La loi du 4 mars 2002 a introduit la suspension de peine pour raison médicale, une mesure qui permet la sortie de prison anticipée des personnes condamnées atteintes d’une « pathologie engageant leur pronostic vital » ou présentant un « état de santé durablement incompatible avec leur maintien en détention ». Pourtant, chaque année près de 150 personnes décèdent encore de mort naturelle en prison. Pour interroger ce paradoxe, les sociologues Aline Chassagne et Aurélie Godard-Marceau ont mené au printemps 2013 le projet « Parme ». Une étude inédite pour comprendre et décrire les situations de fin de vie en prison.
OIP : Quels types de difficultés avez-vous repérés en ce qui concerne l’accès aux soins et la prise en charge de la perte d’autonomie ?
Aline Chassagne : Les personnes détenues malades que nous avons rencontrées ont souvent exprimé la sensation d’avoir attendu longtemps. Les malades expliquent que cela faisait des semaines, voire des mois, qu’ils avaient des douleurs, des gênes, et jugent que leur parcours pour obtenir un diagnostic a été long. Le temps de l’accès aux antalgiques aussi : les médecins qui exercent en prison sont partagés entre proposer des antalgiques qui soient efficaces et, parallèlement, ne pas favoriser un trafic de médicaments. Souvent, les détenus n’ont accédé à des antidouleurs efficaces que suite à une hospitalisation. De manière générale, le handicap, la vieillesse et la fin de vie sont difficilement compatibles avec la vie en détention, et soignants comme détenus éprouvent les limites de leur prise en charge. D’une part, il est difficile d’obtenir les équipements médicaux dont les malades ont besoin. Les professionnels de santé nous ont fréquemment raconté le parcours de combattant pour obtenir un matelas anti-escarres, un lit médicalisé, un fauteuil roulant quand c’était nécessaire, parfois des protections, des alaises, une bouteille d’oxygène. D’autre part, les personnes détenues qui ont des problèmes d’autonomie expliquent ne plus parvenir à s’ajuster au rythme que la prison peut imposer, à accéder au travail, aux activités. Elles avaient aussi des difficultés pour aller en promenade. Si bien que souvent, les détenus plus malades et plus âgés que les autres se font aider par d’autres détenus ou beaucoup plus rarement par des auxiliaires de vie.
Comment sont perçus les aménagements et suspensions de peine par les professionnels et quel usage en est-il fait ?
Aurélie Godard-Marceau : La suspension de peine est toujours choisie par défaut. Dès que cela est possible, on opte plutôt pour une libération conditionnelle. Il ne faut pas oublier que la suspension de peine suspend la peine, et que si la personne se rétablit, elle retourne en détention pour finir son quantum de peine. La suspension de peine est donc mise en place quand on ne peut pas faire de libération conditionnelle parce que la personne risque de décéder très rapidement, ou quand elle n’a pas rempli son quantum de peine.
A.C. : La suspension de peine porte une symbolique très négative, à la fois du côté des détenus, mais aussi du côté des professionnels de santé qui l’utilisent en dernier recours. Quand elle est sollicitée, cette mesure débute souvent par un signalement du médecin au juge de l’application des peines (JAP). La réponse du JAP prend quatre mois dans le cadre d’une demande de suspension de peine et six mois pour une libération conditionnelle. On comprend donc facilement que la durée de la mesure est un facteur important dans le choix de l’aménagement ou de la suspension de peine. Dans tous les cas, c’est très compliqué à tenir au niveau du temps car ces deux professions s’astreignent à des règles de prudence. Le médecin attend avant d’alerter, il s’assure que la personne a bien été diagnostiquée, qu’il n’y a plus de solution au niveau curatif. Parallèlement, le juge doit s’assurer de tout un ensemble de choses liées au comportement de la personne, à l’hébergement possible, aux motifs d’incarcération, à l’organisation de la sortie et aux expertises médicales.
Les détenus malades se saisissent-ils de ces mesures ?
A.G.M. : La majorité des personnes rencontrées avait fait une demande. Ce qui nous a vraiment surprises, c’est que trois personnes n’ont pas souhaité sortir de prison. L’une d’elles a fini par solliciter une suspension de peine parce que les professionnels l’y ont fortement encouragée, mais les deux autres nous ont clairement expliqué qu’elles ne souhaitaient pas faire cette démarche parce que personne ne les attendait à la sortie. Elles défendaient l’idée que les interactions sociales étaient de leur point de vue plus importantes, plus nombreuses en prison que ce qu’elles pouvaient espérer à l’extérieur. Cependant, pour des raisons éthiques, les différents professionnels de la santé mais aussi de l’administration pénitentiaire se posent la question du sens de la peine à la fin de la vie : la prison peut-elle être le dernier lieu de vie ?
