près ou de loin, ont été impliqués dans un projet terroriste dont ils ignoraient parfois tout ; ceux qui ont consulté les mauvais sites internet et échangé avec la mauvaise personne ; ceux qui sont partis en Irak ou en Syrie, ou ont tenté de s’y rendre sans y parvenir ; celles et ceux qui ont aidé un départ, tenté de faciliter un retour ou passé un message – la liste n’est pas exhaustive. Certains sont partisans d’un islam radical mais sont non-violents, d’autres sont violents mais ignorent tout de cette religion. Certains baignaient déjà dans la délinquance ou le grand banditisme, d’autres y étaient totalement étrangers. Tous ont en commun qu’ils se retrouvent affublés en détention de l’étiquette « TIS » pour « terroriste islamique », quels que soient leur parcours et leur profil. « Moi ce qui me choque le plus, c’est le traitement systématique, relève un avocat. Un de mes clients, par exemple, a 79 ans. On le suspecte d’avoir vendu une arme, un revolver de 1890, qui a servi dans un attentat qui a eu lieu l’année dernière. C’est juste impossible pour lui, au moment où il vend cette arme, de penser qu’elle va servir à un attentat. Et voilà, il se retrouve dans une affaire qui le dépasse. Il ne fait aucun doute qu’il n’est pas islamiste, le type est catholique pratiquant… »
Désormais, la dangerosité compte plus que la culpabilité légalement établie, le risque plus que l’acte commis, la prévention plus que la répression.
L’AMT a cette autre particularité qu’elle permet de sanctionner la préparation d’actes terroristes avant même leur réalisation. « Désormais, la dangerosité compte plus que la culpabilité légalement établie, le risque plus que l’acte commis, la prévention plus que la répression. Il s’agit de punir avant que le crime ne soit commis », écrivent les auteurs du rapport sur la justice antiterroriste. C’est cette même logique qui prévaut pour les DCSR : incarcérés pour une infraction sans lien avec le terrorisme, ils sont repérés en détention pour leur affiliation « potentielle » à une idéologie radicale et soumis sur cette base à un traitement différencié, alors même qu’ils ignorent parfois avoir été classés dans cette catégorie.
Évaluer la « radicalisation », l’autre nom de la dangerosité
C’est autour de cette logique prédictive que s’est construite la politique de gestion de la radicalisation de l’administration pénitentiaire avec, au coeur de son dispositif, l’évaluation de la dangerosité. Ainsi, qu’ils soient prévenus ou condamnés, dès lors qu’ils sont incarcérés pour des faits en lien avec le terrorisme islamiste ou repérés comme « susceptibles de radicalisation », les détenus seront tous soumis à une évaluation pluridisciplinaire, avec pour objectif de mesurer leur degré d’imprégnation religieuse et leur potentielle dangerosité. En théorie, cette évaluation doit permettre d’orienter la suite de leur parcours en détention : les moins dangereux iront en détention ordinaire, les plus violents et prosélytes à l’isolement et ceux considérés comme radicalisés mais accessibles à une prise en charge dans des quartiers de prise en charge de la radicalisation, en vue de leur désengagement (lire page 30). Mais au-delà même du régime de détention, ces évaluations jouent un rôle fondamental dans le devenir pénal des personnes concernées : que ce soit dans le cadre de leur futur procès pour les prévenus ou d’éventuels aménagements de peine pour les condamnés, elles sont transmises aux juges et servent en pratique d’aide à la décision judiciaire (lire page 25). Ce qui n’est pas sans poser de problème : dans cette justice prédictive, « les logiques de renseignement et de suspicion l’emport[e]nt sur les logiques et les exigences judiciaires (présomption d’innocence, administration de la preuve, garanties procédurales…) », notent Antoine Garapon et Michel Rosenfeld(5). Et toute défense devient impossible puisque les éléments à charge ne concernent pas des faits commis, mais qui sont susceptibles de l’être. Une appréciation subjective qui repose sur des informations recueillies dans des conditions opaques, auxquelles les détenus ou leurs avocats n’ont pas toujours accès.
