C’est une position pour le moins paradoxale qu’a adoptée le Conseil d’État le 27 juillet dernier. Saisi des conditions dramatiques de détention à la maison d’arrêt de Nîmes, il reconnaît qu’elles s’apparentent à des traitements inhumains mais se déclare impuissant pour prononcer des mesures structurelles susceptibles d’y mettre un terme. Selon lui, son intervention se limite à « des mesures d’urgence que la situation permet de prendre utilement et à très bref délai ». Sans effet sur le véritable problème : la surpopulation.
Sur-occupation chronique, insalubrité, prise en charge médicale et psychologique défaillante, carences en matière de sécurité… Depuis des années, les conditions indignes de détention à la maison d’arrêt de Nîmes sont dénoncées de toutes parts. Un constat confirmé par le Conseil d’État, lorsqu’il évoque dans sa décision des conditions qui « exposent les personnes qui y sont soumises à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave à une liberté fondamentale ». Une condamnation sans équivoque de la part de la plus haute juridiction administrative française, qui appelle inévitablement une réponse ferme et vigoureuse ? Eh bien non. Car dans le même temps, le Conseil d’État se déclare largement incompétent. Considérant qu’il ne relève de son pouvoir que de prendre des mesures d’urgence pouvant avoir un effet immédiat, il se borne à ordonner des ajustements marginaux au vu de la gravité de la situation. Un aveu d’impuissance qui ne peut qu’inquiéter quant aux garanties de protection des droits fondamentaux dans notre pays.
A trois dans 9 m2
La maison d’arrêt de Nîmes est l’un des établissements les plus surpeuplés de France. Prévue pour 192 détenus, elle en accueillait 357 au 1er juillet 2015. Ces dernières années, le taux d’occupation est rarement passé en dessous de la barre des 200 %, avec des pics pouvant atteindre 240 %. Les personnes détenues peuvent ainsi être entassées à deux, voire trois, dans des cellules d’une superficie moyenne de 9 m2. « Une troisième personne vient de nous être imposée » écrivait un détenu à l’OIP en février 2015. Précisant : « Notre cellule fait à peine 9 m2 et cette personne gravement malade et âgée doit dormir sur une armoire couchée sur le côté, qui fait 50 cm de large et 85 cm de haut, avec le matelas qui dépasse, un couchage très instable et inadapté à son état de santé. » Une surpopulation aux effets multiples, à commencer par le manque d’intimité et les fortes tensions entre personnes détenues. « Tout devient source de conflit, même les programmes télé […], au même titre que les bruits, les odeurs et l’hygiène des personnes et des cellules », confiait récemment à l’OIP une personne incarcérée. Les codétenus doivent partager des toilettes situées à l’entrée de la cellule et séparées du reste de la pièce par une simple cloison en bois et deux portes battantes ne fermant pas entièrement. La surpopulation impacte également l’accès aux soins. En 2012 déjà, le préfet indiquait que « les partenaires socio-éducatifs et sanitaires ne [pouvaient] répondre dans un délai raisonnable à tous les besoins et à toutes les demandes des détenus ». Le délai d’attente pour un premier rendez-vous avec un psychologue est de six mois, sept pour un dentiste. Une situation encore aggravée par le sous-effectif constant de l’équipe médicale : lors d’une visite réalisée en 2012, les services du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) notaient qu’un mi-temps de médecin généraliste n’était pas pourvu. De son côté, le poste de psychologue a été régulièrement vacant depuis plus d’un an, à la suite de démissions successives des praticiens. L’engorgement se retrouve encore au niveau du service pénitentiaire d’insertion et de probation, avec un délai moyen de huit mois pour obtenir un rendez-vous avec un conseiller et, pour corollaire, une diminution des aménagements de peine et permissions de sortir. S’y ajoute une pénurie d’offre de travail et d’activités. Seuls 17 % des détenus occupent un poste de travail dans l’établissement, un chiffre en baisse constante – il était de 28 % en 2010 – et bien inférieur à la moyenne nationale de 24 %. Les activités socio-culturelles sont elles aussi en berne. En 2013, le budget qui y était consacré était de… 1 130 euros. « Bref, l’oisiveté augmente », commentait la directrice-adjointe de l’établissement dans la presse en 2013 (1). Précisant : « Faute d’activités en nombre suffisant, les détenus passent plus de temps en promenade ou en cellule, ce qui provoque plus de conflits. Ce n’est pas dans la cour de promenade que le détenu travaille à sa réinsertion. »
En attendant une solution pérenne
Le Conseil d’Etat déplore vivement cette situation. Il pointe une maison d’arrêt « confrontée à un taux de sur-occupation élevé » entraînant un espace disponible de « 1,33 m2 par personne dans le cas d’une cellule occupée par trois personnes », des conditions « qu’aggravent encore la promiscuité et le manque d’intimité ». Pourtant, il se contente d’exiger de l’administration pénitentiaire qu’elle prenne « dans les meilleurs délais, toutes les mesures qui apparaîtraient de nature à améliorer, dans l’attente d’une solution pérenne, les conditions matérielles d’installation des détenus durant la nuit ». Statu quo donc, puisque l’administration s’efforce déjà d’aménager l’existant dans l’attente de jours meilleurs. Pour être pérenne, la solution doit permettre d’endiguer la surpopulation de l’établissement à la source de ces graves dysfonctionnements. L’OIP, à l’origine de la saisine du Conseil d’Etat (2), avait notamment demandé l’octroi de moyens financiers, humains et matériels supplémentaires ainsi que toutes mesures de réorganisation des services permettant le développement du prononcé des aménagements de peine et autres mesures alternatives à l’incarcération. Des requêtes qui « ne sont pas au nombre des mesures d’urgence que la situation permet de prendre utilement à très bref délai », selon le Conseil d’Etat, qui en conclut qu’elles ne relèvent pas de son champ d’application.
