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Détention provisoire, l’interminable attente

Le recours à la détention provisoire est censé être exceptionnel. Pourtant, près de 20 000 personnes sont actuellement détenues dans l’attente de leur jugement. Ces incarcérations massives contribuent largement à la surpopulation carcérale et soumettent prévenus comme condamnés à des conditions de vie particulièrement indignes. Les réformes engagées sur le dernier quinquennat sont loin d’être à la hauteur du problème. Les solutions, pourtant connues, se font toujours attendre.

En principe, « toute personne mise en examen, présumée innocente, demeure libre ». La détention provisoire ne devrait ainsi être prononcée qu’en dernier recours, et son usage, rester exceptionnel. Pourtant, 19 582 personnes étaient détenues sous le statut de prévenues[1] au 1er novembre, un nombre tendanciellement en hausse depuis 2015 (voir graphique 1).

Courbes graphiques de l'évolution de la détention provisoire

Première source de placements en détention provisoire, la comparution immédiate a expédié plus de 30 000 personnes derrière les barreaux en 2021[2] (voir infographie 2), le plus souvent pour quelques jours[3], dans l’attente d’une audience ou dans le cadre de son renvoi. Viennent ensuite les mandats de dépôt décernés dans le cadre d’une instruction environ 25 000 en 2021[4].

À ces deux principales voies d’incarcération avant condamnation, le législateur a, sur proposition du gouvernement, cru bon d’en ajouter une nouvelle en créant, en 2019[5], la comparution à délai différé[6]. Celle-ci autorise le procureur – dans les cas où les actes d’enquête ordonnés tardent à produire leurs résultats, faisant obstacle à la comparution immédiate de la personne – à l’incarcérer jusqu’à son jugement, pour une durée qui peut atteindre deux mois[7]. Cette nouvelle voie connaît une croissance spectaculaire, avec une augmentation de 38 % en un an. On enregistrait plus de 4 200 placements en détention provisoire dans ce cadre en 2021[8]. Le nombre de placements liés à une comparution immédiate et à une instruction continuant eux aussi d’augmenter (respectivement de + 7 % et + 4 % sur la même année)[9], il est probable que la comparution à délai différé suscite en réalité l’incarcération de personnes qui, auparavant, auraient été laissées en liberté et placées sous contrôle judiciaire.

Cause de surpopulation carcérale

Si le nombre de détentions provisoires liées à la comparution immédiate est le plus important, c’est celles occasionnées par l’instruction qui « pèsent » en réalité le plus lourd en prison (voir infographie 3). En cause, des durées beaucoup plus longues – et qui ne cessent de croître (lire page 17)[10]. Que ce soit par leur nombre ou par leur durée, les placements en détention provisoire jouent un rôle considérable dans l’état de surpeuplement des maisons d’arrêt[11], qui atteint des proportions toujours plus dramatiques (lire page 4) : les personnes prévenues représentaient près de 40 % de la population détenue en maison d’arrêt au 1er novembre 2022. Paradoxalement, ces milliers de personnes présumées innocentes[12] se retrouvent à vivre dans les conditions de détention les plus punitives qui soient. Les voilà contraintes de partager une cellule de neuf mètres carrés avec une ou deux autres personnes – voire plus, parfois de dormir sur un matelas posé à même le sol ; d’y rester claquemurées jusqu’à vingt-deux heures sur vingt-quatre sans autre activité que la promenade ; de subir les infestations de cafards, rats et punaises de lits, les murs couverts de moisissures, les odeurs provenant des toilettes ouvertes sur la cellule, les températures glaciales lorsque la fenêtre est cassée (lire notamment pages 9 à 11). Avec souvent une seule question en tête, obsédante : pour combien de temps encore ?

