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Baby-blues carcéral

Alors qu’au 1er juillet 2019, trente bébés vivaient avec leur mère en prison, l’ouverture récente de la crèche à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis offre une image exemplaire de la prise en charge de la question de la maternité par l’administration pénitentiaire. Une vitrine qui ne doit pas masquer la réalité de ce que vivent la majorité des femmes enceintes et des mères détenues en France. Aussi, accoucher et élever un enfant en prison est et reste une expérience douloureuse.

Jeudi 26 novembre 2019, prison de Fleury-Mérogis. Le député Ugo Bernalicis (LFI) exerce son droit de visite à la maison d’arrêt des femmes. Ce matin-là, il n’y a pas de travail à l’atelier. Dans le quartier nurserie de la prison, les prisonnières – une petite dizaine(1) – se sont réunies dans une grande pièce ouverte sur le couloir pour tuer le temps. Certaines sont enceintes, à un stade bien avancé, à en juger par la proéminence de leur ventre – l’unité sanitaire de la prison compte une gynécologue et deux sages-femmes, et tout l’équipement nécessaire au suivi de leur grossesse. Deux nourrissons babillent. Nés alors que leur mère était déjà détenue, ils pourront rester auprès d’elles jusqu’à leurs dix-huit mois(2). « Ici, on n’est pas autant enfermées que de l’autre côté [en détention classique], on a un peu plus de privilèges on va dire », explique l’une d’elles au député. L’élu demande à ouvrir l’une des cellules ; environ 12m2 dans lesquels tiennent tout juste un lit adulte, un lit bébé, une table, une table à langer, des toilettes et un lavabo. Femme et enfant y sont confinés de 11h30 à 15h30 et de 17h30 à 7h30. « Mais on est parfois coulantes sur les horaires », explique l’une des surveillantes. Certaines d’entre elles travaillent à la nurserie depuis vingt ans. « On connaît chaque personne détenue ici, on a une vraie relation. À partir du moment où elles sont mamans, elles sont mamans. Ici, il n’y a pas de différence », poursuit-elle. Un peu plus loin, l’agente invite le député à s’équiper de surchaussures de protection : il s’apprête à entrer dans la crèche pénitentiaire de Fleury-Mérogis, unique en France. C’est l’heure du repas pour les trois bébés accueillis ce jour-là par les auxiliaires de puériculture. Lits d’enfant, tapis, jeux d’éveils, matériel de motricité… On en oublierait presque que l’on est en prison, si ce n’étaient les concertinas déployés le long des murs colorés de la petite cour. « La crèche, c’est vraiment une bonne chose, témoigne l’une des mères à l’issue de la visite. On peut travailler, et nos bébés voient d’autres personnes que nous, c’est bon pour eux. Les enfants payent l’erreur de leur maman, ça fait mal », souffle-t-elle.

Des établissements globalement inadaptés

Vitrine de la prise en charge de la maternité par l’administration pénitentiaire, la nurserie de Fleury-Mérogis est loin d’être représentative de la situation des mères en prison. On comptait, au 1er janvier 2019, 79 places en « quartier nurserie », réparties dans 31 prisons(3). Un nombre insuffisant pour couvrir l’ensemble du territoire : il arrive que les mères doivent être transférées dans un établissement éloigné pour pouvoir être prises en charge, au risque d’entraver les liens de l’enfant avec les éventuels membres de la famille à l’extérieur. Une soignante cite l’exemple de femmes détenues à Versailles ayant dû être déplacées à Marseille au septième mois de grossesse, les nurseries alentours étant saturées. En outre, dans la grande majorité, ces « quartiers » se composent en réalité de deux cellules mère-enfant, un tiers se résumant même à une unique cellule. L’enfant ne pouvant légalement pas être au contact de la détention classique, les mères sont ainsi, le plus souvent, totalement isolées au sein des établissements. À Bapaume par exemple, « au moins les six premiers mois après la naissance, les mères sont soumises à un régime en porte fermée. Seuls les contacts avec l’autre mère avec enfant, s’il y en a une, sont autorisés »(4), rapporte le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL), en mars 2018.

