Pour quitter la zone de non-droit dans laquelle le travailleur détenu est maintenu, Philippe Auvergnon, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du droit du travail comparé, défend une réforme globale et radicale du travail en prison. Qui passerait par la création d’une agence nationale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle pénitentiaire. Revue des aspects pratiques, théoriques et philosophiques d’une telle révolution.
Juriste, spécialiste du droit du travail, vous avez consacré ces dernières années une part de vos travaux de recherche au milieu carcéral. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a retenu votre attention ?
Philippe Auvergnon : J’ai participé à une série d’enquêtes sur le travail dans des établissements pénitentiaires il y a une dizaine d’années et ai vite été frappé par l’absence d’un véritable cadre juridique. Et pour cause : la référence clé, l’article 717-3 du Code de procédure pénale (CPP), précise que « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat ». Le CPP ne renvoie au Code du travail qu’en matière d’hygiène et de sécurité – et encore, partiellement. Il ne contient lui-même que quelques dispositions concernant le travail. En la matière, le législateur s’est fait complice de l’existence d’une zone de quasi non-droit. Quelques normes légales ou réglementaires et des notes de service pilotent le travail en prison mais en pratique, chacun bricole un peu dans son coin et les situations sont très disparates suivant les établissements et les concessionnaires.
La loi pénitentiaire de 2009 n’a-t-elle pas amélioré la situation ?
Elle fut très décevante. Au cours des travaux préparatoires, l’idée d’un contrat de travail sui generis avait été reprise, notamment du rapport du sénateur Loridant *, mais cette option n’a pas été retenue. On s’est contenté de généraliser le recours à un « acte d’engagement » qui, bien que signé par le chef d’établissement et la personne détenue, n’a rien d’un contrat. Son contenu est décidé par le chef d’établissement et oblige surtout le détenu. En outre, encore aujourd’hui, il n’existe pas d’acte d’engagement type. En fonction des directions interrégionales des services pénitentiaires, voire des établissements, on trouve des documents fort variables, intégrant parfois des références à la discipline carcérale générale, oubliant d’autres fois l’obligation réglementaire de décrire le poste, le régime de travail, les horaires, les missions principales à réaliser…
La loi de 2009 devait aussi en finir avec la rémunération à la pièce. Qu’en est-il finalement ?
Cette loi a en effet introduit des taux horaires de rémunération minima indexés sur le SMIC, non plus indicatifs comme auparavant, mais impératifs. Les détenus travaillant aux ateliers doivent ainsi percevoir une rémunération horaire d’au moins 45 % du SMIC (horaire brut), ceux intervenant dans le cadre du service général 20, 25 ou 33 % du SMIC. Par-delà l’extrême faiblesse de ces minima, le problème est qu’ils ne sont pas respectés. L’administration pénitentiaire (AP) a tout simplement décidé qu’elle n’appliquerait pas la loi en « auto-proclamant » un moratoire. C’est ainsi qu’encore aujourd’hui, pour les activités de production, on continue le plus souvent de payer à la pièce : on multiplie un prix à la pièce par le nombre de pièces réalisées et on convertit la somme, formellement, en heures travaillées sans rapport avec le temps effectivement passé au travail. Quant au service général, on paie encore sur la base de forfaits journaliers. Les détenus sont souvent rémunérés pour six heures de travail quotidien, qu’ils les fassent ou non ; ceci permet au chef d’établissement de « protéger son budget » tout en pouvant demander du travail supplémentaire non rémunéré, ponctuellement, à ceux dont on sait qu’ils n’ont pas « vraiment » fait leurs six heures. On retrouve ici le goût de l’administration pour le flou, le flexible, pour se laisser une liberté d’arbitrage qui peut facilement tourner à l’arbitraire. Ceci étant, certains établissements respectent la loi, et des concessionnaires payent parfois au SMIC, voire davantage.
Ce genre de pratiques, exceptionnelles, restent confidentielles. Pourquoi l’administration ne communique-t-elle pas dessus ?
