Éric Péchillon est professeur de droit public à l’université de Bretagne Sud. Il retrace les grandes évolutions qu’a connu la discipline en prison ces trente dernières années, et dont il a été l’un des acteurs. Il relève qu’en dépit de certains progrès, des lacunes persistent. Et que les avancées procédurales ne permettent pas toujours de faire reculer l’arbitraire qui entoure les décisions de l’administration.
On dit que l’arrêt Marie, pris par le Conseil d’État en 1995, a marqué l’entrée du droit en prison. De quoi s’agit-il ?
Éric Péchillon : Avant 1995, le droit pénitentiaire tel qu’on le conçoit maintenant n’existait pas. Il n’y avait notamment pas de contrôle du juge sur les sanctions prononcées par les commissions de discipline : il existait une procédure interne mais lorsqu’un détenu voulait contester la décision, le juge administratif rejetait son recours en estimant qu’il s’agissait d’une mesure d’ordre intérieur, autrement dit qu’il n’avait pas à contrôler la légalité des sanctions disciplinaires. L’affaire Marie est celle d’un homme détenu qui, dans une lettre au chef de l’inspection générale des affaires sociales, se plaint de la manière dont il est traité en prison, du fonctionnement du service médial de l’établissement. Cette lettre est ouverte, lue par les surveillants – ce qui est classique. Il fait l’objet d’un rapport, passe en commission de discipline et est sanctionné. Il conteste cette sanction, arguant qu’il n’a insulté personne et qu’il n’avait pas à être poursuivi pour une correspondance privée, et saisit le juge administratif. Les juges du fond répondent que c’est une mesure d’ordre intérieur qui n’est pas susceptible de faire l’objet d’un recours contentieux. L’affaire va jusqu’au Conseil d’État et là, on assiste à un revirement de jurisprudence : ce dernier estime que, compte tenu des effets que cette sanction peut avoir sur la peine – les juges de l’application des peines s’appuyant sur les dossiers disciplinaires pour accorder ou refuser des réductions et aménagements de peine – celle-ci ne peut être qualifiée de mesure d’ordre intérieur et doit donc pouvoir être soumise au contrôle du juge.
Quel a été l’effet de cette évolution ?
Dès la fin des années 1990, les recours se sont multipliés et la jurisprudence a posé un cadre sur la motivation, le caractère proportionné des sanctions par rapport aux faits poursuivis. Il a fallu structurer le droit et améliorer les pratiques. Les fautes ont été classifiées en fonction de leur degré de gravité, auquel on a fait correspondre des sanctions. Il n’est plus possible désormais de poursuivre un détenu pour agression sans dire en quoi ce qui s’est passé était constitutif d’une agression. Le juge, à force de poser des règles, a fini par faire évoluer le comportement de l’administration pénitentiaire, et le législateur, notamment par la loi pénitentiaire de 2009, a sécurisé les procédures. Le droit pénitentiaire, si on le compare aux droits des autres services publics comme, par exemple, l’hôpital psychiatrique, est très abouti, très cadré. La prison a été assez pionnière, en particulier du fait de la masse du contentieux qui a suivi cet arrêt.
La deuxième évolution marquante, c’est l’entrée des avocats en prison, au début des années 2000. Comment cela a-t-il été possible ?