Les conditions d’accueil des enfants sont en outre loin d’être optimales. À Bapaume toujours, le CGLPL constate qu’ « aucune salle d’activité n’est prévue » et que « l’ameublement des cellules réservées aux mères et enfants n’est pas adapté pour la maternité et l’accueil des enfants ». Les établissements qui possèdent une nurserie sont, en dehors de Fleury, dépourvus de crèche. En théorie, des conventions peuvent être signées localement pour que des places dans les structures municipales soient réservées aux enfants vivant avec leur mère en détention, indique la Direction de l’administration pénitentiaire, sans toutefois fournir d’état des lieux de ces partenariats. Dans les faits, les mères sont souvent contraintes de garder leur enfant toute la journée, sans relais possible. « Elle ne peuvent pas avoir de vie à elles dans la prison, pas de formation, de travail », constate l’avocate Georgia Moreau-Bechlivanou. La prise en charge pèche également sur le plan médical : il est rare que les unités sanitaires des établissements qui accueillent des nurseries comptent un gynécologue ou une sage-femme dans l’équipe (lire page 29). Elles ne disposent généralement pas non plus de matériel d’échographie, si bien que les femmes doivent être extraites à l’hôpital pour leur suivi de grossesse. Et si celui-ci est généralement bien assuré, on ne peut pas en dire autant des suites de couches. Plusieurs médecins interrogés par l’OIP pointent des carences, notamment s’agissant de la rééducation du périnée. Des manques également constatés par le CGLPL : « Une maman, ayant accouché par césarienne, n’avait vu aucun gynécologue depuis l’accouchement, intervenu en août 2017, et la rééducation périnéale, pourtant prescrite, n’a pas été dispensée, en dépit des relances à l’unité sanitaire »(5), note ainsi, en mars 2018, l’autorité de contrôle à l’issue de sa visite de Bapaume.

Quand bien même la totalité des établissements offriraient des conditions de détention dignes et une prise en charge médicale de qualité aux femmes et aux nouveau-nés, devenir mère en prison reste une expérience à part, et pour beaucoup douloureuse. « C’est surtout le psychologique qui est difficile. C’est souvent un grand regret de vivre ce moment qui doit être joyeux en détention », déplore le docteur Mélanie Kinne, généraliste à la maison d’arrêt de Nîmes.

Porter l’enfant et accoucher dans la solitude

« Ça a été le chaos pour moi. Une grossesse en prison, ça ne devrait pas être accepté par l’État car c’est un cauchemar. Il n’y a personne pour vous, vous êtes seule au monde », témoigne Samia(6), incarcérée il y a plusieurs années de cela à Fleury-Mérogis, alors qu’elle était enceinte d’un mois et demi. Pour Christelle, détenue à la maison d’arrêt de Nantes, « la plus grande difficulté, c’est de ne pas pouvoir connaître la date des échographies et de ne pas pouvoir être accompagnée du papa de l’enfant ». Une solitude d’autant plus pesante que la situation d’enfermement est génératrice d’angoisses supplémentaires pour les femmes enceintes. « À l’approche de l’accouchement, une peur envahit souvent les futures mères : “Est-ce qu’on va bien m’ouvrir la porte ? Est-ce qu’on va m’entendre quand je vais appeler si c’est en pleine nuit ?” Même si la pénitentiaire est bienveillante et sera plus attentive envers une femme enceinte, il y a quand même cette crainte liée aux délais d’intervention », rapporte Mélanie Kinne. Les accouchements en prison sont heureusement exceptionnels. « En seize ans, j’ai connu deux accouchements entre les murs, parce qu’ils ont été trop rapides, témoigne Rose Nguyen, gynécologue à Fleury-Mérogis. Quand c’est le cas, c’est que tout se passe bien », positive la médecin. Le plus souvent, la mère est donc extraite en urgence vers la maternité de secteur. En principe, le père – « si tant est qu’il soit encore présent dans la vie de la mère », soulignent en chœur les médecins interrogés – peut assister à l’accouchement, sous réserve d’être déjà titulaire d’un permis de visite. « Mais encore faut-il que celui-ci soit prévenu par la pénitentiaire, et que le permis de visite ait bien été transmis à la police. Pour peu que le père soit incarcéré, il faut l’extraire, c’est encore plus compliqué… », déplore Rose Nguyen. Aussi, en règle générale, accoucher détenue, c’est accoucher seule. « Au début, j’ai été accompagnée par une surveillante formidable, elle m’a tenu la main pendant un moment, avant d’avoir l’obligation de s’en aller. Après, j’étais seule », témoigne ainsi Samia. Si cette dernière semble regretter que la surveillante ait dû quitter la pièce, c’est généralement plutôt l’inverse qui est dénoncé. Plusieurs témoignages semblent en effet indiquer que les services d’escortes ne respectent pas toujours l’article de loi(7) les obligeant à rester à la porte des salles d’accouchement, à tel point que la Direction de l’administration pénitentiaire s’est résolue à prendre une note(8) visant à le leur rappeler, en 2015.

