La religion occupe une place importante en prison, mais rarement comme un problème. Elle représente surtout un soutien pour les détenus, un espace où les relations se normalisent, une possibilité d’affiliation à un groupe protecteur au sein d’un univers violent. C’est aussi l’espoir d’une rédemption, ou plus prosaïquement, un moyen de sortir de cellule quand règne le manque d’activités. Comme à l’extérieur, les musulmans rencontrent néanmoins le plus de difficulté. Leur prise en considération n’a émergé que sous le prisme de la lutte contre la radicalisation, marquée d’une suspicion généralisée. La réponse apportée faite de surveillance intensive et d’amalgames, tend à convaincre ceux qui ne l’étaient pas encore du caractère « anti-islam » de la société. Et de produire une fois encore l’effet inverse de celui recherché : plus de rejet des institutions, plus de passages à la violence.
Pourquoi vous intéresser à la religion quand il y a tant d’autres problèmes bien plus pressants?» En près de deux ans d’enquête, en 2011 et 2012, les sociologues Céline Béraud et Claire de Galembert ont été ainsi interpellées à maintes reprises. Pour la plupart des détenus comme des personnels, le fait religieux n’apparaît pas comme une préoccupation majeure du quotidien carcéral. Autre indice : en vingt ans d’existence, la section française de l’OIP n’a presque jamais eu à se pencher sur cette question, qui émerge rarement des sollicitations des détenus et intervenants en prison.
La religion comme refuge
Si les problèmes religieux restent dérisoires en comparaison de l’oisiveté, la surpopulation, la violence et l’impuissance qui font le quotidien du détenu, la demande spirituelle est forte en détention. Un phénomène de « sur-religiosité » y est observé. Non pas à travers une pléiade de conversions, peu nombreuses d’après les chercheurs. On assiste plutôt à une intensification des pratiques chez ceux qui avaient, avant leur incarcération, un ancrage religieux, même léger. Derrière l’appel spirituel se niche le besoin de trouver du sens, dans un environnement qui en est dépourvu. Ainsi le résume Anne Lécu, médecin à la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis et sœur dominicaine : « Quand on est face à soi, les questions existentielles émergent. On s’interroge sur ce qui vous a amené là ou comment vivre avec l’acte commis. » Les questions de la culpabilité et du pardon sont forcément très présentes. « S’acquitter de ses devoirs religieux constituerait une manière « d’effacer l’ardoise » ou de « repartir à zéro » (1). L’observance des règles religieuses apporte aussi une discipline qui restructure le quotidien et peut se révéler « parfois un instrument de sortie de la délinquance » (Béraud, Galembert, Rostaing).
Le recours à la religion s’explique encore par le besoin vital de créer des solidarités et systèmes de protection, au sein d’une institution faisant peu de cas du respect de la personne et de son intégrité. Gabi Mouesca témoigne du renforcement de sa foi au cours de ses dix-sept années de détention. Il évoque des « béquilles évangéliques », décrivant le soutien que lui a apporté la lecture quotidienne des textes chrétiens pour « résister au mal carcéral ». Le militant basque estime aussi que la sensibilité de certains aux sirènes de la religion est avant tout « un problème de misère sociale » : « L’abandon dans lequel se trouvent certains prisonniers, leur situation économique désastreuse, peut les conduire à chercher une solidarité effective, qui passe par les affinités nationales, culturelles ou religieuses. » La sociologue Ouisa Kies étaye ce constat : « Les détenus les plus fragiles, ceux qu’on appelle les “indigents”, qui n’ont pas de contact avec leur famille, pas de parloir, pas de mandat (pas d’argent dans la prison) sont souvent pris en charge par des détenus qui les accompagnent socialement et économiquement. » Parmi ces « protecteurs » se trouvent des caïds, mais aussi des religieux. « C’est par une approche d’abord économique et sociale qu’ils essaient d’entraîner dans le groupe des individus plutôt fragiles. » (2)
D’autres prisonniers s’avèrent particulièrement vulnérables et en quête de protection. Hassan el Alaoui Talibi, aumônier national musulman, constate ainsi que « des détenus condamnés pour des faits graves de viol ou d’agressions sexuelles, notamment sur des enfants, susceptibles d’être la cible de violences de la part de leurs codétenus, adoptent parfois les rituels du culte musulman pour se mettre sous la protection de la communauté (3) ». Le culte catholique peut également devenir un refuge pour ces parias entre les parias, et la rencontre avec l’aumônier un moment de socialisation et d’humanité tel qu’il leur en est peu offert. Céline Béraud et Claire de Galembert rapportent que « des détenus [leur] ont raconté les larmes aux yeux l’importance des conversations banales qu’ils avaient avec les aumôniers et ne pouvaient avoir avec personne d’autre ». C’est une autre dimension de l’attrait pour la religion et du succès non démenti des aumôniers, qui ont « résisté aux différentes vagues de laïcisation et de sécularisation (4) ». Ils pallient aussi, le temps de leur présence, à l’ennui plombant de la journée carcérale. Les activités cultuelles – groupes bibliques, célébrations, etc. – permettent d’échapper physiquement à la cellule et de s’évader mentalement, faute d’activités pour tous.