Le 12 avril 2000, la loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations est adoptée. Celle-ci prévoit, à l’article 24, que tout administré encourant une sanction administrative doit pouvoir faire valoir ses observations, accompagné au besoin d’un avocat ou d’un mandataire de son choix. Cette loi valait pour toutes les administrations, du conseil de discipline à l’école à la commission disciplinaire en prison – du moins c’est ce que l’OIP, appuyé par certains universitaires dont je faisais partie, a fait valoir. Mais l’administration pénitentiaire ne l’entendait pas de cette oreille, estimant que la règle générale ne pouvait automatiquement s’appliquer en détention. Le conseil d’État, saisi pour avis, a tranché : faute de dispositions législatives expresses, ce qui est aujourd’hui le Code des relations entre le public et l’administration a bien vocation à s’appliquer en détention. Donc le 1er novembre 2000, les avocats sont rentrés en commission de discipline, ne sachant pas trop ce qu’ils allaient y faire, puisqu’il ne s’agissait pas de procédures pénales, mais de procédures administratives classiques. Ils ont commencé à se former, à soulever des vices de forme, à discuter de délégations de pouvoir, de motivations insuffisantes… L’entrée des assesseurs en commission, en 2011, est la suite logique de ce processus : pour que l’administration ne soit pas perçue comme étant « juge et partie », on s’est dit qu’il fallait ouvrir la commission de discipline à un membre de la société civile, qu’il puisse au moins participer à la discussion qui précède la décision. Sur le papier cela a été un plus, maintenant il faudrait prendre le temps d’analyser les pratiques.
Est ce qu’on peut dire que la procédure est moins arbitraire, plus juste ?
C’est toujours une histoire de verre à moitié plein ou à moitié vide. En tous les cas c’est plus procéduralisé, donc effectivement moins arbitraire qu’autrefois. Il n’est plus possible de sanctionner complètement à la tête du client : on ne peut pas prendre une sanction de trente jours de mitard pour une faute disciplinaire minime. Mais l’administration garde un pouvoir discrétionnaire. C’est comme dans n’importe quelle administration lorsqu’il s’agit de tirer les conséquences du non-respect des règles par un usager : la direction d’un établissement garde le pouvoir d’engager des poursuites disciplinaires ou non, de prononcer une sanction prévue par les textes ou non, et de développer finalement une forme de politique disciplinaire.
Il reste quand même des fautes « attrape-tout », comme le fait de ne pas obtempérer immédiatement aux ordres d’un surveillant.
Bien sûr, comme dans toute réglementation ! Vous ne pourrez pas prévoir tous les cas figure, ou alors cela deviendrait délirant, donc forcément il y a des fautes « attrape-tout ». Mais il est certain que dès l’instant où l’on ouvre le champ du pouvoir discrétionnaire, cela peut potentiellement entraîner des abus. Cela dit, je ne suis pas sûr qu’il faille aller plus loin dans la définition des fautes et la judiciarisation. Cela ne protègera pas plus contre le sentiment d’arbitraire. Pour moi, il y aura toujours des moyens de contourner les règles. Ne serait-ce que parce qu’il est évident qu’en prison, personne ne peut respecter le règlement intérieur à la lettre, donc si on veut faire payer quelque chose à quelqu’un, on trouvera toujours matière à sanctionner. Ou alors on sert un repas froid, on fait arriver en retard au parloir… Des tas de décisions administratives – placement à l’isolement, déclassement d’un poste de travail… – peuvent aussi être prises hors commission de discipline en réaction à un comportement.
Le directeur, qui préside les commissions de discipline et décide des sanctions, est à la fois juge et partie, dans la mesure où c’est aussi le supérieur hiérarchique des surveillants. Ne faudrait-il pas que les commissions soient présidées par un juge ?
Dans toutes les institutions, dans beaucoup de services publics (à l’école, à l’hôpital), c’est essentiellement à l’autorité administrative qu’il revient de faire appliquer la discipline. Et je ne suis pas sûr qu’un magistrat rende véritablement des décisions différentes. C’est comme pour le soin sous contrainte : on fait intervenir le juge des libertés et de la détention, mais d’une manière générale, le juge suit l’avis du psychiatre, dès lors qu’il s’agit d’examiner le bien-fondé de la décision. Si on fait venir un juge extérieur, il va valider que ce que lui rapporte l’administration pénitentiaire et prononcer des sanctions équivalentes.
Y a-t-il néanmoins des choses à améliorer ?
