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Drogues et prison : décrocher du déni

La guerre à la drogue est une impasse. Face à ce constat unanimement partagé, de nombreux pays ont déjà changé leur fusil d’épaule et réorienté leurs politiques publiques vers davantage de prévention et moins de répression. En France, les pouvoirs publics peinent à faire tomber leurs œillères. Sur le terrain,
les praticiens œuvrent pourtant en éclaireurs.

« La guerre aux drogues est perdue. » (1) Le constat de la Global Commission on Drug Policy (GDCP) a le mérite de la clarté. Et il n’est pas formulé par de vieux militants de la dépénalisation : dans cette organisation, on trouve plutôt d’anciens hauts responsables politiques. Entre autres, l’ex-secrétaire général Kofi Annan, l’ex-Haut Commissaire aux droits de l’homme Louise Arbour, mais aussi l’ancien président du Brésil Fernando Henrique Cardoso, ses homologues de Colombie, Pologne, Portugal, Mexique et Chili, ou encore l’ancien Premier ministre grec Georges Papandréou… En 2016, l’alerte a trouvé écho au sein de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). À l’issue d’une assemblée générale extraordinaire (2), l’organe onusien change de ton : il dresse un réquisitoire contre les politiques à focale purement répressive. Et fustige les opérations antidrogues, susceptibles d’entraîner « une répression aveugle et la violation des droits des citoyens ». L’ONUDC insiste : « ne pas accepter ou comprendre que la toxicomanie est un problème de santé alimente le cycle de la marginalisation dont sont souvent victimes les personnes souffrant de troubles liés à l’usage de drogues ».

Quarante-cinq ans après la déclaration de « guerre à la drogue » tonitruante du Président américain Nixon, il n’est plus possible de se voiler la face : les conséquences de l’approche prohibitionniste sont « dévastatrices ». « Au lieu d’apaiser la criminalité, les politiques basées sur l’application des lois antidrogues la stimulent activement, dénonce la GDCP. La cherté des drogues illégales donne un motif de profit aux groupes criminels pour entamer le commerce de ces drogues et pousse certains usagers dépendants à commettre des crimes afin de financer leur consommation ». Avec la mondialisation, les lieux de cultures se sont multipliés, les violences infligées par les trafiquants et les forces de l’ordre aux populations locales se sont accentuées. Sans effet sur les niveaux de production. La répression – qui a englouti des sommes pharamineuses – n’a donc stoppé ni l’offre, ni la demande.

Il existe une décriminalisation de fait pour une certaine catégorie de la population.

En revanche, elle entraîne la stigmatisation des consommateurs, et des inégalités sociales et raciales face au droit. Aux États-Unis par exemple, la guerre à la drogue a servi de prétexte pour criminaliser la population noire, entraînant ainsi son incarcération massive (3). « On parle toujours du fléau de la drogue, mais c’est surtout la lutte contre la drogue qui produit ce fléau », lance Fabrice Olivet, directeur de l’association Asud (4), qui défend les droits des usagers.

La liste des dommages collatéraux est longue : incarcérations de masse, développement d’un marché noir mondial, « errements politiques » liés au financement de la répression, déplacement des régions de production, augmentation des contaminations et des overdoses…

Une guerre contreproductive et discriminatoire

La France n’est pas épargnée par ces mécanismes délétères. Censée lutter contre le trafic et dissuader les consommations, la loi de décembre 1970 a engendré une escalade de violence liée à la répression policière, qui mine particulièrement le quotidien des quartiers populaires, et se traduit par une forte criminalisation des usagers. Avec, ici comme ailleurs, de multiples échecs sans baisse des niveaux de consommation. En revanche, le nombre de condamnations a explosé (5). Depuis décembre 1970, le nombre d’interpellations pour infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) a été multiplié par 50, pour atteindre environ 200 000 par année (6). Les 58 000 condamnations qui en résultent engendrent un volume d’incarcérations important : 14,7 % de la population carcérale est condamnée au titre d’une ILS (7).