Lutte contre l’insalubrité : un cautère sur une jambe de bois
Il en est de même pour les travaux que réclamait l’OIP pour mettre un terme à la vétusté et l’insalubrité qui caractérisent la prison de Nîmes depuis des années : réfection des cellules dégradées, mise aux normes en termes d’aération, d’isolation et de luminosité de l’ensemble des cellules, rénovation des parloirs, cloisonnement des sanitaires et des douches, etc. Considérant qu’il n’est pas de son ressort de les demander, le Conseil d’Etat exige de l’administration qu’elle prenne « dans les meilleurs délais, toute mesure de nature à assurer et à améliorer l’accès aux produits d’entretien des cellules et à des draps et couvertures propres ». Si les témoignages recueillis par l’OIP pointent en effet l’état déplorable du linge de lit distribué par l’administration pénitentiaire – déchiré, troué, souvent sale car simplement passé à l’eau en cas de pénurie de lessive – l’insalubrité des conditions de détention va cependant bien au-delà. Il n’y a par exemple à la maison d’arrêt ni isolation thermique ni système d’aération. « Nous laissons la fenêtre ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Si nous la fermons, nous ne pouvons plus respirer normalement et l’humidité s’installe, du coup de la moisissure apparaît. Les cellules au nord ont les murs et le plafond souvent noirs de moisissure », témoignait récemment un détenu. En 2007 déjà, la direction régionale des affaires sanitaires et sociales avait pointé l’absence de ventilation obligeant les détenus à ouvrir leurs fenêtres pour bénéficier d’un renouvellement d’air suffisant. Et regretté qu’« ils subissent ainsi directement les conditions atmosphériques extérieures » : les cellules sont glaciales en hiver et se transforment en fournaise en été. Cours de promenade, salles d’activités, parloirs, douches… Les parties communes sont également touchées par la vétusté et l’insalubrité, avec des traces d’humidité, une peinture qui s’écaille et des infrastructures détériorées et mal entretenues. La surpopulation accélère encore la dégradation et diffère tout projet de réfection en raison de l’indisponibilité de cellules vides. En quarante ans, le quartier hommes n’a jamais été rénové.
Sécurité incendie : le Conseil voit rouge
Il y a un domaine cependant sur lequel le Conseil d’État n’a pas voulu transiger : la prévention des risques incendie. Le 25 février 2015, la sous-commission départementale pour la sécurité contre les risques d’incendie et de panique avait émis un avis favorable à l’exploitation de l’établissement, en prescrivant néanmoins des mesures qui n’ont pas toutes été mises en oeuvre. Le Conseil d’État y voit une situation « de nature à engendrer un risque pour la sécurité de l’ensemble des personnes fréquentant l’établissement, constituant par la même une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, dans des conditions caractérisant une situation d’urgence ». Il exige dès lors la dotation de l’accueil familles d’une alarme incendie, des travaux de modification du système de sécurité incendie et un diagnostic de sécurité sur le désenfumage du quartier hommes.
Les droits fondamentaux ? Si possible…
Aussi nécessaires qu’elles soient, les mesures exigées par le Conseil d’État apparaissent bien dérisoires au regard de son constat de traitements inhumains ou dégradants. Pour expliquer ce décalage, il précise que « le caractère manifestement illégal de l’atteinte à la liberté fondamentale en cause doit s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente ». En d’autres termes, l’atteinte au droit serait grave mais son illégalité à relativiser, puisque l’administration pénitentiaire n’a pas d’autres options que d’accueillir les personnes qui lui sont confiées. C’est ignorer que l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, consacrée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, fait partie du socle des normes impératives auquel les États ne peuvent se soustraire sous aucun prétexte et en aucune circonstance. Si la plus haute juridiction administrative du pays ne se considère pas compétente pour la faire respecter, la seule voie de recours possible se situe au niveau des juridictions européennes.