Revendication identitaire
Longtemps, l’aumônier catholique a rempli pour tous une fonction d’assistance morale. Il « était bien souvent le seul dans l’établissement et il visitait tous les détenus sans aucune réserve » rappelle Jane Sautière. Les jeunes français musulmans d’aujourd’hui ne se satisfont plus de cet expédient. « Instruits dans les écoles de la République, ils connaissent le principe de laïcité et ont bien retenu ce qui concerne l’égalité. » En outre, la pratique religieuse est pour eux liée à « la conquête d’une identité qui leur soit propre ». La religion peut en effet constituer un « bouclier identitaire face au risque de dépossession de soi induit par l’incarcération (5) ».
Cette demande interne de meilleures conditions d’exercice de la liberté religieuse se fait plus pressante à partir des années 2000. Elle se voit quelque peu renforcée par la pression du droit. Bernard, un détenu chrétien orthodoxe, raconte pourquoi il a lui-même porté le contentieux visant à obtenir de l’administration pénitentiaire qu’elle propose des repas halal. Il se dit révolté par le refus d’accéder à cette demande de ses codétenus musulmans. « Qu’un chrétien mène ce combat, se réjouit-il, c’est le top ! » Mais cela révèle aussi combien les personnes concernées sont habituées à la non reconnaissance de leurs droits, ne cherchant pas même à les faire valoir, dedans comme dehors. Après avoir obtenu gain de cause en première instance, Bernard perd en appel. L’arbitrage du Conseil d’Etat est toujours attendu.
Religion sous surveillance
A la direction de l’administration pénitentiaire (DAP), ce sont les attentats de 2001 qui ramènent la thématique religieuse au cœur des préoccupations, sous la pression politique et médiatique. Sous couvert d’étudier le fait religieux, c’est bien l’islam, pratiqué par une part croissante de la population carcérale, qui amène l’administration centrale à remettre du cadre et du contrôle sur des pratiques religieuses jusqu’ici largement préservées. Accusée d’être le creuset des processus de radicalisation, la prison devient le terrain de la lutte contre la violence islamiste. En 2002, la DAP crée le bureau du «renseignement pénitentiaire», qui suit aujourd’hui « 196 personnes liées à une radicalisation violente (6) ». Et elle se soucie enfin du manque d’aumôniers musulmans. Alors qu’ils n’étaient qu’une vingtaine en 1990, ils sont 69 en 2003, dont 30 indemnisés. A partir de 2006 se met en place une « politique publique de formalisation de la place des aumôniers (7) ». Un aumônier national musulman est désigné en septembre 2006. Des « postes » de vacataires indemnisés sont créés en 2006 et 2007 (répartis à parts égales entre catholiques et musulmans, bien que les besoins des seconds soient plus importants). Puis plus rien jusqu’aux meurtres commis par Mohamed Merah, en 2012 : trente nouveaux « postes » d’aumôniers musulmans indemnisés sont annoncés. Et il faudra encore attendre les massacres de janvier 2015 pour qu’en soient annoncés soixante autres. Le rattrapage ne se fait pas pour autant : au 1er janvier 2015, on recense 182 intervenants musulmans, pour 1 076 chrétiens.
« Chaque personne détenue doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle »
(art. R. 57-9-3 du code de procédure pénale).
Les efforts entrepris par l’administration pour remédier à un « déséquilibre entre les diverses religions parfois abyssal » se heurte notamment à l’Eglise catholique. Celle-ci se montre réticente à céder une part du terrain qu’elle occupe depuis les origines de la prison moderne. Jane Sautière, référente des cultes à la DAP de 2006 à 2010, raconte les pressions exercées par les plus hautes autorités ecclésiales lorsque l’administration a voulu redistribuer de manière plus équitable des budgets non extensibles : un appel de l’archevêque de Paris à la garde des Sceaux d’alors a torpillé l’initiative. Aujourd’hui, le secrétaire général de l’aumônerie israélite, Philippe Chelly, considère lui aussi que « le vrai problème » se situe dans le fait d’obtenir de nouveau budgets, principalement pour l’aumônerie musulmane, « sans pour autant venir rogner sur ceux des autres aumôneries. C’est au gouvernement de trouver de l’argent ». Pour leur part, les aumôneries chrétiennes ne veulent pas créer de blocage, mais restent défavorables à la création d’un statut professionnel. Adossés à une institution puissante, les intervenants catholiques sont majoritaire- ment retraités. Il n’en va pas de même pour les représentants des autres confessions, notamment israélites et musulmans. Ce sont souvent des actifs que les modalités d’indemnisation pénalisent: celles-ci sont considérées comme des revenus, donc imposables, et peuvent entraîner la suppression ou réduction de certaines allocations. Cet obstacle matériel constitue le principal obstacle à l’arrivée de nouvelles recrues, indique Hassan el Alaoui Talibi. Outre le fait qu’elle constitue une entrave à la liberté d’exercer son culte dont l’administration est en principe garante, la pénurie d’aumôniers musulmans alimente le sentiment d’injustice… et laisse le champ libre aux imams autoproclamés.