Inefficacité encore : dans les tribunaux, on condamne deux fois plus pour usage de cannabis que pour trafic. On assiste à une « double inversion [du point de vue] de la nocivité de l’activité poursuivie (du trafic à l’usage) et de la dangerosité du produit incriminé (de l’héroïne et de la cocaïne au cannabis) » analyse le sociologue Didier Fassin. « L’essentiel du dispositif pénal français contre la drogue s’oriente désormais vers une substance dont la consommation est dépénalisée dans la plupart des pays voisins ». Une répression qui, en France comme ailleurs, ne touche pas tout le monde de la même manière. « Il existe une décriminalisation de fait pour une certaine catégorie de la population : si je suis blanc, habillé comme je le suis, avec un diplôme universitaire et vivant les quartiers ouest de Paris, je ne vais pas me faire contrôler dans la rue. Si je veux commander quelque chose, je vais me le faire livrer ou je passe par internet. Je peux fumer chez moi parce que j’habite seul ou avec des amis », analyse Benjamin Jeanroy, consultant pour l’UNODC et cofondateur de l’action tank ECHO. Ce n’est pas la même chose pour celui qui habite en cité, qui va consommer en bas de chez lui parce qu’on ne fume pas à la maison et qui va se faire contrôler tous les jours par les flics. » C’est un fait : « Le travail policier se concentre sur les quartiers et les milieux populaires. Les patrouilles ont lieu dans les cités plutôt que les universités », appuie Didier Fassin. Les études épidémiologiques montrent pourtant que la consommation est à peu près similaire quelle que soit la catégorie sociale – et même légèrement supérieures dans les classes moyennes.

Contraventionnalisation de l’usage : une fausse solution

Aujourd’hui, « le système est à bout de souffle », tonne le groupe Thémis, qui rassemble juristes, policiers, magistrats, universitaires, citoyens et associations de tous bords (8). En mai dernier, le nouveau ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, a annoncé la mise en place de la contraventionnalisation des usages. Le gouvernement précisait deux jours plus tard que cette contravention « d’une centaine d’euros » n’exclurait pas des mesures coercitives – « jusqu’à la prison si la personne ne paye pas ses amendes ». « On reste dans le pénal », prévient le porte-parole du Gouvernement Christophe Castaner. « Emmanuel Macron n’a pas souhaité ouvrir ce débat-là » (9).

Ce débat – celui de la dépénalisation – ne peut pourtant plus être éludé. Certains responsables politiques l’ont admis, même à droite de l’échiquier politique : « Poser le problème de façon morale ne règle rien, cela ne sert qu’à se donner bonne conscience ». En 2012 déjà, Jean-Christophe Lagarde, Président de l’UDI, appelait à être « réaliste » (10). Même aveu du côté de Jean-Marie Le Guen : « la prohibition n’est pas efficace ». En 2016, ce secrétaire d’État aux Relations avec le Parlement osait même la question taboue : faut-il envisager « une solution de légalisation contrôlée » afin de réduire le trafic et la consommation ?

« Plus que jamais, la question des drogues se situe au carrefour de l’éducation, de l’intégration, du logement social et de la santé publique (11) » rappelle l’action tank ECHO. Des problématiques auxquelles la contraventionnalisation ne répond pas. « Cette mise à l’amende pourrait se révéler sources de tensions sociales si elle semble prioritairement orientée vers certaines populations », avise Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’OFDT. La crainte est partagée par ECHO, plus catégorique : « la contraventionnalisation n’offre que la possibilité aux autorités de traiter différemment » usagers et détenteurs, « actant de fait d’une justice à deux vitesses et de citoyens inégaux devant l’infraction à la loi » : ceux qui peuvent se le permettre consommeront à leur domicile et ne feront donc pas l’objet de sanctions, tandis que les vulnérables – les plus précaires, les chômeurs, les jeunes des quartiers populaires – se verront écrasés par la charge des amendes.

