La prison de Grendon en Angleterre accueille depuis plus de cinquante ans des condamnés pour violences graves et infractions à caractère sexuel, souffrant de troubles de la personnalité « antisociaux ». Elle est organisée en cinq quartiers de 40 personnes appelés « communautés thérapeutiques démocratiques ». Nick Hardwick, Chief Inspector of Prisons, explique le fonctionnement de cette prison pas comme les autres.
La prison de Grendon fonctionne selon les principes d’une « communauté thérapeutique démocratique », pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?
Dès son ouverture en 1962, la prison de Grendon s’est consacrée à la prise en charge thérapeutique des comportements délinquants et des troubles antisociaux de la personnalité.
La détention est organisée en cinq quartiers formant chacun une « communauté thérapeutique » semi-autonome de 40 personnes. Il existe en outre une unité d’évaluation pour arrivants de 25 places. Chaque communauté élabore son propre règlement intérieur. Des élections, auxquelles participe le personnel, permettent de désigner un président et un vice-président, tous deux détenus. Les règles de vie sont également définies et régulées par la communauté, qui impose des sanctions lorsqu’elles ne sont pas respectées et règle les conflits ou désaccords. Deux fois par semaine, détenus et personnels se réunissent pour aborder ces questions.
La thérapie est au cœur de la prise en charge. Des groupes thérapeutiques, d’environ huit personnes, se réunissent quotidiennement, pour de l’art-thérapie, du théâtre, des groupes de parole… L’encadrement est assuré soit par un thérapeute, soit par des personnels pénitentiaires spécialement formés.
La plupart des personnes détenues à Grendon ont une histoire personnelle très lourde et ont commis des infractions graves. Au sein de ce périmètre sécurisé, les détenus sont mis en capacité de prendre eux-mêmes des décisions, d’exercer des choix sur leur vie, plutôt que d’être déresponsabilisés comme c’est souvent le cas en détention. Tous sont volontaires pour participer à cette prise en charge thérapeutique.
Ils s’engagent à examiner ouvertement et honnêtement des aspects très intimes de leur parcours, avec l’appui des personnels, de thérapeutes et des autres détenus.
Comment sont gérés les conflits ?
Le président de chaque communauté, ou ses adjoints, renvoie la gestion des conflits au groupe communautaire, dans une démarche démocratique. Les problèmes sont discutés collectivement, soit lors des réunions de la communauté, soit dans les groupes thérapeutiques, plus restreints. Si une personne fait preuve d’un comportement problématique, les autres vont en parler en groupe, lui fixer des objectifs, en rediscuter lors des réunions suivantes. Ils peuvent lui demander de réaffirmer son adhésion à la communauté, comme une forme de contrat. D’après les détenus, ce suivi apporte un soutien utile et permet de répondre à la plupart des comportements « anti-sociaux ». Il aide à comprendre l’origine du problème, mais aussi à se maîtriser.
Si un incident se produit, une réunion spéciale peut-être immédiatement convoquée afin d’éviter que la situation ne dérape et devienne incontrôlable. La communauté peut aussi, mais cela se produit rarement, prononcer des sanctions telles que la réparation du tort ou du dommage causé, voire même voter l’exclusion d’une personne pour des violations sérieuses ou répétées des règles. Dans ce cas, un membre du personnel pénitentiaire peut opposer son veto, à condition d’expliquer son choix.
Pouvez-vous décrire le fonctionnement des réunions hebdomadaires de la communauté ?
Tous les membres de la communauté, détenus et personnels pénitentiaires, sont invités à participer. Des membres de l’encadrement y assistent parfois. Elles sont le lieu où sont exposés et réglés les conflits, où sont confrontés les comportements jugés inappropriés. Elles portent également sur l’organisation de la vie quotidienne – les membres de la communauté établissent le règlement intérieur et peuvent l’amender. Chacun se voit confier une tâche « d’intérêt général » (par exemple nettoyer l’aquarium) ou un rôle (par exemple accompagner les personnes venant visiter l’unité).
La plupart des membres de la communauté partagent une longue histoire pénitentiaire, où la manipulation, le deal, les menaces, les allégeances, sont des composantes habituelles de la vie – et de la survie – quotidienne. De nombreux détenus se forgent un masque, une carapace leur permettant de gérer et supporter ces situations dans lesquelles la violence n’est jamais loin. Le groupe aide les individus à retirer ces masques et à tourner le miroir à l’intérieur d’eux-mêmes – un processus qu’ils suivent tous et qui, lorsqu’il fonctionne bien, permet de résoudre les difficultés par la cohésion plutôt que par le conflit. Les détenus sont ainsi encouragés à laisser de côté leurs intérêts individuels au profit d’une vie communautaire.
Le fonctionnement de Grendon permet-il d’éviter toute forme de procédure disciplinaire classique ?
La communauté gère la plupart des difficultés, il y a donc moins besoin de recourir à des sanctions disciplinaires formelles.
