Si l’administration pénitentiaire semble parfois leur prêter peu d’égards, il est un corps qui considère les évaluations issues des quartiers d’évaluation de radicalisation (QER) avec le plus grand intérêt : la magistrature. Conçues comme un outil pénitentiaire, elles sont ainsi devenues une aide à la décision judiciaire. Un détournement qui n’est pas sans soulever de sérieuses inquiétudes.
« À tous les stades de la justice, les rapports produits en quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) deviennent un élément central des procédures, c’est certain. Les juges d’instruction en particulier sont très contents de pouvoir nourrir leur interrogatoire avec ça, surtout s’il est mauvais ! », observe l’avocat Pierre-François Feltesse, qui représente de nombreuses personnes étiquetées « TIS », pour terroristes islamistes. « C’est une source d’information très importante pour nous, reconnaît l’une des trois juges de l’application des peines compétentes en matière terroriste (JAPAT). Même si on peut constater un manque d’harmonisation méthodologique d’une évaluation psychologique à l’autre, ces synthèses restent un outil plutôt intéressant – en tous cas, c’est pour l’instant le seul que l’on a sur la question de la radicalisation. »
L’évaluation QER, outil privilégié de la justice ? Ce n’était pourtant pas sa vocation initiale(1) – et ne l’est toujours pas officiellement. En octobre 2018 encore, Nicole Belloubet précise, au détour d’une question dans le cadre des débats parlementaires sur la loi de programmation de la justice, que le passage en QER vise à « appliquer à ces prévenus ou à ces condamnés des évaluations fines et des réponses adaptées à la gestion de leur détention »(2). À tous les niveaux, l’évaluation QER est ainsi présentée comme un outil à usage pénitentiaire. Mais un glissement vers un usage pénal des synthèses QER s’est progressivement opéré. « Au début, les rapports étaient peut-être plus orientés sur la gestion de la détention. Mais ça s’est musclé sur l’évaluation de la dangerosité et la DAP semble ouverte à faire des rapports à l’approche de la sortie. Quand elles sont trop datées, il arrive que l’on sollicite un second passage en QER », explique une des JAPAT. Et lorsque les synthèses ne figurent pas déjà au dossier, ce sont parfois les avocats de la défense eux-mêmes qui demandent qu’elles y soient versées. « Les surveillants ne font pas forcément des commentaires positifs, mais les retours des psychologues, psychiatres, CPIP sont souvent très intéressants… ça nous donne du grain à moudre », explique Me Olivia Ronen.
Atteintes graves à la présomption d’innocence
Si ce n’était pas forcément toujours le cas au début, les synthèses QER sont désormais systématiquement judiciarisées, versées aux dossiers d’instruction et communiquées aux JAPAT. Problème : outre que cette destination n’est généralement pas précisée aux premiers intéressés, il arrive que les professionnels eux-mêmes l’ignorent, comme a pu le constater le CGLPL lors de sa visite au QER d’Osny, en mars 2019 : « Certains membres des binômes de soutien (…) étaient persuadés que leur travail n’était pris en compte que pour l’affectation des personnes évaluées, donc, dans le cadre de la seule gestion de leur détention »(3). Aussi, alors qu’une grande partie des personnes évaluées ont le statut de prévenu(4), « il n’est pas rare que leurs interlocuteurs leur demandent de s’exprimer sur les faits qui leur sont reprochés », observe le CGLPL, portant ainsi une atteinte grave au principe fondamental de la présomption d’innocence.
