Depuis le début de l’année, la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis est confrontée à un nombre de décès sans précédent. Une situation sur laquelle l’institution refuse de rendre des comptes, accroissant ainsi les tensions dans un établissement, le plus grand d’Europe, qui cumule déjà de nombreux facteurs de mal-être et dysfonctionnements. Zoom sur cette prison hors normes.
Le 27 février 2018, Timothée P., 22 ans, se suicide par pendaison au bâtiment D3 de la prison de Fleury-Mérogis où il était incarcéré. Suivront d’autres décès, les 16 mars, 7, 16, 17, 21 avril, 11 et 20 mai, 8 juin, 21 juillet, 7 et 18 août, 6 septembre… Ceux de Jordan, 22 ans, Marine, 25 ans, Aleksander, 38 ans, Lucas, 22 ans, et d’autres, anonymes, dont on ne connaît pas toujours la date. Au total, ce sont quinze personnes détenues, quatorze hommes et une femme, qui ont perdu la vie à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis depuis le début de l’année(1). Des suicides surtout, mais aussi des morts subites parfois inexpliquées. Un décompte macabre qui passe sous silence les tentatives de suicide : plus de 80 auraient été empêchés par les personnels, selon un syndicat pénitentiaire(2). Ces décès sont beaucoup plus nombreux que les années précédentes : 3 suicides en 2017, 5 en 2016(3). « On n’arrive pas à comprendre ce qui provoque ce pic »(4), s’étonne l’administration pénitentiaire, qui précise par ailleurs qu’aucune faille dans la prévention du suicide n’a été relevée, « que ce soit dans la transmission des informations sur les signes avant-coureurs ou la prise en charge des personnes fragiles »(5). D’autant que la prison de Fleury-Mérogis n’est pas la plus insalubre – la rénovation de la maison d’arrêt des hommes s’est achevée en 2015(6) ; ni la plus surpeuplée – en Île-de- France, les maisons d’arrêt de Fresnes, Nanterre, Villepinte connaissent des taux d’occupation plus importants encore.
Une « usine » sous haute tension
Si elle ne peut pas à elle seule tout expliquer, la taille de l’établissement joue probablement un rôle dans la survenue de ces suicides et décès. Avec 4 200 détenus, Fleury-Mérogis est la plus grande prison d’Europe. Une ville dans la ville, où le flot des incarcérations est tel que les détenus sont noyés dans la masse. Un mastodonte pénitentiaire où les relations humaines sont forcément limitées et les problèmes exacerbés. Ce à quoi s’ajoute un taux d’occupation de 142 % au 1er août 2018, source de tensions pour l’ensemble de la détention : violences entre détenus contraints de cohabiter dans des cellules normalement individuelles, tensions des personnels appelés à courir en permanence dans les coursives pour assurer les déplacements de détenus, nombreux incidents entre détenus et personnels.
« La détention est devenue violente », alertait, en juillet 2016, la directrice de l’établissement dans un courrier adressé à sa hiérarchie(7). Et de poursuivre : « Il est évident que cette situation rend les affectations, le profilage et le suivi des personnes détenues très complexes. » Autrement dit, impossible, dans un tel cadre, d’identifier des personnes éventuellement en détresse et de répondre aux demandes et besoins des détenus. La prévention du suicide se limite à la mise en place de mesures telles que les rondes rapprochées, visant au mieux à empêcher les détenus de passer à l’acte. Aucune place pour une véritable prévention en amont. Il en va de même pour les mesures de sécurité dynamique(8), pourtant efficaces pour résorber la violence, mais qui nécessiteraient d’instaurer des espaces d’écoute et de dialogue entre détenus et administration.
« Nous constatons un épuisement professionnel dans de nombreux secteurs », prévenait encore la directrice. Un phénomène qui se traduit dans les faits par un taux d’absentéisme et un renouvellement des agents importants, et par un climat de tension au sein même du personnel. « C’est le bazar et c’est extrêmement tendu, témoigne un intervenant. Il y a des relations conflictuelles au niveau des directions. Du coup, les encadrants et les personnels sont perdus car confrontés parfois à des contre-ordres ou à des injonctions paradoxales. Ça se ressent partout. » S’ajoute à cela un taux important (65 %)(9) de surveillants stagiaires, peu expérimentés et souvent démunis face au nombre de détenus dont ils doivent s’occuper. Un détenu témoignait en juillet 2018 : « On n’est pas des anges, mais ils nous mettent des gars non formés pour gérer la détention, alors ça part en vrille tous les jours. »
Un autre facteur concourt au déficit de prise en charge de la détresse et de la maladie : les difficultés d’accès aux soins. Dans cette usine pénitentiaire qui regroupe des personnes avec des difficultés sociales, des problèmes sanitaires, psychologiques et d’addiction accrus, ce sont près de 30 000 actes médicaux qui se déroulent chaque année (10). Sauf que l’équipe médicale – elle aussi épuisée – est en sous-effectif chronique ; un manque de soignants qui n’est pas sans conséquences sur le suivi des détenus, tant au niveau de la qualité des soins apportés que des délais pour être reçu par l’unité sanitaire. Les plaintes reçues par l’OIP à ce sujet sont nombreuses.