Effectivement l’administration semble ne pas vouloir valoriser ces pratiques. L’explication tient sans doute à leur caractère marginal, mais aussi à la volonté de non-transparence, de maintien d’un système hyper-flexible, et surtout de ne pas donner des idées à la très grande majorité des détenus-travailleurs rémunérés de façon indécente. Il faut avouer que l’administration n’a généralement pas les moyens de payer plus, en raison de la nature des activités proposées. La plupart du temps, il s’agit de tri, d’assemblage ou de façonnage… Sur ces activités, ne demandant pas de qualifications, les établissements sont notamment en concurrence avec les Établissement et services d’aide par le travail (Esat) ou des entreprises de pays en voie de développement. De fait, le tarif du travail en détention est tiré vers le bas, officiellement pour attirer ou garder des concessionnaires. L’argument du risque de fuite de ces derniers est utilisé parfois pour s’opposer à l’instauration d’un droit du travail en prison : plus de droits équivaudrait à moins de travail. En réalité, l’administration s’enferme dans une spirale infernale. En effet, c’est peut-être parce que l’on développe dans les établissements des activités économiquement marginales, sans valeur ajoutée, qu’elle se trouve confrontée à ce problème.
À en croire une partie de l’administration, le faible niveau de qualification de la majorité de la population carcérale ne lui permettrait pas autre chose…
Il est vrai que l’administration doit composer avec un public qui n’a parfois jamais travaillé à l’extérieur. Près de la moitié des détenus n’ont aucun diplôme. Mais alors que le discours officiel se gargarise de l’idée d’un travail devant contribuer à la réinsertion, de fait, très peu d’établissements développent un lien entre formation professionnelle et travail proposé. Fondamentalement, le travail reste une activité comme une autre, un moyen de pacification, un outil de discipline. La logique de la « carotte et du bâton » prédomine : on peut vous appeler au travail, on peut aussi oublier de vous appeler… Au-delà de cet aspect, apprendre le travail et ses règles au travers d’une activité qui n’a pas de sens, rémunérée de façon indécente et sans aucun droit protecteur, c’est rester dans une logique expiatoire du travail, alors que celui-ci est en principe aujourd’hui distinct de la peine. Le travail doit avoir en prison le même sens qu’à l’extérieur. Il doit permettre l’autonomie, l’entretien de liens sociaux, une vie digne.
Fondamentalement, le travail reste une activité comme une autre, un moyen de pacification, un outil de discipline. La logique de la « carotte et du bâton » prédomine.
Comment sortir de cette « spirale infernale » ? Comment réformer ?
Il faut changer de philosophie. Inventer un autre modèle économique, et l’accompagner d’une modification substantielle de l’encadrement juridique du travail en prison. Toutes les parties ont intérêt à une revalorisation du travail, même les entreprises : aujourd’hui, certaines de celles qui font travailler en prison veillent à ce que ça ne se sache pas. Un modèle plus éthique leur permettrait de communiquer autour de leur présence en prison, en jouant notamment la carte de l’entreprise « socialement responsable ». Sur la méthode, évidemment, il n’est pas envisageable de décréter du jour au lendemain le changement. L’introduction d’un encadrement juridique substantiel du travail en prison doit absolument être accompagnée d’une politique volontariste de réforme du travail pénitentiaire, dans son organisation et dans son contenu.
Vous avez, avec d’autres chercheurs, imaginé les contours de ce que pourrait être le modèle français. Pouvez-vous nous en livrer quelques éléments ?