En outre, si les évaluations sont censées permettre d’individualiser la prise en charge, c’est sur le terrain loin d’être le cas. D’abord parce que les affectations en sortie de quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) ne sont pas toujours conformes aux conclusions de l’évaluation (lire page 25). Et, quand elles le sont, la prise en charge n’est pas forcément au rendez-vous. Pour ceux qui sont à l’isolement, l’abandon est total. « Mon client est à l’isolement depuis trois ans. Il n’a aucun stimulus alors qu’il était volontaire pour suivre des formations et des cours. Il a juste accès à la salle de muscu : le bilan qu’on peut tirer de ces trois ans, c’est qu’il est plus musclé maintenant que quand il m’a désigné », ironise un avocat. Qui précise que, malgré ses demandes, son client ne bénéficie d’aucun suivi psychologique. Dans les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR), la pratique semble extrêmement disparate d’un établissement à l’autre : si certains proposent un programme d’activités variées, d’autres sont à la dérive (lire page 36). Ils semblent surtout avoir pour objectif de continuer à surveiller, observer et évaluer leurs pensionnaires. Quant aux programmes de prise en charge de la radicalisation violente (PPRV) mis en place en détention ordinaire, ils « peinent à atteindre leur public », relève le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) dans un rapport sur la prise en charge pénitentiaire des personnes « radicalisées »(6). Les personnes suivies au titre de la lutte contre la radicalisation ont en revanche toutes en commun d’être soumises à un traitement ultrasécuritaire. « Qu’elles soient incarcérées en détention ordinaire ou dans des quartiers spécifiques, qu’elles soient poursuivies ou condamnées pour des faits en lien avec une entreprise terroriste ou qu’il s’agisse de personnes détenues de droit commun repérées comme radicalisées, ces personnes subissent des conditions de détention qui dérogent au régime de droit commun », relève le CGLPL.
De la différenciation… à la discrimination
À l’isolement, les mesures de sécurité sont omniprésentes (lire page 38). Mais c’est également le cas dans les quartiers spécifiques, dont les conditions s’apparentent à « un isolement qui ne dit pas son nom », relève le CGLPL. Ainsi, les locaux sont « spécifiquement aménagés pour garantir des conditions de sécurité renforcées », précise la circulaire qui encadre ces quartiers : les portes sont équipées de passe-menottes, les fenêtres de caillebotis, le mobiliser est fixé au sol… Les interactions entre détenus et avec l’extérieur y sont limitées. Pour chaque mouvement, les personnes détenues sont escortées par plusieurs surveillants. À l’issue de chaque parloir, elles sont fouillées à nu.
Mais les contraintes sécuritaires et restrictions sont également nombreuses pour les personnes incarcérées en détention ordinaire. Ainsi, le CGLPL note qu’« au centre pénitentiaire de Beauvais, les personnes écrouées pour des faits de terrorisme ou “identifiées pour leur radicalisation”, ne peuvent bénéficier du droit à la liberté de circulation instaurée dans l’établissement ». Ou encore qu’au centre pénitentiaire de Toulouse-Seysses, « la radicalisation présumée est un critère justifiant la réalisation de fouilles intégrales systématiques à l’issue des parloirs ». Pour tous, la surveillance et le contrôle sont accrus, l’accès aux activités limité. « Dans les faits, aucun de mes clients TIS n’a de travail, s’indigne une avocate. L’un d’entre eux a été informé officiellement que c’était du fait de son statut particulier. Aux autres, on l’a dit en off : “Vous êtes TIS, donc vous ne bossez pas, ce n’est pas possible.” » Une autre avocate parle de « refus systématique » opposé aux demandes d’activités, qui mettrait ses clients face à l’impossibilité de construire un projet.