Plusieurs enquêtes, zéro information
Dès le mois d’avril, le nombre alarmant de morts déclenchait deux inspections, pénitentiaire et sanitaire. Mais impossible d’en connaître les conclusions. « Ce rapport n’a pas vocation à être rendu public », apprend-on auprès du ministère de la Justice. Idem pour les enquêtes judiciaires : les rapports d’enquête des services du parquet ne sont accessibles qu’à la famille du défunt, et ce généralement dans des délais extrêmement longs. Pour les familles, porter plainte auprès du Procureur de la République est parfois le seul moyen d’obtenir des informations sur les circonstances de la mort de leur proche détenu. Du côté du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, on n’est pas davantage informé. Début août, l’organe de contrôle indiquait pourtant avoir saisi la direction de l’établissement afin de « recueillir ses observations et connaître les éventuelles mesures proposées ou mises en place ». Sans avoir obtenu de réponse à ce jour.
Difficile donc d’en savoir plus sur les circonstances de ces décès ou sur les pistes envisagées par l’administration pénitentiaire pour tenter de contrer le phénomène. « Un travail va être effectué en lien avec l’administration pénitentiaire et tout le personnel de soin pour déterminer s’il y a des améliorations à effectuer dans la prison », indiquait le parquet début août. Seule annonce concrète à ce stade : l’extension du dispositif des codétenus de soutien, un outil de prévention largement contesté et contestable.
Silence, suspicions, tensions, répression : le cercle vicieux
La demande de transparence est pourtant forte – et légitime. En juillet, à la fin de la promenade, une soixantaine de détenus refusent de remonter dans leurs cellules à la suite de l’annonce du suicide de Lucas H. au quartier disciplinaire, où il avait été placé après un incident. Des informations ont circulé en détention selon lesquelles le jeune homme aurait subi des violences de la part de membres du personnel pénitentiaire et ses codétenus demandent que la lumière soit faite sur les circonstances de son décès, ainsi que sur l’incident qui a précédé son placement au quartier disciplinaire. Ils n’obtiennent pas plus d’informations et six d’entre eux, considérés comme les « meneurs » du mouvement, sont sanctionnés. Une réponse uniquement répressive, donc, face à une préoccupation réelle et alors que le refus de réintégrer les cellules est souvent l’un des seuls moyens, pour la population détenue, de formuler des demandes ou de porter des revendications, toute forme d’expression collective étant prohibée. Une réponse, surtout, qui ne peut qu’accroître les tensions, dans un contexte déjà explosif.
Les inquiétudes et interrogations gagnent également les proches de détenus. Durant le mois d’août 2018, l’OIP s’est régulièrement rendu devant la maison d’arrêt, à la rencontre des visiteurs. Il ressort des nombreux témoignages recueillis une angoisse constante sur ce qui pourrait arriver à leur proche. Beaucoup parlent des risques de ne pas être entendu la nuit si une urgence survient, les surveillants étant en nombre restreint. Et pestent contre le manque d’informations : « Les pénitentiaires ne veulent rien dire, ni à nous, ni aux détenus », déplore la mère d’un jeune détenu. Un silence qui attise la suspicion. « Ils nous cachent quelque chose », a-t-on souvent entendu…
Par François Bès et Cécile Marcel
(1) Deux surveillants exerçant dans cet établissement se sont également suicidés en 2018.
(2) « Primo-accueil. Tentative de suicide », SLP-FO, 3 septembre 2018.
(3) « Douzième suicide de l’année à la prison de Fleury-Mérogis », Le Parisien, 10 septembre 2018.
(4) « Fleury-Mérogis : l’administration « n’arrive pas à comprendre » la vague de suicides », Le Parisien, 21 août 2018.
(5) « La Prison de Fleury-Mérogis secouée par une série de suicides », Le Monde, 8 août 2018.
(6) La maison d’arrêt des femmes attend toujours d’être rénovée. La rénovation du centre des jeunes détenus est en cours.
(7) « Fleury-Mérogis : le cri d’alarme de la directrice de la prison », Le Parisien, 3 juillet 2016.
(8) Par opposition aux dispositifs de sécurité coercitifs, la sécurité dynamique est basée sur le développement de relations humaines positives entre personnels et détenus et la mise en place de mécanismes de médiation pour résoudre les différends.
(9) « À Fleury-Mérogis, le quotidien des surveillants pénitentiaires », Le Monde, 2 mars 2018.
(10) « Fleury-Mérogis : radiographie de la plus grande prison d’Europe », Le Parisien, 22 mars 2017.