Livrées à leur sort

Dans ces établissements surpeuplés, les personnes prévenues sont souvent délaissées des services pénitentiaires d’insertion et de probation (Spip). « Il y a un flux tellement important en maison d’arrêt qu’au niveau des Spip, la priorité est mise sur les condamnés, pour préparer la sortie, un aménagement de peine, etc. On peut vite avoir tendance à ne pas prendre le temps d’aller voir les personnes prévenues », regrette Dorothée Dorléacq, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation, représentante de la CGT Insertion-probation. « Mes clients ne voient le Spip qu’une ou deux fois par an, fustige Me Chloé Redon, avocate au barreau de Paris. Rien n’est fait. Ils pourraient monter un projet de demande de mise en liberté : pour cela, il faut une promesse d’embauche, des preuves de réinsertion. Si l’avocat ne s’en charge pas, ils sont seuls. » « Nous, on gère surtout l’aménagement des peines, ce sont plutôt les avocats qui font ça, reconnaît Dorothée Dorléacq. Mais effectivement, la conséquence c’est que, selon les avocats, les gens ne sont pas égaux face à la remise en liberté. » Détenu à la prison de Lille-Annœullin, isolé et maîtrisant mal le français, Monsieur M., qui avait semble-t-il attendu presqu’un an avant d’obtenir un premier rendez-vous au Spip afin de régler des difficultés sociales, rapporte à l’OIP avoir dû patienter six mois de plus pour décrocher un second entretien, dans l’espoir – très vite déçu – de monter un dossier de demande de mise en liberté. Quant à son avocate, elle s’est contentée de lui indiquer la liste de pièces à réunir (promesse d’embauche et attestation d’hébergement), une mission quasi impossible à accomplir seul depuis la prison, sans accès à Internet – d’autant plus que les personnes prévenues ne peuvent bénéficier de permissions de sortir. Elles sont aussi confrontées à l’absence de structures pouvant leur offrir l’hébergement et la prise en charge parfois requis par leur situation, dans un contexte d’hyperspécialisation des dispositifs. « Les centres d’hébergement et de réinsertion sont tellement saturés… Il existe des places fléchées pour les personnes condamnées qui sortiraient en aménagement de peine, mais on n’a pas d’équivalent pour les personnes prévenues, sauf pour des publics spécifiques, comme les auteurs de violences conjugales. Pour ceux-là, on a des structures sous convention avec l’administration, qui permettent de les éloigner du domicile familial sans pour autant les incarcérer. Il faudrait que les autorités mettent les mêmes moyens pour accueillir plus largement les personnes sous contrôle judiciaire », estime Dorothée Dorléacq. En attendant, la moitié des personnes placées en détention provisoire restent derrière les barreaux jusqu’à leur jugement[13], dans des conditions absolument défavorables à la préparation de leur défense (lire page 17). Une situation qui les condamne presque à coup sûr à une peine de prison ferme.

Pour tous les avocats et magistrats interrogés dans le cadre de cette enquête, il ne fait aucun doute que le statut – libre ou détenu – de la personne au moment du jugement pèse lourdement sur la peine prononcée. « Comparaître libre, ça change tout – enfin beaucoup de choses, reconnaît un magistrat. Vous vous présentez devant un tribunal ou une cour d’assises a priori en meilleure santé, y compris mentale ; vous êtes davantage en capacité d’avoir préparé votre défense ; vous avez la possibilité d’apporter des garanties au tribunal, sur le fait que vous êtes sorti de la délinquance, que vous avez trouvé un travail, etc. » Un constat objectivé par des études statistiques : une recherche publiée en 2013[14] établit qu’à faits égaux et toutes choses égales par ailleurs, un placement en détention provisoire multiplie par huit le risque d’être condamné à un emprisonnement ferme (lire aussi page 18). Aussi, une étude datée de 2016 montre que les personnes ayant fait de la détention provisoire sont neuf fois sur dix condamnées à une peine de prison ferme, contre 38 % des auteurs laissés libres, et pour des durées deux fois plus longues[15] que ces derniers.

Des réformes largement insuffisantes

Le mal est connu, et depuis longtemps déjà. Adoptée dans le but de limiter l’usage de la détention provisoire, la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence – la dernière réforme d’ampleur sur le sujet – avait notamment porté la création d’une Commission de suivi de la détention provisoire. Si sa tâche était compliquée par des lacunes persistantes dans le recueil des données statistiques, son enjeu n’en restait pas moins essentiel : en évaluer le plus finement possible les ressorts, afin de pouvoir agir sur ses causes. Mais celle-ci a été dissoute le 7 décembre 2020 par la Loi d’accélération et de simplification de l’action publique. Preuve de l’indifférence des pouvoirs publics pour la question ? Toujours est-il qu’aucune des deux réformes pénales engagées sur le dernier quinquennat ne s’en est véritablement emparé.