Le plus souvent, ce traitement différencié s’accompagne, pour les personnes concernées, de leur mise à l’écart du reste de la détention. « Le personnel recommande aux autres détenus de ne pas me fréquenter », rapporte ainsi un détenu. Il est en effet courant que le motif d’écrou des personnes incarcérées dans une affaire de terrorisme soit dévoilé au sein de la détention. Il arrive même qu’il soit matériellement signalé par une étiquette apposée sur la porte de leur cellule(7). Dans un courrier adressé à l’OIP, une personne raconte qu’avec cette « belle étiquette rouge » sur sa porte, « les autres détenus sont au courant des raisons de [s]on incarcération ». Conséquence : « Ces mesures particulières ont amené certains à me stigmatiser, m’ignorer. » Car cette marque infâmante crée un effet repoussoir. « Ils ont peur de me côtoyer de peur d’être fichés S », rapporte une autre personne à l’OIP. « Quand ils sont en détention ordinaire, il y a une discrimination qui se fait entre les détenus, abonde un avocat. Les droits communs savent que tous les projecteurs de la prison sont braqués sur les TIS, donc ils les fuient. » Un détenu témoigne : « Le plus difficile à vivre dans ma détention : la catégorisation, la discrimination, l’humiliation ». Et conclut : « La prise en charge en QER vise à vous faire comprendre que vous n’êtes pas comme les autres. Cela fonctionne, vous comprenez effectivement qu’il y a les autres, et vous. » Ces logiques de stigmatisation contribuent bien souvent à cimenter le rejet des institutions chez les personnes détenues. Ainsi, des chercheurs ayant observé le fonctionnement des quartiers d’évaluation de la radicalisation ontils pu constater « le renforcement de la radicalisation de certains détenus par une consolidation institutionnelle du stigmate »(8).
Objectif : neutralisation
Au sentiment de discrimination s’ajoute celui d’abandon. Les placements à l’isolement ou en quartiers de prise en charge de la radicalisation, censés être provisoires, sont souvent renouvelés indéfiniment, n’offrant qu’une perspective limitée de retour en détention « normale ». L’absence d’activité, les difficultés d’accès au travail ou à une formation entravent plus généralement toute préparation à la sortie. Les refus systématiquement opposés aux demandes d’aménagement de peine (lire page 42) empêchent de se projeter sur une libération anticipée et accompagnée. Au contraire même, il n’est pas rare que le temps d’incarcération soit prolongé par la multiplication des peines internes. Car pour les personnes détenues pour des affaires en lien avec le terrorisme ou suspectées de radicalisation, le nonrespect des règles en détention sera lourdement sanctionné. Une avocate raconte ainsi qu’un de ses clients a été poursuivi pour la détention d’un MP3 alors qu’il était à une semaine de sa libération. « Le parquet a requis trois mois ferme. C’est de l’acharnement, on ne veut pas qu’ils sortent », s’indigne-t-elle. Elle précise : « Il faut savoir qu’un détenu peut avoir dans sa vie carcérale plusieurs portables et se faire prendre plusieurs fois sans être poursuivi pénalement. Eux, systématiquement, ça passe en correctionnelle. » Un constat partagé par le CGLPL.
Cette logique d’élimination s’inscrit dans la droite ligne de celle défendue par le parquet anti-terroriste : « Il s’agit de protéger la société en laissant ces individus plus longtemps en prison. La prison a d’abord une fonction de réadaptation et de resocialisation. Mais on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Lorsqu’on tombe sur des individus imprégnés par cette idéologie mortifère, les maintenir enfermés n’est peut-être pas la mission la plus noble, elle a au moins l’impérieuse vertu de protéger la société »(9), expliquait le procureur Molins.