De retour en prison, c’est encore une fois seules qu’elles accueillent les premiers jours de leur enfant. Certaines pourront néanmoins compter sur leurs codétenues, « qui les aident à s’occuper de leur enfant – enfin, quand elles ont la chance d’avoir des codétenues… », souligne Georgia Moreau-Bechlivanou. Lorsque ce n’est pas le cas, ce sont généralement les surveillantes qui endossent ce rôle de soutien, de soupape. Au-delà du quotidien carcéral, « la mère incarcérée se retrouve souvent seule avec l’enfant. À peine un tiers des mères rencontrées lors de mes observations avaient pu montrer l’enfant à leur père : soit ce dernier est lui-même incarcéré, soit il s’est séparé de sa compagne au cours de son incarcération »(9), pointe la sociologue Corinne Rostaing.

Une maternité sous étroite surveillance

Beaucoup de mères culpabilisent d’élever leur enfant en prison. À l’image de Samia, qui raconte : « À partir du moment où mon fils s’est mis à marcher, le soir, il allait tout le temps taper à la porte de la cellule. J’essayais de détourner son attention avec des jeux, mais rien n’y faisait. Aujourd’hui il a des tocs, c’est dû à l’enfermement des premiers mois », estime-t-elle. À cela s’ajoute souvent l’angoisse de ne pas être une « bonne mère », observe la sociologue Corinne Rostaing. Une angoisse qui peut être attisée par les remarques parfois désobligeantes du personnel et, de façon plus insidieuse, par le contrôle, encore plus étroit que d’ordinaire, exercé sur les mères par l’institution. Les femmes incarcérées à la nurserie vivent en effet leur maternité « sous le regard permanent et vigilant du personnel pénitentiaire et du personnel de la petite enfance », auquel il convient d’ajouter celui des autres prisonnières, note la sociologue. Aussi, du soutien bienveillant à l’ingérence, la frontière peut être ténue, surtout en prison. « On passe régulièrement leur demander qu’elles rangent les cellules, qu’elles nettoient quand c’est sale. On se permet des choses que les surveillantes de l’autre côté ne se permettrait pas », raconte une surveillante au député Bernalicis. Obsédée par l’idée que la responsabilité de la prison soit engagée en cas de problème, l’administration met en œuvre une « politique du “risque zéro” »(10), observent Sophie Guillermin et Marie-Noémie Plat, respectivement psychologue et psychiatre au SMPR de Lyon-Corbas. Ces dernières disent assister parfois à un « emballement pénitentiaire à la moindre inquiétude concernant la relation mère-enfant ». Aussi, Corinne Rostaing rapporte la crainte, répandue chez ces mères, que l’on leur enlève leur enfant pour mauvais soins.