En proposant la mise en place des cours criminelles départementales dans la Loi de programmation pour la justice de 2019, Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, avait l’ambition de s’attaquer aux très longs délais d’audiencement, qui poussent les magistrats à correctionnaliser un certain nombre de crimes, notamment les infractions sexuelles. Mais les premiers retours de l’expérimentation ne laissent pas présager d’amélioration notable, et semblent même suggérer que cette réforme pourrait au contraire, par ricochets, aggraver la situation (lire page 19). Pire, cette même loi, en instaurant la comparution à délai différé, créait un nouveau canal de mises en détention provisoire.

Avec sa Loi pour la confiance dans l’institution judiciaire adoptée en 2021, Éric Dupond-Moretti prétendait lui aussi jouer sur les durées de détention provisoire en introduisant de nouvelles obligations en matière de motivation au-delà de huit mois, au profit de l’assignation à résidence sous surveillance électronique (Arse)[16]. Une mesure bien timide, dont on peut d’ores et déjà dire qu’elle restera sans effet. « En réalité, on peut toujours motiver. Il suffit de faire deux phrases pour dire que l’Arse ne sera pas suffisante », fait remarquer une magistrate. C’est d’autant plus vrai que pour la plupart des magistrats, cette mesure, jugée trop lourde à gérer et insuffisamment sécurisante[17], peine à trouver sa place entre le contrôle judiciaire et la détention provisoire. « Ma posture est de dire que si j’estime qu’un bracelet est possible, c’est qu’un contrôle judiciaire est suffisant », explique une autre.

Surtout, comme l’OIP le soulignait déjà en 2021, aucune de ces réformes ne s’est attaquée à un pan pourtant essentiel du problème : la masse des placements initiaux en détention provisoire.

Injonctions contradictoires

D’après le code de procédure pénale, la détention provisoire peut être ordonnée dès lors que la personne mise en examen encourt au moins trois ans de prison, ce qui est le cas pour la totalité des crimes et pour une très grande partie des délits (le vol simple ou la menace de mort par exemple), d’autant plus par le jeu des circonstances aggravantes. Ainsi, la peine encourue pour la détérioration d’un bien est portée de deux à cinq ans lorsque l’infraction a été commise par une personne dissimulant son visage, ou par plusieurs personnes, ou dans un lieu destiné à l’entrepôt de marchandises ou matériels « en pénétrant dans les lieux par ruse, effraction ou escalade » ou encore lorsque le bien dégradé est « destiné à l’utilité ou à la décoration publique » – la liste n’est pas exhaustive[18]. Par ailleurs, une personne placée sous contrôle judiciaire peut être incarcérée en cas d’irrespect de ses obligations. Le contrôle judiciaire pouvant être ordonné pour tout délit dont la peine encourue est supérieure ou égale à un an, la loi permet en réalité d’envoyer derrière les barreaux « des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions d’une gravité très relative »[19], relèvent les chercheurs Arnaud Derbey et Sacha Raoult.

« D’un côté, le législateur se plaît à rappeler que la détention provisoire doit être exceptionnelle, mais de l’autre, il multiplie sans cesse les possibilités de la prononcer », dénonce Katia Dubreuil, juge d’instruction à Paris, membre du Syndicat de la magistrature. C’est encore ce que s’apprête à faire le gouvernement dans le cadre de son nouveau plan de lutte contre le trafic de cigarettes. Son porte-parole annonçait en effet début décembre sa volonté de renforcer les incriminations visant la vente illégale de tabac au détail : la vente à la sauvette ne sera donc bientôt plus passible d’un an, mais de trois ans de prison, si bien qu’il sera possible pour les magistrats d’incarcérer une personne dans l’attente d’un jugement pour ce simple fait.