L’inertie face à un concert de dénonciations
Les rapports alertant les pouvoirs publics sur les conditions de détention à la maison d’arrêt de Nîmes se sont succédé au fil des ans. En 1999, l’OIP dénonçait déjà une prison « notoirement sur-occupée » et une « promiscuité portée à son paroxysme ». En 2007, la Commission nationale de déontologie de la sécurité constatait que « les conditions de vie actuelles des détenus et le couchage de certains d’entre eux à même le sol ne satisfai[sait] pas aux exigences de respect de la dignité humaine » et appelait à ce que des « mesures et instructions utiles soient prises au niveau national ». En octobre 2012, les avocats du barreau de Nîmes s’émouvaient à leur tour. Ils préconisaient la création de postes supplémentaires de professeurs des écoles, de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation et de personnels de santé, la restructuration du parloir, ainsi que le développement des peines alternatives pour désengorger l’établissement pénitentiaire. A l’issue d’une visite de la maison d’arrêt effectuée en décembre 2012, le député Fabrice Verdier leur faisait écho. Dressant un constat accablant : « un parloir qui se compose d’une immense salle dans laquelle toutes les familles sont réunies sans aucune intimité et dans le brouhaha, des soins qui ne peuvent tous être assurés faute de personnel, des prises en charge psychiatriques insuffisantes, des surveillants non remplacés, bref des conditions de vie dignes du XIXe siècle qui génèrent du stress et ajoutent de la violence à la violence ». Il alertait la garde des Sceaux sur « la nécessité d’agir vite pour faire tomber la pression dans cet établissement ». En janvier 2014, il était rejoint dans sa démarche par le député Christophe Cavard. Dans une lettre ouverte à la ministre, ce dernier s’inquiétait : « L’état de la détention à la maison d’arrêt de Nîmes nécessite une dotation financière exceptionnelle et immédiate pour répondre aux problématiques repérées. L’urgence de la situation ne permet plus d’attendre l’application de la réforme, il faut agir dès à présent. » Les pouvoirs publics sont pourtant restés inactifs. Pire, les crédits alloués à l’établissement ont baissé, en dépit de l’explosion de la population hébergée : entre 2009 et 2013, le budget annuel de fonctionnement de la maison d’arrêt est passé de 1 926 239 euros à 1 517 719 euros.
La Cour européenne appelée à pallier l’impuissance de la justice française
La section française de l’OIP avait saisi le juge administratif le 17 juillet dernier et demandé des mesures pour qu’il soit mis fin à la situation inacceptable de la maison d’arrêt de Nîmes. Estimant qu’il n’y avait pas d’atteinte grave aux droits fondamentaux et que la situation d’urgence n’était pas démontrée, le tribunal administratif de Nîmes avait rejeté cette requête. Dans son ordonnance du 30 juillet, le Conseil d’Etat va donc plus loin, en reconnaissant que les conditions de détention de la prison de Nîmes exposent les personnes qui y sont détenues à des mauvais traitements. Mais, en s’arrêtant au milieu du gué, il consacre le fait qu’il n’existe pas en France de recours effectif permettant de protéger les droits fondamentaux des personnes détenues. Dès lors, quatre détenus de la maison d’arrêt de Nîmes ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), avec le soutien de l’OIP. Il s’agit bien sûr de faire reconnaître la violation de leurs droits mais, au-delà, d’exiger de la France qu’elle s’attaque de façon plus volontariste aux facteurs à l’origine de cette violation. Dix détenus du centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, ont déposé des plaintes auprès de la CEDH dans le même objectif. Lorsqu’elle est saisie d’affaires qui révèlent des problèmes structurels et systémiques, la Cour peut prononcer des arrêts dits « pilotes », dans lesquels elle exige des États membres qu’ils fassent cesser l’atteinte au droit, mais aussi qu’ils créent un cadre juridique permettant d’éviter qu’elle ne se renouvelle. Elle a ainsi condamné l’Italie, la Bulgarie, la Russie, la Pologne, la Roumanie et la Belgique, leur enjoignant de réduire le recours à l’emprisonnement et de mettre en place un dispositif de recours apte à faire cesser les mauvais traitements résultant de leur surpopulation carcérale.
Delphine Payen-Fourment et Cécile Marcel, OIP-SF
(1) « Il vaut mieux un détenu sous bracelet électronique que sur un matelas au sol », Libération, 17 juin 2013.
(2) Aux côtés de l’ordre des avocats de Nîmes, du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la magistrature.