Nous pensons qu’il faut créer un droit du travail spécial, qui tienne compte des spécificités carcérales. La première question à régler est celle de l’employeur : doit-il s’agir de l’AP ? Des entreprises privées faisant travailler ? D’une instance tierce ? La réponse n’emporte pas que des conséquences juridiques. Il en va également très concrètement du fait de savoir comment est organisé et géré le travail. Aujourd’hui cela relève du bricolage : le responsable « travail » de chaque établissement démarche de potentiels concessionnaires et négocie les contrats. La rémunération attachée à leur réalisation varie d’un concessionnaire à l’autre, d’un contrat à l’autre. Certes, des responsables « travail » accomplissent parfois des miracles, mais il faut en finir avec l’invocation de « belles expériences », en réalité très marginales dans une situation générale indéfendable. Nous plaidons pour la création d’une agence nationale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle pénitentiaire. Elle permettrait de développer une approche globale, de rechercher nationalement du travail auprès de secteurs porteurs et de grandes entreprises. Elle serait par ailleurs structurée en agences régionales. Chacune serait l’employeur de l’ensemble des détenus travaillant dans les établissements d’une région. On « accrocherait » ainsi la question de l’emploi à celle de la formation professionnelle, aujourd’hui de la compétence des régions, en favorisant acquisition de savoirs techniques et mise en pratique, en accord avec les besoins d’un bassin d’emploi. Parallèlement, l’agence prospecterait pour trouver des offres de travail, en association avec les grands acteurs institutionnels et économiques régionaux. Le fait qu’elle soit l’unique organisme gestionnaire du travail et de l’emploi en prison permettrait de mutualiser les revenus des contrats de concession d’une même région, d’établir des grilles de rémunération et de déconnecter les salaires de la réalisation d’un contrat de concession donné. Cela introduirait plus de clarté et de sécurité, et ouvrirait des perspectives d’évolution professionnelle.
Cette agence serait-elle indépendante de l’administration pénitentiaire ?
L’agence devrait être représentée dans chaque établissement pour y jouer un rôle d’intermédiation en matière d’emploi et de gestion interne du travail. Les responsabilités de son représentant local et celles du chef d’établissement devraient être articulées mais clairement distinctes : il en va de la fin d’une approche infra-disciplinaire du travail en prison. L’agence et ses représentants locaux auraient à charge de veiller au respect de règles du jeu alignées le plus possibles sur celles prévalant à l’extérieur, fondées sur l’existence de droits et d’obligations pour les deux parties. Si l’on veut que le travail contribue à l’insertion en détention et, potentiellement, à la réinsertion à la sortie, il doit au minimum bénéficier d’un statut, être réalisé à et dans des conditions respectueuses de la dignité de la personne.
Le travail doit avoir en prison le même sens qu’à l’extérieur. Il doit permettre l’autonomie, l’entretien de liens sociaux, une vie digne.
Avez-vous réfléchi à un contrat de travail « spécial prison » ?
Le fait que l’agence du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle soit l’unique employeur simplifierait la question du contrat, en tous cas celle de sa nature juridique. En l’état, il s’agirait d’un contrat de droit public sui generis. Rien n’interdit d’en proposer des déclinaisons : contrat à durée déterminée ou indéterminée, à temps partiel ou complet, voire contrat à durée indéterminée intermittent. Cette dernière formule permettrait notamment de tenir compte des fluctuations de l’activité, tout en garantissant un minimum d’heures de travail. La rémunération pourrait être lissée sur l’année et se traduire par un revenu minimum assuré par mois. D’autres droits sociaux de base devraient être introduits : il faut en particulier prévoir le bénéfice, en cas d’accident de travail ou de maladie, d’indemnités, comme à l’extérieur, garantissant un revenu le temps d’interruption du travail. Idem pour le chômage technique ou l’assurance chômage.
Outre ces droits individuels, pensez-vous qu’il soit possible de faire entrer des droits collectifs ?
Il ne faut pas se laisser enfermer dans l’idée qu’il ne peut pas y avoir de droits collectifs en prison. Ces droits peuvent s’exercer selon des modalités particulières. La loi de 2009 prévoit elle-même la possibilité pour les personnes détenues de s’exprimer sur les activités proposées. Rien ne s’oppose à l’instauration de formes d’expression collective sur les conditions de travail. Dans des discussions que j’ai pu avoir avec des responsables d’établissements, la question de la représentation est souvent balayée au motif qu’il existerait un risque de « caïdat » ou, au contraire, que le représentant des détenus travailleurs pourrait encourir des représailles dès qu’un collègue s’estimerait lésé. Mais rien n’interdit d’imaginer, par exemple, une représentation tournante et/ou un délégué ayant un statut d’observateur, et non de négociateur. Par ailleurs, il faut rappeler que se syndiquer est un droit fondamental, qu’on ait ou non un contrat de travail. L’exercice effectif du droit syndical peut ensuite faire l’objet de modalités particulières. Enfin, il est également possible d’envisager qu’un détenu puisse faire grève. Il pourrait par exemple le faire savoir, ne pas se rendre au travail et rester en cellule.