L’angoisse de la séparation

L’enfermement a nécessairement des effets sur le lien mère-enfant. « Malgré les temps d’ouverture des portes à la nurserie, les femmes passent plus de dix-huit heures par jour dans un rapproché contraint avec leur bébé, sans possibilité de se mettre à distance lorsque la fusion ou les pleurs deviennent trop envahissants », soulignent Sophie Guillermin et Marie-Noémie Plat. Combiné à l’absence de tiers, difficile, dans ces conditions, de couper le cordon. L’avocate Georgia Moreau-Bechlivanou se souvient de la première séparation de l’une de ses clientes – qui devait se rendre à une convocation chez le juge – d’avec son bébé. « J’étais avec ma cliente au parloir, et les deux bénévoles de l’asso qui gardaient l’enfant sont passées devant le boxe. Celui-ci a croisé le regard de sa mère à travers la vitre ; ça a été une déchirure totale… Tout le monde pleurait : l’enfant, ma cliente, les surveillantes, moi… c’était horrible. Pourtant, ce n’était que pour une journée ! C’est dire dans quel état de fusion ils peuvent se trouver en prison. »

Mais le temps passé ensemble est compté. Aussi, « l’approche de l’échéance des dix-huit mois donne souvent lieu à une recrudescence des angoisses et à l’apparition de symptômes dépressifs », notent Sophie Guillermin et Marie-Noémie Plat. Si certaines dispositions législatives encouragent l’octroi d’aménagements de peine dans ce type de situation (lire l’encadré page 39), rien n’est assuré. Or, « comment se préparer et préparer son enfant à une séparation dont la date et la probabilité restent incertaines ? », interrogent les soignantes. Bien que, d’après les professionnels interrogés, une majorité des mères sortiront avec leur enfant, pour celles qui sont dans l’attente d’un jugement ou condamnées à de longues peines, la séparation d’avec leur bébé « constitue une double peine », pointe Corinne Rostaing. Elles rejoignent ainsi la masse des femmes – et des hommes – pour qui l’incarcération a été synonyme d’arrachement à leurs enfants.

Par Laure Anelli


Des femmes enceintes et des nourrissons en prison : une anomalie
« Lorsque doit être mise à exécution une condamnation à une peine d’emprisonnement concernant une femme enceinte de plus de douze semaines, le procureur de la République ou le juge de l’application des peines s’efforcent par tout moyen soit de différer cette mise à exécution, soit de faire en sorte que la peine s’exécute en milieu ouvert », dispose l’article 708-1 du Code de procédure pénal. Quant à l’article 729-3, il prescrit que la libération conditionnelle soit accordée à tout condamné qui « exerce l’autorité parentale sur un enfant de moins de dix ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle ou lorsqu’il s’agit d’une femme enceinte de plus de douze semaines »* lorsque sa peine (ou son reliquat de peine) est inférieure ou égale à quatre ans. Et pourtant, en 2018, 65 femmes enceintes ont intégré une cellule mère-enfant, indique la Direction de l’administration pénitentiaire. Durant la même période, 47 ont accouché en étant détenues et 18 sont sorties avant d’avoir accouché. Au 1er juillet 2019, 30 enfants vivaient avec leur mère en cellule.
* L’article précise que ces dispositions ne sont pas applicables aux personnes condamnées pour un crime ou pour un délit commis sur un mineur.


(1) La nurserie de Fleury-Mérogis peut accueillir jusqu’à treize mères avec enfants.
(2) Des dérogations sont possibles jusqu’à 24 mois, par exemple si la mère doit être libérée dans l’intervalle.
(3) 66 places en QMA, 11 places en QCD, 2 en EPM.
(4) CGLPL, Rapport de visite du centre de détention de Bapaume, réalisée du 5 au 13 mars 2018.
(5) CGLPL, op.cit.
(6) Les prénoms ont été modifiés.
(7) Article 52 de la loi pénitentiaire de 2009.
(8) Note DAP du 8 décembre 2015 relative aux moyens de contrainte et mesures de surveillance lors des extractions médicales des femmes enceintes ou passant un examen gynécologique.
(9) Corinne Rostaing, « Des mères incarcérées avec leur enfant : un statut suprême mais paradoxal », Enfances et psy, 2019/3, n°83. Toutes ses citations sont extraites de cet article.