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Canada : une justice restaurative qui joue sur la peine

Pays pionnier en matière de justice réparatrice, le Canada a vu se développer une mosaïque de structures organisant des rencontres entre auteurs d’infraction et victimes. Zoom sur la province d’Ontario, dans laquelle un projet innovant propose d’aller au-delà d’un simple face-à-face. Un dispositif qui semble avoir un réel impact sur la détermination de la peine.

« Une vieille idée avec un nouveau nom » : c’est ainsi que l’université de criminologie Simon Fraser décrit la pratique canadienne de la justice restaurative (aussi appelée réparatrice). Une idée que l’on devrait aux premières nations d’Amérique du Nord. Afin de résoudre les conflits qui pouvaient les traverser, celles-ci avaient recours à des cercles de parole auxquels chacun des membres de la communauté était invité à participer, autour de l’auteur et de la victime. Dans la culture indigène, la délinquance est « entendue comme l’expression de l’éloignement de l’individu de sa communauté d’origine » et l’on considère « qu’il est de la responsabilité de tous d’aider à la reprise de cette relation », analyse en 2008 une étude du ministère de la justice française (1). Une définition qui sera au fondement de la justice réparatrice. À cet héritage s’ajoute plus tard l’influence du protestantisme, et notamment du mouvement mennonite (2). Une « petite histoire » serait à l’origine de la diffusion du concept : en 1974, un agent de probation chrétien propose à un juge d’organiser une conciliation entre deux jeunes ayant vandalisé des propriétés suite à une soirée trop arrosée et leurs victimes. Pour la politiste et sociologue Sandrine Lefranc (3), ce « récit des origines » permet surtout « d’unifier ce qui n’est que l’un des avatars de la rencontre de mobilisations variées, sinon incompatibles : des groupes féministes, des revendications indigénistes, des mouvements religieux dissidents, etc. »

Depuis, si le système canadien reste centré sur une approche punitive, de nombreux programmes de rencontre entre auteurs et victimes ont émergé, notamment pour les personnes issues des communautés autochtones, surreprésentées dans les prisons canadiennes. En 2001-2002, ils représentaient environ 18 % des détenus, « alors qu’ils ne constituent que 2 % de la population canadienne » note la sociologue et criminologue Mylène Jaccoud (4) Ces programmes, souvent gérés par des associations (parfois religieuses), mais aussi par la police ou des services de probation, ont peu à peu mené à l’institutionnalisation relative de la justice restaurative. En 1988, un rapport parlementaire recommande (5) la promotion du concept et des expériences permettant la réconciliation entre auteurs et victimes. Le Code Pénal canadien fixera en 1996 des objectifs liés au prononcé des peines (assurer la réparation des torts causés et susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants) et pose le cadre général de l’utilisation de mesures extrajudiciaires en cas de poursuites. En 2003, une loi sur le système de justice pénale encourageant le recours à la justice restaurative pour les adolescents entre en vigueur. La province du Manitoba a elle voté en 2014 une loi permettant le recours à des mesures de justice réparatrice à tout stade de la procédure (dans le cas d’infracteurs adultes).

En parallèle, chaque province canadienne ayant compétence en matière d’administration de la justice a développé ses propres programmes, à l’échelle d’une province ou d’une collectivité. Les structures organisant les rencontres, leurs modes d’actions et leurs objectifs sont de nature extrêmement diverse : certaines sont spécialisées dans la résolution de conflits, d’autres s’occupent uniquement de contrevenants mineurs… L’animation des rencontres peut y être effectuée autant par des travailleurs sociaux professionnels que des bénévoles. Dans la province d’Ontario, les premières retombées d’un projet de « justice coopérative » initié non pas par des associations mais « par le haut » semblent plutôt positives.

Un impact significatif sur la détermination de la peine

Depuis 1998, le palais de justice d’Ottawa accueille le « Projet de Justice Coopérative » (PJC), initié par le Conseil des Églises pour la justice et la criminologie. Dans ce cadre, « c’est comme si l’affaire était temporairement soustraite au processus pénal habituel et prise en charge par un système parallèle de justice réparatrice, avant d’être renvoyée au système traditionnel », explique en 2005 un rapport d’évaluation du projet.