Dans une synthèse QER que l’OIP a pu consulter, une sous-partie « description par la personne détenue des faits commis » a ainsi été renseignée avec zèle par le conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, alors même que le détenu n’avait pas encore été jugé pour les faits évoqués. L’évaluation comporte même une partie « reconnaissance des faits commis » dans laquelle on peut lire que « M. ne reconnaît pas les faits qui lui sont reprochés et garde un discours constant à cet égard. Monsieur décrit les faits comme une succession de faits matériels dans lesquels il aurait eu un rôle passif ». Il arrive même que les évaluateurs mettent en doute la version du prévenu. Les contrôleurs du CGLPL rapportent ainsi avoir lu dans l’évaluation d’une personne qui n’avait pas encore été condamnée : « Il semble très détaché des faits ; nous pouvons même avancer qu’il est trop confiant au regard de ce que la justice lui reproche et de ce qu’il a réellement posé comme acte répréhensible ». Ou encore, dans la synthèse d’un autre prévenu : « Sur les faits reprochés, Monsieur préfère les relativiser et minimiser son rôle. »(5)
Ces évaluations constituent une forme de préjugement : même si vous contestez votre implication dans les faits qui vous sont reprochés, si l’administration considère que vous êtes radicalisé, les dés sont jetés…
Quand bien même la question de la reconnaissance des faits ne serait pas directement abordée, certains avocats s’alarment de l’utilisation de ces synthèses par la justice, a fortiori avant le jugement. « Même si les faits ne sont pas évoqués, ces évaluations constituent une forme de préjugement, souligne Me Feltesse, surtout dans ces dossiers où l’on juge d’une intentionnalité : même si vous contestez votre implication dans les faits qui vous sont reprochés, si l’administration considère que vous êtes radicalisé, les dés sont jetés… »
Des refus d’évaluation de plus en plus fréquents
Du côté des professionnels des QER aussi, ce détournement pose de sérieuses difficultés. « Autant faire l’évaluation sur des condamnés, ça a du sens, étant donné qu’on a une base qu’on appelle la vérité judiciaire, autant faire l’évaluation de prévenus, ça nous paraît plus compliqué… », souffle un cadre pénitentiaire. D’autant que le mot s’est depuis passé entre les détenus : désormais pour la plupart conscients que ce qu’ils confient aux intervenants risque de se retrouver sur le bureau du juge, certains refusent de participer aux entretiens d’évaluation. « On a été confrontés aux premiers refus d’évaluation à partir de décembre 2018, au motif qu’ils étaient prévenus, qu’ils étaient innocents. Certains disaient : “Comprenez bien, même si vous me dites le contraire, le juge d’instruction va s’intéresser aux synthèses du QER.” En face, ce sont des équipes locales en difficulté… » Un mouvement qui s’est accentué depuis : début 2020, quatre personnes prévenues sur cinq supposées être évaluées dans son QER étaient en refus, précise un cadre pénitentiaire qui travaille en QER.
Mais refuser de se prêter au jeu de l’évaluation peut aussi faire l’objet d’interprétations et peser négativement sur le jugement. « Le fait de contester et de dire “mais madame, vous me posez des questions alors que je suis innocent, je n’ai même pas à répondre en fait” peut être interprété comme “il est dans le déni des faits”, ou “il est dans la dissimulation” », souligne Me Feltesse. Boycotter ou participer ? Pour les personnes prévenues, quelle que soit l’option choisie, l’épreuve du QER est dans tous les cas risquée.
Par Laure Anelli
(1) Dans une note du 10 février 2016, la direction de l’administration pénitentiaire précise que l’affectation en QER a pour but d’apprécier « le risque de passage à l’acte violent » et « de nuisance en détention ordinaire en termes de prosélytisme et de contrainte sur les autres personnes détenues ».
(2) Sénat, séance du 16 octobre 2018.
(3) CGLPL, « Prise en charge pénitentiaire des personnes « radicalisées » et respect des droits fondamentaux », janvier 2020.
(4) Au QER de Fleury, dix des onze personnes évaluées en novembre 2018 avaient le statut de prévenu ; à Vendin, c’était dix sur douze en janvier 2019. À Osny, toutes étaient en détention provisoire lors de la visite du CGLPL en mars 2019. Une tendance qui pourrait cependant s’amenuiser puisqu’une personne détenue TIS sur deux était condamnée au 1er septembre 2020 et que les personnes DCSR, qui ont généralement le statut de condamné (81%), deviennent elles-mêmes majoritaires au sein des QER.
(5) CGLPL, op.cit.