A. C. : La fin de vie en prison est une situation difficile à vivre qui est ressentie presque comme un échec par les équipes, notamment quand elles ont essayé de tout mettre en œuvre pour que la personne détenue soit libérée en faisant des demandes de suspension ou d’aménagement de peine et que celles-ci ont été refusées. Mais c’est aussi ressenti comme un échec si la personne elle-même ne souhaite pas sortir, puisque chaque professionnel partage l’idée qu’on ne doit pas mourir en étant détenu, que c’est une double peine, qu’il faudrait que la personne sorte pour mourir en étant libre. Ce genre de situation met vraiment en difficulté les professionnels de santé et pénitentiaires. Même si les professionnels de santé qui interviennent en détention sont majoritairement issus du milieu hospitalier, les unités sanitaires restent des unités de consultations et les professionnels ne sont ni habitués ni formés à accompagner les personnes en fin de vie – encore moins à les accompagner en prison.
La fin de vie en prison est une situation difficile à vivre qui est ressentie presque comme un échec par les équipes, notamment quand elles ont essayé de tout mettre en œuvre pour que la personne détenue soit libérée en faisant des demandes de suspension ou d’aménagement de peine et que celles-ci ont été refusées.
Est-ce que, parmi les patients qui ont demandé une libération conditionnelle ou une suspension de peine, certains se sont vu refuser ce dispositif alors qu’ils y étaient éligibles ?
A.G.M. : Oui, nous avons vu plusieurs refus. Les principaux obstacles étaient liés aux expertises et à l’absence de solution d’hébergement à la sortie. Les possibilités étaient assez réduites pour certaines personnes qui ne pouvaient pas revenir sur les zones géographiques où leur famille habitait, car elles avaient l’interdiction de fréquenter certaines villes ou certains lieux. Le motif d’incarcération vient également jouer assez fortement, notamment par rapport aux crimes sexuels : ces personnes-là ont beaucoup de difficultés pour accéder à la libération. La personnalité du détenu entre aussi bien souvent dans le mécanisme de suspension de peine. Enfin, nous avons également constaté que le processus était très « JAPdépendant », à savoir que les fonctionnements étaient ancrés dans un territoire avec des relations particulières avec certains médecins, certains experts, et que pour des schémas similaires, on pouvait ne pas avoir les mêmes réponses d’une ville à une autre.
Comment sont prises en charge les personnes qui ne bénéficient pas d’un aménagement ou d’une suspension de peine ?
A.C. : La plupart des personnes font des allers-retours entre la prison et l’UHSI (Unité hospitalière sécurisée interrégionale), dont le but est d’accueillir les détenus qui ont besoin d’une hospitalisation programmée de plus de 48 heures. Parfois, il est choisi de mettre en place des hospitalisations longues pour que les personnes restent en UHSI. Car pour une prise en charge en chimiothérapie, par exemple, les effets secondaires compliquent le retour en détention, alors qu’hors détention, un patient rentrera chez lui entre chaque chimiothérapie. Dans l’étude, nous avons observé des situations de personnes qui pouvaient passer plusieurs semaines en UHSI puisqu’elles étaient arrivées dans des situations de manque d’autonomie, de douleurs, d’effets secondaires qui faisaient qu’elles ne pouvaient plus rester en détention. Ce n’était pas le rôle premier de l’UHSI, car c’est un lieu de courts séjours, mais c’était une manière de leur permettre des conditions de vie plus « acceptables » qu’en prison.
Ces personnes rencontrent-elles des difficultés pour maintenir le lien avec leurs proches ?
A.C. : Les personnes détenues ont presque toutes des difficultés de liens avec leurs proches, c’est inhérent à l’incarcération, voire antérieur à l’incarcération. On ne voit pas comment la famille peut accompagner la fin de vie d’un proche, quand, en prison comme en UHSI, les rencontres ne peuvent se faire qu’au parloir. En détention, il arrive que des personnes malades ne puissent pas se déplacer le jour où le parloir est prévu ; elles ne voient alors pas leur famille. Le deuxième problème qui se pose dans le lien avec la famille, c’est que ces personnes sont constamment en mouvement entre le lieu de détention et l’hôpital : il suffit qu’il y ait un transfert un jour de parloir pour que la rencontre n’ait pas lieu. Si la personne est transférée dans une USHI qui ne dépend pas de la même DISP *, il faut redemander les autorisations pour avoir le droit de la rencontrer, ce qui peut être très contraignant pour les proches, sans compter le fait que l’éloignement géographique est parfois difficile à gérer pour des familles souvent en difficultés économiques. Le maintien des liens familiaux est donc très compliqué le temps de la prise en charge de la pathologie. Ce qui n’empêche pas l’AP de faire preuve de souplesse en toute fin de vie, en particulier dans le cadre d’une hospitalisation en UHSI. Une organisation se met alors en place pour que les familles puissent, durant les derniers jours, rencontrer le malade sur des temps autres que les temps de parloir, le voir en chambre, organiser des veillées.