Pour moi, la plus grande faiblesse du droit disciplinaire pénitentiaire se loge dans le droit au recours. Lorsqu’une personne détenue veut contester la décision qui a été prise par la commission de discipline, elle ne peut pas saisir directement un juge[1] : elle est obligée de faire un recours administratif préalable obligatoire (Rapo) devant le directeur régional, qui a trente jours pour prendre sa décision – ce qui correspond à la durée maximale de mitard. Or, à la différence d’autres services publics, en prison, la sanction est mise à exécution immédiatement. Ce qui fait que d’une manière générale, la sanction est purgée avant que la décision soit rendue. La seule solution qui reste au détenu c’est, sans attendre l’issue du Rapo, d’engager un référé liberté. Dans ces cas-là, le juge se prononce dans un délai de quarante-huit heures. Mais pour ça, il faut des éléments importants, démontrer qu’il y a une atteinte à une liberté fondamentale et qu’il y a une nécessité à intervenir. Par exemple si la mesure empêchait la personne sanctionnée de recevoir des soins vitaux, ou de préparer sa défense alors que son procès a lieu de façon imminente. Mais dans le cadre du référé, le juge ne conteste pas le bien-fondé de la sanction, il examine seulement les conséquences de la sanction. Il n’y a que le juge saisi pour excès de pouvoir qui pourra éventuellement, plusieurs mois plus tard, l’annuler rétrospectivement.
Que contrôle le juge administratif en définitive ?
Le juge administratif regarde trois choses : l’exactitude matérielle des faits (c’est-à-dire est-ce que les fait se sont bien produits), la qualification juridique des faits (c’est-à-dire si les faits sont constitutifs d’une faute et si c’est une faute du premier, du deuxième ou du troisième degré), et, si c’est reconnu, si la sanction est adaptée, si elle n’est pas disproportionnée.
De quelle façon s’assure-t-il de la matérialité des faits ? Il semble qu’en pratique, il y ait une « présomption de crédibilité » des faits tels que décrits par les surveillants dans les comptes-rendus d’incident.
Il est certain que dans toute commission de discipline, la parole de l’autorité administrative prime. Ce n’est pas propre à la prison : à l’école, on sait bien que c’est la parole du professeur ou celle du surveillant qui prime sur celle de l’élève. En cas de contestation sur la matérialité des faits, le pouvoir d’instruction du juge est relativement limité. Devant le juge, on discute du respect de la procédure, du caractère fautif ou non des faits qui sont reprochés. Celui-ci peut sanctionner l’erreur manifeste d’appréciation, si les faits ne sont pas suffisamment étayés, etc. Il peut annuler une sanction s’il la considère illégale. Il faudrait vraiment que le détenu arrive à apporter la preuve que le compte-rendu d’incident était manifestement illégal pour qu’il y ait une nouvelle discussion sur la matérialité des faits.
Si la sanction est annulée par le juge administratif, ses effets sur l’exécution de la peine eux ne le sont pas, notamment dans les cas où les personnes détenues se sont vu refuser des remises de peine ou un aménagement de peine à la suite d’une sanction disciplinaire. N’est-ce pas là une autre limite de ce contrôle ?
Le comportement du détenu, en tant qu’usager du service pénitentiaire, ne devrait pas avoir d’effets sur la durée de sa peine, ne devrait pas peser sur une demande de libération conditionnelle ou entraîner de retrait de crédit de réduction de peine. À l’école, un très bon élève qui perturbe la classe peut être sanctionné par le conseil de discipline, mais pas par une mauvaise note. On ne peut pas faire redoubler un élève à cause de son comportement ; celui-ci n’a pas d’incidence sur l’obtention d’un diplôme. On devrait distinguer le détenu du condamné. En commission de discipline, on sanctionne le comportement de la personne au regard du règlement intérieur ; quel que soit son statut pénal, qu’elle soit prévenue, condamnée à une peine de six mois ou encore à perpétuité, c’est le même régime disciplinaire qui s’applique. Il n’est pas normal que les conséquences soient potentiellement plus lourdes pour les unes que pour les autres.
Propos recueillis par Laure Anelli
Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°119 – août 2023 : Discipline en prison : la punition dans la punition
[1] Article R. 234-43 du Code pénitentiaire.