Vous défendez une réforme globale du travail en prison qui dépasse la question des droits et s’attache aussi au contenu. Quelle offre proposer, pour que le travail en prison ait enfin du sens ?
La population carcérale est loin d’être homogène, il faut en tenir compte. On peut imaginer trois types d’offre, suivant les profils. Pour les personnes atteintes de troubles psychiques importants et qui ne sont pas sérieusement en capacité de travailler, il faudrait développer des Esat, comme cela a été fait à Val-de-Reuil. Ensuite, il y a toutes les personnes qui n’ont jamais travaillé : plutôt que de les écœurer avec des tâches abrutissantes et sous-payées, on devrait les orienter vers des dispositifs de formation professionnelle ou d’insertion par l’activité économique (IAE), afin de leur permettre de s’inscrire dans un véritable parcours vers l’emploi. Enfin et surtout, une bonne part des personnes détenues est capable de réaliser le même travail que n’importe quel salarié à l’extérieur. On ne voit donc pas pourquoi elles devraient le faire dans des conditions aussi dégradées que dégradantes.
Qu’est-ce qui retient l’administration pénitentiaire de prendre le chemin de la réforme ?
La direction de l’administration pénitentiaire a organisé en 2016 des groupes de travail sur le sujet. Des propositions ont été faites, mais la situation semble aujourd’hui au point mort. Parmi diverses causes possibles, on ne doit pas sous-estimer la crainte des réactions de certains personnels surveillants et syndicats. Pour eux, qui sont d’origine socio-économique proche de celle de la majorité des détenus, la question est : pourquoi appliquerait-on aux prisonniers les mêmes normes que celles appliquées aux gens honnêtes à l’extérieur ? Je crois d’ailleurs que c’est ce qui pèse dans l’ensemble de la société et qui empêche qu’il y ait une volonté politique clairement affichée.
Comment faire évoluer la question et forcer l’administration à s’y confronter ?
Il est évident que les actions en défense, en particulier de l’OIP, par-delà les dossiers individuels, contribuent à maintenir la pression, à alerter sur la situation, à rappeler l’impérieuse nécessité d’une réponse globale à l’absence de statut du travail en prison. À l’occasion de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée en 2015, en quelques jours, une pétition avait été signée par 375 universitaires, principalement professeurs de droit, appelant à « sonner le glas d’un régime juridique aussi incertain qu’attentatoire aux droits sociaux fondamentaux des personnes incarcérées ». Sur la lancée, quelques personnes ont souhaité ne plus s’en tenir aux dénonciations récurrentes mais réfléchir à une proposition globale. Ce travail a commencé. Une fois une première esquisse achevée, il serait à mon sens utile d’éviter l’entre soi universitaire et d’ouvrir la démarche à toute bonne volonté ayant un savoir en la matière : entrepreneurs, membres d’associations telles que l’OIP ou de l’administration pénitentiaire qui souhaiteraient s’associer à titre personnel, etc. Ceci permettrait de critiquer et d’enrichir un projet global incluant travail, emploi, formation professionnelle et protection sociale. Reste que, pour que les choses bougent vraiment, il faut évidemment une volonté politique. En attendant, ceci ne doit pas nous interdire de nous mettre en mouvement !
Propos recueilli par Laure Anelli
* Auteur d’un rapport d’information sur le travail pénitentiaire en juin 2002.
- Lire la tribune signée par 300 universitaires publiée le 23 juin 2018 dans L’Obs : « Le droit des travailleurs en prison est bafoué ».