Qu’est-ce que ces fins de vie en prison nous révèlent de la coordination entre la santé et la justice ?
A.C. : Cela met en lumière deux mondes qui ont des objectifs et des valeurs assez différentes. Au regard de leurs objectifs propres, ils n’arrivent pas à considérer ceux des autres, cela ne rentre pas dans leur schéma de travail et il n’y a presque jamais de temps prévu pour la rencontre ou la concertation. Je crois que c’est justement l’un des rouages importants dans ces questions de la fin de vie : la difficulté de communication et de compréhension de deux mondes qui agissent en même temps mais pas forcément ensemble.
A.G.M. : Comme rien n’est institutionnalisé, s’il n’y a pas la volonté d’organiser les choses, les différents acteurs ont du mal à communiquer. Il y a des lieux où cela se structure plutôt bien, avec toute la difficulté liée au fait que les JAP sont des professionnels qui bougent régulièrement. Ça peut se passer très bien avec un JAP, mais au moment où il est muté, il faut reconstruire quelque chose avec son successeur. Ensuite, il y a la question du secret médical, très importante pour les professionnels de santé, qui se heurte au besoin d’informations du JAP, qui estime parfois ne pas disposer d’assez d’éléments pour monter un dossier. La manière dont le JAP va traiter le dossier se noue sur une relation de confiance ou de non-confiance qui est liée à tout ce qui a pu se passer avant. Si le JAP a donné une suspension de peine à un patient qui a récidivé ou dont la pathologie n’était pas aussi avancée que ce qu’il avait compris, il fera moins confiance au médecin lorsque celui-ci lui présentera une nouvelle demande. Tout cela se construit dans la durée. C’est un travail de longue haleine pour les médecins d’obtenir la confiance des JAP, et pour les JAP d’obtenir la confiance des médecins afin qu’ils acceptent de livrer suffisamment d’informations sur le dossier sans rompre le secret médical. C’est très complexe à mettre en place.
D’après vous, que révèlent ces situations de fin de vie en prison de notre conception de la peine ?
A.C. : Avant d’arriver à parler de la peine, il faut faire un détour sur les soins palliatifs et notre vision de la mort. Dans notre société, la représentation de la bonne mort s’est construite sur la culture palliative qui a été intégrée à notre système de santé à partir des années 1980. Cette culture palliative prône une approche assez globale de l’individu, un relationnel très important entre les soignants et les soignés, en incluant la famille. Il y a tout un travail biographique dans cette démarche de soins. Aujourd’hui, c’est impensable, voire inimaginable, de déployer une telle approche dans l’environnement très contraignant qu’est la prison. L’approche palliative telle qu’elle est pensée dans notre société n’est pas reproductible en tant que telle entre les murs de la prison. Tout ça questionne l’enfermement et la peine, puisqu’un dispositif de soin est déjà pensé en prison, mais pour un public relativement jeune et autonome. L’avenir de la peine, c’est aussi, à un moment donné, la réinsertion. Alors que quand on parle de la fin de vie et qu’on parle des soins palliatifs, l’avenir, c’est la mort. Nous sommes donc face à deux lignes qui ne vont pas du tout vers le même horizon, ce qui nous a poussées à conclure que la fin de vie ne peut pas être pensée dans ce monde de la prison. C’est pour ça que pour ces professionnels du monde de la santé, de la justice ou de l’AP, c’est un véritable fardeau que d’être confronté à ce genre de situation. C’est violent pour eux.
Auriez-vous des recommandations ?
A.G.M. : En France, la société n’est pas prête à voir sortir certaines personnes de prison… Et en même temps, elle n’est pas prête à accepter qu’il y ait un accompagnement de fin de vie en prison puisque cela remettrait en cause ce pourquoi est faite la prison – qui est censée n’être qu’une étape dans la vie et qui doit permettre aux gens de se réinsérer dans la société. Il va falloir se poser la question : comment accompagner une fin de vie si on n’accepte pas de libérer la personne car la société ne veut pas qu’elle soit à l’extérieur ? Est ce qu’on l’accompagne en prison ? Est-ce qu’on crée des lieux spécifiques pour les personnes gravement malades, en fin de vie et détenues ? Cette étude décrit des situations difficiles et montre les difficultés rencontrées par les détenus malades et les professionnels de la santé et de la justice. Nous posons des questions. Un travail doit maintenant être fait pour arriver à des recommandations.
Par Marie Auter