En prison, des dommages démultipliés

Mettre une épée de Damoclès au-dessus de la tête des « mauvais payeurs » ne réglera pas non plus une problématique essentielle : l’incarcération de personnes souffrant d’addiction. Ces dernières ont particulièrement besoin de soins, d’outils de réduction des risques (RDR, voire l’encadré) et d’accompagnement. Une aide qu’elles peinent à trouver en détention, alors que l’univers carcéral pousse à la consommation et affaiblit.

Marginalisés à l’extrême dans la société, certains usagers de drogues (les « injecteurs » notamment) se retrouvent tout en bas de l’échelle sociale de la prison. « À cause de l’épidémie de sida dans les quartiers dans les années 1980 et du traumatisme collectif qui en a découlé, la figure du toxico est devenue le repoussoir de la culture carcérale », décrit Fabrice Olivet, lui-même usager de drogue passé par la case prison. « Le fait d’être toxicomane est très mal perçu par les autres détenus. […] La prison est un univers où doit s’affirmer une force qui apparaît incompatible avec un usage de drogues injectées, notamment l’héroïne », appuie (12) Youcef Ameur, un ancien détenu aujourd’hui investi dans la réduction des risques. « Un détenu qui injecte est très souvent victime de violences, de racket, de rejet, d’exclusion et c’est une source de stress supplémentaire pour lui et donc de recours aux produits. C’est un cercle vicieux duquel il est difficile de sortir ».

Un cercle vicieux aux conséquences dramatiques : pour ces personnes souvent isolées et très précaires, la prison augmente non seulement les problématiques d’addiction, mais aussi la probabilité de contaminations, d’overdoses – et de décès. Pourtant, les détenus n’ont pas accès à la même qualité de traitement et aux mêmes mesures de réduction des risques qu’à l’extérieur. Certains dispositifs autorisés en milieu ouvert, comme l’échange de seringues, sont même encore interdits – malgré les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’ONUDC et de l’Onusida (13). Or, partout où ces mesures ont été mises en place, elles ont fait leurs preuves : le partage des seringues a complètement ou pratiquement disparu, l’orientation vers le soin a été facilitée, les comportements à risque ont diminué, et la prévalence des VIH et VHC a chuté (14). Quelques progrès récents sont cependant à noter, comme la meilleure diffusion des traitements de substitution aux opiacés, ou la délivrance de « kits sniff » pour limiter les partages de paille. Mais les prisons françaises restent encore à la préhistoire de la réduction des risques (RDR). « Si on veut que la RDR se mette en place en prison, il faut former les personnels de surveillance mais aussi les soignants. Et même si c’est difficile en prison, il faut faire émerger la parole des détenus et faire de vraies actions de santé communautaires », lance Rhida Nouiouat, médecin membre de l’association Sidaction.

Des praticiens en éclaireurs

Les quelques études qui soulignent la prévalence du VIH et du VHC en prison témoignent aussi du retard des politiques publiques sur le sujet. Jusqu’à peu, l’administration pénitentiaire faisait même un tabou de la circulation de drogues. C’est pourtant un secret de polichinelle : si la proportion d’injecteurs reste mineure, tout se consomme en prison – quel qu’en soit le coût.

Les acteurs et actrices de terrain ont pris de l’avance sur les politiques. Des associations, des soignants et des travailleurs sociaux innovent, limitent la casse – et montrent ce qui marche. Des professionnels judiciaires tentent aussi de nouvelles voies en s’inspirant des tribunaux spécialisés (drug courts). Leurs points communs ? Une tentative de regard critique sur la criminalisation sans fin (et inefficace) des personnes en proie à une addiction et souvent auteures d’infractions associées. Mais aussi la volonté de proposer un accompagnement pluridisciplinaire renforcé, à la fois social et médical. Des démarches dans la lignée des recommandations de l’ONUDC : les Nations- Unies encouragent les mesures alternatives à l’incarcération qui favorisent les chances de rétablissement et réduisent la récidive.