Au total, les personnes suivies au titre de la lutte contre la radicalisation subissent une peine qui n’en finit pas. D’autant que la sortie, quand elle advient, s’accompagne le plus souvent de mesures de surveillance et de contrôle rapprochées. « De facto, ces mesures de sûreté ont remplacé progressivement et surtout depuis 2018 les mesures d’aménagement de peine », relève la Cour des comptes dans un rapport consacré aux moyens de la lutte contre le terrorisme. Au détriment de l’accompagnement. Flore Dionisio, secrétaire générale de la CGT insertion probation, abonde : « La fin de peine échappe totalement au conseiller d’insertion et de probation, le renseignement et la préfecture s’en occupent à notre place. La justice nous demande juste une adresse pour activer le suivi derrière, pour que le renseignement sache où il va le suivre, que le juge sache où envoyer les courriers, etc. Dans le fond, le problème, c’est qu’on les considère comme irrécupérables. » Un constat qui illustre le renoncement d’une société face à ceux qu’elle considère comme des causes perdues et qu’elle choisit, indistinctement, de neutraliser ? Si c’était le cas, la mission de prise en chargé assignée à l’administration pénitentiaire ne serait alors qu’un leurre.
Les femmes particulièrement isolées
Les femmes sont également concernées par le durcissement des politiques pénales dans la lutte contre le terrorisme. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) note qu’elles sont désormais systématiquement poursuivies et incarcérées lorsqu’elles sont parties ou ont tenté de partir sur une zone de guerre, alors que ce n’était pas le cas avant 2016. Elles sont également concernées par l’allongement des peines encourues, dans le cadre de ces départs en Syrie mais aussi pour leur participation à la préparation et à la réalisation d’actes terroristes sur le territoire français. Au 1er septembre, elles étaient 70 à être incarcérées pour une affaire en lien avec une infraction terroriste, et sept à être suivies pour leur radicalisation en détention. Bien que croissant, leur nombre n’a pas justifié, aux yeux de l’administration pénitentiaire, la création de quartiers spécifiques pour leur prise en charge. La mise en place d’un quartier d’évaluation de la radicalisation « ambulatoire » avait été envisagé mais n’a jamais vu le jour. Aussi, leur évaluation se fait-elle en détention normale, dans le cadre notamment d’entretiens avec les binômes de soutien. Une procédure moins encadrée que pour les hommes, et donc plus opaque. En janvier 2020, une femme incarcérée en détention provisoire dans une affaire terroriste qui avait saisi le tribunal administratif afin d’avoir accès au rapport d’évaluation établi par son binôme de soutien a été déboutée de sa demande, au motif que « les occultations auxquelles il [devait] être procédé privaient, par leur ampleur, les documents de sens et donc la communication d’intérêt ».
Faute de quartier spécifique, les femmes sont affectées soit à l’isolement soit en détention ordinaire, où elles sont en pratique souvent isolées du reste de de la détention. Et où leur accès aux activités est limité, y compris en ce qui concerne les programmes de prévention de la radicalisation violente (PPRV). Ainsi, le CGLPL notait, lors de sa visite à la maison d’arrêt des femmes de Fleury- Mérogis, que le PPRV organisé pour les hommes n’était pas accessible aux femmes. Il devait leur être proposé de manière « ambulatoire », « le flux ne méritant pas qu’on industrialise les sessions », selon la Direction de l’administration pénitentiaire. Mais, plusieurs mois après la visite sur place des contrôleurs, rien n’avait été mis en place.
Par Laure Anelli et Cécile Marcel
(1) « Le procureur de Paris François Molins : “Le risque d’attentat est renforcé“ », Le Monde, 2 sept. 2016.
(2) Christiane Besnier, Sharon Weill (dir.), « Les filières djihadistes en procès. Approche ethnographique des audiences criminelles et correctionnelles (2017-2019) », déc. 2019.
(3) Ibid.
(4) CGLPL, « La prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral », 11 juin 2015.
(5) A. Garapon, M. Rosenfeld, Démocraties sous stress. Les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016.
(6) CGLPL, « Prise en charge pénitentiaire des personnes “radicalisées” et respect des droits fondamentaux », janvier 2020.
(7) Ibid.
(8) G. Chantraine (dir.), « Enquête sociologique sur les quartiers d’évaluation de la radicalisation dans les prisons françaises », CLERSE, CNRS, avril 2018.