Particularités de ce projet pilote : intégrer les crimes les plus graves, comme des agressions sexuelles, mais aussi développer le soutien et le renforcement du « pouvoir d’agir » des personnes concernées. L’équipe est constituée d’agents formés à la médiation et à la résolution des conflits. Les dossiers renvoyés vers ce programme par le juge, le ministère public, les avocats de la défense ou les services de probation doivent remplir trois conditions : l’infraction doit être passible d’une peine d’emprisonnement, la victime doit accepter de participer au programme et le contrevenant doit reconnaître sa responsabilité. Le tribunal ajourne alors l’instruction pour permettre l’organisation d’une rencontre. Si le contrevenant et la victime souhaitent participer au programme sans se rencontrer, des échanges écrits ou vidéos intermédiés par un travailleur social peuvent être envisagés. Lorsqu’une rencontre a lieu, elle prend habituellement la forme d’une table ronde à laquelle peuvent aussi participer les proches de la victime et du contrevenant. La rencontre est censée permettre à ce dernier d’exprimer des regrets, de présenter des excuses, de poser des questions ; et à la victime d’obtenir des informations, d’expliquer l’impact que le crime ou le délit a pu avoir sur elle, de se sentir active dans le processus de décision. Les responsables du projet rédigent ensuite un rapport incluant un « plan de réparation », un ensemble de mesures devant permettre la réintégration dans la société des deux parties. Un rapport dont le juge doit tenir compte lors du prononcé de la peine (6), qui peut avoir lieu plusieurs mois plus tard. Le traitement des affaires par le PJC peut déboucher sur une palette de mesures (travaux compensatoires, dédommagement, traitement…) qui pourront être avalisées ou/et modifiées par le juge dans un second temps. S’il est difficile de dresser un bilan récent de ce programme, une première évaluation officielle a permis en 2005 de montrer que la majorité des plans de réparation (7) étaient validés par la Cour, même si, dans la plupart des cas, celle-ci a ajouté des éléments.

D’après cette étude, 95 % des contrevenants participant au projet avaient le sentiment que justice avait été rendue, ainsi que 78,8 % des victimes – un taux de satisfaction plus élevé que dans un groupe témoin passé par la justice pénale classique. Un résultat qui doit être relativisé par un biais statistique : les personnes sélectionnées étaient initialement volontaires pour participer à l’expérience.

Autres chiffres intéressants relevés par les chercheurs : dans ce panel, la victime et le délinquant se sont rencontrés dans la moitié des cas seulement, et moins de la moitié (47,3 %) des victimes contactées ont accepté de participer au PJC. « Les deux raisons invoquées le plus souvent pour justifier leur refus de participer étaient qu’elles avaient le sentiment de s’être déjà remises de l’incident et qu’elles ne voulaient pas communiquer avec le délinquant ». Le rapport souligne aussi l’asymétrie des besoins entre les victimes et les auteurs : les premières auraient en effet de plus fortes attentes que les seconds. Certaines victimes auraient en outre été motivées par l’expérience en pensant qu’elle pourrait solutionner des problèmes relevant moins de la justice réparatrice que de la compétence spécifique des structures d’aide aux victimes.