D’autres pays européens ont fait un (grand) pas de plus. À l’instar du Portugal, qui a décriminalisé depuis 2000 la consommation de l’ensemble des substances. Et imposé une approche médico-sociale de la question des drogues : si la personne a développé une addiction, un accompagnement est déclenché. Les bénéfices de cette réforme (réduction des coûts sanitaires et financiers, amélioration de la prise en charge et de l’insertion) sont désormais reconnus par tous. Le Portugal a réussi un autre tour de force : reconnaitre la possibilité d’usages récréatifs, sans dommage pour la personne ou la société.

Comme un air de changement ?

Pour parvenir à un changement de système, faut-il encore lutter contre les idées reçues ? Rappeler que seulement 10 % des consommateurs sont dépendants ? La recherche internationale montre aussi que la peur de la punition n’a aucun impact sur la dépendance et que le cadre social (la mode, le groupe de pairs) influence bien plus les consommateurs que le cadre légal.

« On a commencé à distiller et macérer des graines à la préhistoire, rappelle Fabrice Olivet. Or vouloir réprimer cette demande – comme la demande de religions – a toujours débouché sur des catastrophes. Dans ces cas-là, on stigmatise une partie de la population en utilisant un prétexte moral. »

Mais les déplacements de lignes symboliques resteront vains sans un changement radical de perspectives et une refonte totale du cadre juridique prohibitionniste. « La bonne nouvelle est que le changement est dans l’air », prédit la GDCP. Les méfaits de la prohibition sont devenus insoutenable. Si les stratégies et les motivations varient selon les pays, le fait est qu’un mouvement international de réformes est amorcé et que l’idéal d’une société sans drogues est tombé. « La société française est-elle enfin mûre pour débattre des politiques publiques en matière de drogues ? », interroge le collectif Thémis, avec l’ambition de susciter un vent nouveau. Aujourd’hui, il est temps de remettre enfin les armes. Pour proposer des solutions efficaces, humaines et respectueuses des droits.


La réduction des risques et des dommages (RDRD), c’est quoi ?

Stérilisation des aiguilles à la Javel, distribution de préservatifs, traitements de substitution aux opiacés, information, dépistages, vaccinations, programme d’échange de seringues, mesures de prévention pour les tatouages et les piercings : les dix mesures de réduction des risques identifiées par l’Organisation mondiale de la santé et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ne concernent pas seulement les usages de drogues. En France, les politiques de réduction des risques et des dommages sont importées au début des années 1990, après l’épidémie de sida des années 1980, qui fait aussi des ravages en prison. Objectif de cette approche ? Sortir d’une vision moraliste des consommations pour protéger les personnes souffrant d’addiction, les aider à maîtriser les risques (sanitaires, psychologiques et sociaux) liés à leurs usages de stupéfiants. L’intérêt de ces mesures a été réaffirmé dans la loi de modernisation de la santé en 2016.


(1) GDCP, Taking control: pathways to drug policies that work, 2014.
(2) « Notre engagement commun à aborder et combattre efficacement le problème mondial de la drogue », New York, 19-21 avril 2016.
(3) La couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Michelle Alexander, Editions Syllepse, 2017.
(4) Auto-support des usagers de drogues.
(5) En 2015, il représentait un quart de l’ensemble des condamnations prononcées. Ministère de la justice, Les condamnations, décembre 2016.
(6) « Trente ans de réponse pénale à l’usage des stupéfiants », Ivana Obradovic, octobre 2015.
(7) Ministère de la Justice, statistiques trimestrielles de la population prise en charge en milieu fermé, janvier 2015.
(8) Libération, 23 juin 2017.
(9) France Info, 26 mai 2017.
(10) L’Express, 16 octobre 2012.
(11) Comme le rappelle la plateforme ECHO.
(12) Journée thématique « Réduction des Risques et Prison : Ruptures et Continuités », 8 juin 2007.
(13) OMS, ONUDC, Onusida, Interventions to adress HIV in prisons, Genève, 2007.
(14) OMS, Effectiveness of sterile needle and syringe programming in reducing HIV/ AIDS among injecting drug users, Genève, 2005 ; OFDT, Revue des expériences étrangères, 2012.