En pénalisant toujours plus de comportements, en créant toujours plus de circonstances aggravantes, en réhaussant toujours plus les peines encourues, les gouvernements successifs n’ont cessé d’étendre le champ des infractions susceptibles de donner lieu au prononcé d’une mesure de détention provisoire. « La vraie solution pour s’y attaquer, ce n’est pas d’obliger les magistrats à rédiger deux phrases de plus pour aboutir à une formulation tautologique, tance Katia Dubreuil. C’est de prendre le taureau par les cornes et d’abord de remettre du sens dans les seuils et les peines encourues. Et ensuite de créer des dispositions procédurales de sorte qu’on ne puisse plus recourir à la détention provisoire pour des faits pour lesquels ce n’est pas absolument indispensable. »

Des solutions connues de longue date

« Il s’impose, impérativement et sans délai, d’une part de réduire le nombre de placements en détention provisoire, d’autre part, de réduire la durée de ces détentions », recommandaient déjà, en 2018, le magistrat Bruno Cotte et l’avocate Julia Minkowski dans leur rapport sur le sens et l’efficacité des peines, commandé par la garde des Sceaux d’alors dans le cadre des Chantiers de la justice. Ils avançaient plusieurs pistes pour y parvenir : dépénaliser un certain nombre de délits afin de réduire le nombre d’infractions susceptibles de donner lieu à détention provisoire ; élever le seuil d’emprisonnement encouru autorisant une telle mesure ; réexaminer les critères permettant de l’ordonner, « certains d’entre eux, tels le risque de renouvellement de l’infraction relevant parfois plus de l’intuition que de ce qui devrait être une argumentation juridique ». Pour agir sur les durées, le rapport suggérait encore une réduction du nombre de prolongations susceptibles d’être ordonnées, « voire que soit interdite la prolongation de la détention provisoire pour certains types d’infractions (infractions contre les biens) ou lorsque la peine encourue est inférieure à un certain quantum ». Autant de pistes qui, par manque de courage ou de volonté politique, ont été totalement ignorées des réformes qui suivirent.

Par Laure Anelli

Cet article a été publié dans la revue Dedans Dehors N°117. Pour commander le numéro complet cliquez ici


[1] Dans les statistiques pénitentiaires, « est prévenue toute personne poursuivie se trouvant dans l’attente d’un jugement ou n’ayant pas encore été définitivement condamnée » (délai ou procédure d’appel en cours)
[2] Ministère de la justice, SDSE, Statistiques trimestrielles de milieu fermé au 31 décembre 2021, tableau 17.
[3] 0,4 mois en moyenne en 2019 (Ministère de la Justice, Chiffres clés de la justice 2020). En 2014, 71 % étaient jugés dans les quatre jours (Ministère de la Justice, Infostat Justice n°146, décembre 2016).
[4] Ministère de la justice, SDSE, Statistiques trimestrielles de milieu fermé au 31 décembre 2021, tableau 17.
[5] Loi n° 2019-222 du 19 mars 2019
[6] Article 397-1-1 du code de procédure pénale.
[7] Elle s’applique pour des délits punis d’au moins 2 ans de prison, 6 mois en cas de flagrant délit.
[8] Chiffres clés de la justice 2022
[9] Calculs établis à partir des Chiffres clés de la justice 2021 et 2022.
[10] Lire aussi A. Kensey, C. Mouhanna, « La détention provisoire en France : un provisoire qui dure, dans l’indifférence », janvier 2020.
[11] Prisons en principe réservées aux personnes prévenues ou condamnées à des peines de moins de deux ans.
[12] 606 demandes d’indemnisations en réparation de détentions provisoires non suivies de condamnations avaient été déposées en 2021 (Chiffres clés de la justice 2022). Un chiffre qui ne rend qu’imparfaitement compte du nombre de personnes emprisonnées à tort, certaines personnes renonçant à demander réparation.
[13] Commission de suivi de la détention provisoire, rapport 2015-2016.
[14] V. Gautron, J.-N. Retière, « Des destinées judiciaires pénalement et socialement marquées », in Danet J., La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
[15] G. Vaney, « La détention provisoire des personnes jugées en 2014 », Infostat justice n°146, décembre 2016.
[16] « Projet de loi Confiance dans la justice : derrière une réforme timide, des logiques dangereuses », Dedans Dehors n°111, juin 2021.
[17] « Bracelet électronique : avant jugement, le gadget ne convainc pas », Dedans Dehors n°111, juin 2021.
[18] Articles 322-2 et 322-3 du code pénal.
[19] A. Derbey et S. Raoult, Faut-il avouer pour sortir de détention provisoire ? Étude de 117 trajectoires de détention à Marseille, Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux, n° 12, 2018.