Peu de peines de prison prononcées

Dans la même évaluation, on apprend surtout que si la plupart des délinquants étaient passibles de prison au début de leur participation au PJC, peu d’entre eux se sont vu imposer une peine d’emprisonnement à la fin de leur participation. « Même si des délinquants ont reçu une peine plus clémente, il ne faut pas en conclure qu’ils s’en sont « tirés à bon compte » : en fait, faire face à sa ou à ses victimes et tenter de réparer le tort causé peut être plus pénible que de purger une peine d’emprisonnement », notent les rapporteurs. Enfin, s’il appelle à de nouvelles évaluations, le rapport souligne certains effets bénéfiques du projet par rapport au système pénal traditionnel, comme par exemple une « légère influence favorable » sur la diminution de la récidive. Si l’expérience d’Ottawa est innovante, sa portée, comme celle d’autres expériences canadiennes, est à relativiser. Au Canada comme ailleurs, encore peu d’affaires bénéficient de mesures de justice restaurative. Leur utilisation reste soumise au pouvoir discrétionnaire du personnel judiciaire (police, juge, ministère public, avocats ou agents de probation selon les cas) – et à l’accord des parties civiles, qui est loin d’être toujours gagné.

Par Gentiane Lamoure et Sarah Bosquet, OIP-SF


La « communauté » intégrée dans le processus de justice réparatrice : l’exemple des cercles de sentence

En 1992, Phillip Moses, né dans une communauté autochtone du nord du Canada, est accusé d’avoir tenté d’agresser un policier. Élevé dans la violence et l’alcoolisme, le jeune homme de 26 ans n’en est pas à son premier délit et risque la prison. Mais dans son jugement sur l’affaire, le juge Barry Stuart décide alors de mettre en place une procédure originale : un cercle de détermination de la peine, aussi appelé « cercle de sentence ». Un processus qu’il dit directement inspiré des coutumes autochtones de résolution des conflits. Depuis, l’idée a essaimé dans plusieurs provinces du Canada, mais aussi aux États-Unis ou en Australie.

Les cercles de sentence ne constituent pas une mesure alternative au système pénal, mais font bien partie du processus judiciaire. Leur mise en œuvre, demandée par le juge, mobilise les victimes, auteurs, des « membres de la collectivité », mais aussi du personnel de la justice pénale. Ainsi, policiers, avocats, Ministère public, et juges peuvent faire partie de ces cercles, dans lesquels la présence des victimes n’est pas obligatoire. L’objectif du collectif est de trouver un accord sur la sentence qui doit être prononcée et donc, dans un second temps, de guider le juge dans la détermination de la peine. Pour Mylène Jaccoud (8), chercheure à l’université de Montréal, il permet aussi une « connaissance plus approfondie de la réalité » et « contribue à réduire l’écart entre les justiciables et les justiciers ». Mais Jaccoud insiste aussi sur les limites d’une telle procédure : comme d’autres mesures de justice restaurative, ces programmes sont soumis au pouvoir discrétionnaire du juge, qui n’est pas tenu d’accepter le renvoi à un cercle de détermination de la peine, ni de tenir compte des résultats du cercle (qui peut avoir préconisé des mesures réparatrices ou punitives). Au Canada, les cercles restent peu utilisés, et le plus souvent pour des délinquants autochtones. Outre la lenteur du processus (deux à huit heures pour un cercle, plusieurs mois pour fixer la décision finale), Mylène Jaccoud remarque aussi que les cercles, censés permettre une prise de décision égalitaire, restent néanmoins traversés par des rapports de domination et ne suffisent pas à gommer l’influence des leaders communautaires.


(1) « Inventaire des dispositifs et des procédures favorisant les rencontres entre les victimes et les auteurs dans le cadre de la mise en oeuvre de la justice restaurative », 15 juillet 2008.

(2) Un courant évangélique anabaptiste.

(3) Lefranc Sandrine, « Le mouvement pour la justice restauratrice : ‘an idea whose time has come’ », Droit et société, 2/2006 (n°63-64), p. 393-409.

(4) Jaccoud, M., 2006, Les cercles de sentence au Canada, Les cahiers de la justice, No 1, Revue semestrielle de l’École nationale de la magistrature (ENM), Paris, Dalloz.

(5) Nommé « rapport Daubney ».

(6) Pour en savoir plus, voir : www.collaborativejustice.ca.

(7) Les plans et les ententes de réparation établis prévoyaient notamment des travaux compensatoires, un dédommagement, un traitement ou une intervention, des études et la conservation d’un emploi.

(8) Jaccoud, M., op. cit.