Si des violations plus graves des règles se produisent, d’autres réponses peuvent être apportées. Par exemple, la personne peut se voir proposer un programme de réduction de la violence, qui consiste en un suivi particulier, axé sur cette problématique, ou perdre des « privilèges » [l’Administration pénitentiaire anglaise module les droits accordés à chaque personne en quatre régimes, selon son comportement : nombre et durée des visites, niveau de rémunération, possibilité de porter des vêtements civils plutôt qu’un uniforme, d’avoir la télévision en cellule…]. Enfin une procédure disciplinaire formelle plus classique peut intervenir en dernier recours et déboucher sur une mise à l’isolement ou au quartier disciplinaire dans une prison voisine, les communautés thérapeutiques ne disposant pas de tels lieux. En pratique, les procédures disciplinaires restent peu utilisées : dans les six mois précédent la visite, il y avait eu douze procédures alors que la prison accueille 200 détenus.
Comment est pensée la journée de détention à Grendon, et notamment la place des activités proposées aux personnes détenues ?
Les détenus passent 10,5 heures par jour hors de leur cellule du lundi au jeudi, 7 heures les trois jours restants. La psychothérapie, soit individuelle soit en petits groupes, occupe une part importante du temps. Les réunions communautaires, les réunions « spéciales » lorsque nécessaire, la formation et le travail, ainsi que les tâches d’entretien des locaux complètent la journée. Les repas sont pris en commun. Les détenus disposent également de temps libre pour se retrouver ou réfléchir, ce qui est important compte-tenu de l’intensité de la thérapie.
Quelle est la nature du rôle des surveillants et de leur mode de relation avec les détenus à Grendon ?
La relation entre personnels et détenus est un catalyseur majeur des changements possibles au sein du système pénitentiaire.
C’est également un levier important pour aider les personnes à changer, et ainsi réduire la récidive. Si les détenus se sentent en sécurité, respectés et écoutés par le personnel, entourés de personnes qui les soutiennent et vont dans le même sens alors, ils se voient offrir une chance de faire tomber leurs masques, et une opportunité d’évoluer. Les personnels sont aussi volontaires pour travailler à Grendon. Ils se doivent en premier lieu d’assurer les responsabilités de garde des détenus, de protection du public et de réduction des risques de récidive après la libération.
Toutefois, leur rôle va bien au-delà. Certains sont formés pour animer ou faciliter des groupes de parole. Chaque détenu a parmi les surveillants un « superviseur » qui l’aide, en lien étroit avec les thérapeutes et autres intervenants, à identifier ses besoins individuels, à se fixer des objectifs, à questionner ses attitudes et comportements, et préparer sa sortie – vers une autre prison ou plus rarement à l’extérieur. Les surveillants doivent être conscients que leur relation aux détenus dans un environnement thérapeutique ne pourrait fonctionner s’ils s’en tenaient à un simple rôle de gardien. Etablir la confiance avec les détenus, recourir à des procédures formelles lorsque nécessaire, avoir conscience du poids de l’environnement carcéral, écouter des détails douloureux sur les crimes commis, et croire dans la capacité des gens à changer sont quelques une des qualités montrées par ces personnels – qui ne sont pas toujours bien vues de leurs collègues travaillant dans d’autres prisons, lesquels ne comprennent pas très bien ce qui se passe à Grendon.
Pourquoi l’incarcération à Grendon est-elle pensée comme un passage avant un retour dans une détention classique ?
Les détenus viennent à Grendon principalement pour suivre une thérapie. Lors de leur arrivée, une évaluation approfondie est menée, des objectifs sont fixés, et un programme individualisé est défini.
Lorsque la thérapie s’achève, ils repartent dans le système classique ou sont libérés s’ils sont en fin de peine ou bénéficient d’un aménagement.
Leur retour en détention classique est préparé, un « diplôme » leur est remis. Mais l’administration s’efforce actuellement de mieux structurer cette phase, car les conditions de la « réintégration » restent insuffisamment connues. L’administration
avait l’idée que les « diplômés de Grendon » amèneraient leurs savoirs dans les prisons conventionnelles et feraient la promotion des bénéfices de cet établissement. La réalité de cette transmission reste incertaine, et un travail d’évaluation doit être réalisé.
Avez-vous des données sur les effets d’un séjour à Grendon pour les personnes détenues ?
Il y a peu d’information disponible à ce sujet. Un travail vient de débuter sous l’égide des services de santé pour évaluer sérieusement les communautés thérapeutiques. Toutefois, il n’y a aucun doute sur le fait qu’elles ont un impact positif sur le comportement des détenus tant qu’ils sont à Grendon – moins de procédures disciplinaires, moins de transgressions, d’automutilations, des niveaux de violence bien moindres, etc. Pour certains, ce séjour apporte une occasion de trouver qui ils sont, dans un système pénal qui pour beaucoup n’est qu’une porte-tambour les ramenant toujours au même point, un cercle vicieux de désespoir.
Recueilli par Barbara Liaras