Chasse aux sorcières
Au fil des ans, dans un amalgame dévastateur entre fondamentalistes et radicaux, les musulmans très observants deviennent l’objet d’une surveillance drastique en milieu carcéral. Farhad Khosrokhavar, auteur de la première enquête sociologique sur l’islam en prison, insiste sur les différences majeures entre les deux. Les fondamentalistes s’inscrivent dans une pratique religieuse rigoriste, sectaire mais non violente. Tandis que les radicaux, dont les connaissances religieuses sont parfois extrêmement superficielles, prônent l’action violente. Comprenant les dangers de l’ostentation, ils rasent leur barbe, ne se rendent pas à la prière… deviennent des maîtres en dissimulation. Pour les repérer, l’administration élabore des grilles. « C’est la grille de TF1, basée sur des idées reçues », déplore Samia Ben Achouba, coordinatrice des aumôneries musulmanes pour le nord de la France : « Selon eux, un radical, c’est celui qui va refuser de parler aux femmes, ou qui va refuser la télé dans sa cellule, celui qui hier ne priait pas et prie aujourd’hui… » La chasse aux sorcières découlant de cette psychose porte le stigmate sur tous les musulmans. Beaucoup renoncent à la prière collective, de crainte d’« être fichés comme des extrémistes si on va au culte. […] C’est un moyen d’avoir une liste pour la remettre à la DCRI [direction centrale du renseignement intérieur] pour quand on sortira. (8) » Certains peuvent aussi « trouver dans ce soupçon à leur endroit la preuve du caractère anti-islamique de la société, y trouvant une raison de déclarer la violence comme seul moyen légitime d’y riposter » (9) explique F. Khosrokhavar. C’est ce qu’on appelle une prophétie auto-réalisatrice. Ou l’effet boomerang d’une politique discriminatoire.
Quand la délinquance se voile de religion
« Une partie importante de ceux qui sont classés “radicaux” dans les prisons sont des braqueurs, des délinquants qui essaient de donner un habillage religieux et une certaine légitimité à leurs actes, à leur haine et à leur frustration » affirme Hassan el Alaoui Talibi. Un autre aumônier musulman, Mohamed Loueslati, affirme avoir rencontré chez ces jeunes « un islam des banlieues, une sous-culture de la violence. Ils ont intégré la conception d’un islam très simplifié, […] un islam frelaté, belliqueux, qui va jusqu’à prôner la guerre contre l’occident. (10) » Vivant souvent l’exclusion économique, sociale et psychologique, ces jeunes en déshérence trouvent dans la religion un support idéologique. L’adhésion à un islam radical, indique F. Khosrokhavar, « inverse le paramètre de l’indignité. En devenant des chevaliers de la foi, ils deviennent une sorte d’élite. Ils étaient jugés, ils deviennent juges de la société. » Dès lors, il peut être ardu de démêler, dans des attitudes parfois qualifiées de « caïdat religieux », ce qui relève d’une simple volonté de prise de pouvoir, voire d’une certaine forme de vengeance à l’égard des « petits blancs », représentants d’une société hostile. Anne Lécu témoigne de violences exercées à l’encontre de ceux dont le comportement ou le mode de vie sont jugés « non conformes » aux prétendus préceptes de l’islam. Mais elle invite à ne pas analyser sous un prisme uniquement religieux ces problématiques avant tout personnelles et sociétales, renforcées par les conditions de vie en prison. « Sinon, ils ont tout gagné. »
Barbara Liaras et Sarah Dindo
(1) Béraud, Galembert, Rostaing, « La religion en prison au prisme d’une sociologie de l’action », in Le Fait religieux en prison, DAP 2013.
(2) O. Kies, intervention au colloque « La France et la République face à la radicalisation », Fondation ResPublica, 9 mars 2015.
(3) Projet de loi de finances – Avis de J-R Lecerf, Sénat, nov. 2014.
(4) C. Béraud et al., op. cit.
(5) C. Béraud et al., op. cit.
(6) Christiane Taubira lors d’une formation de lutte contre le terrorisme à l’intention de magistrats et personnels pénitentiaires, 26 mai 2015.
(7) Fonctionnaire de la DAP citée in Béraud, de Galembert, Rostaing, « Des aumôniers plus nombreux et plus divers », in Le fait religieux en prison, DAP, 2013.
(8) Cité in O. Kies, « Des aumôniers musulmans en prison », in Le fait religieux en prison, DAP 2013.
(9) O. K., « Nouveau paradigme de radicalisation en prison », in Le fait religieux en prison, DAP 2013.
(10) M. Loueslati, L’islam en prison, Bayard, 2015.