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Grève de surveillants : la Belgique condamnée pour traitement dégradant

Dans le cadre de l’affaire Clasens contre Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée, mardi 28 mai 2019, sur les conséquences pour les personnes détenues de la grève des surveillants qui, durant deux mois, a paralysé les prisons belges au printemps 2016. Et a condamné l’État belge pour traitement dégradant. Une décision qui pourrait bien avoir des répercussions en France, alors que la Cour a été saisie par un détenu des conséquences de la grève récente à la prison de Condé-sur-Sarthe.

Le 25 avril 2016, les agents pénitentiaires belges se mettent en grève pour protester contre la baisse du nombre de surveillants, alors même que de nombreux établissements sont surpeuplés. Le mouvement cesse le 22 juin 2016. Deux mois de grève qui auront affecté les conditions de détention à des degrés variables selon les prisons. Parmi les centres de détention les plus éprouvés, la prison d’Ittre. Durant les deux mois de grève, les personnes détenues dans cet établissement se sont retrouvées confinées en cellule 24h/24, n’ont eu accès à la promenade et à la douche qu’une fois par semaine, n’ont reçu qu’un seul repas par jour, tandis qu’aucune activité n’était assurée. Dans leurs relations avec l’extérieur, les détenus n’ont eu droit à aucune visite familiale sauf sur deux week-ends de juin et à aucune visite avocat entre le 16 et le 22 juin – et ce alors que les comptes téléphoniques ne pouvaient plus être crédités par manque de personnel. Enfin, l’action collective des surveillants a entrainé l’arrêt de l’approvisionnement des magasins, privant les détenus de la possibilité de cantiner boissons, café et tabac, produits de nettoyage et articles d’hygiène. Une enquête interne et la venue d’autorités de contrôle indépendantes ont permis de documenter ces conditions de détention. Ainsi, le rapport de la visite effectuée à Ittre par le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) du 7 au 9 mai 2016 fait état d’une dégradation générale des conditions matérielles de détention et de la suspension des services normalement assurés, des constats confirmés et complétés par la Commission de surveillance de la prison d’Ittre(1) au lendemain du dernier jour de grève.

Face à ces conditions de détention particulièrement dégradées, plusieurs personnes détenues à la prison d’Ittre, dont M. Clasens, saisissent dans un premier temps les juridictions belges. En mai 2016, le tribunal de première instance bruxellois condamne la Belgique à assurer ou rétablir différents services. L’État belge fait appel de cette décision. En avril 2017, la Cour d’appel de Bruxelles confirme l’ordonnance du tribunal de première instance. Dans son jugement, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants, et garantit des conditions de détention compatibles avec la dignité humaine. La juridiction rappelle que son respect implique que les détenus ne soient pas « traités comme des objets, à la merci du refus des agents pénitentiaires de travailler, sans savoir quand cet arrêt prendrait fin et se trouvant soumis, pour des raisons indépendantes de leur volonté à des conditions de détention extrêmes, c’est-à-dire cloîtrés dans leur cellule, sans activité et notamment sans activité physique, privés de contacts familiaux et avec leur avocat ou réduits à accepter l’irrégularité et la précarité de promenades, de contacts et de soins hygiéniques élémentaires, ce qui engendre nécessairement une détresse qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la mesure privative de liberté ». L’article 3 de la Convention, de par l’importance des droits qu’il consacre, ne tolère aucune dérogation. En d’autres termes, rien – pas même l’exercice du droit de grève – ne saurait justifier que des individus entièrement sous le contrôle et la responsabilité de l’État soient soumis à un tel traitement. Mais malgré les condamnations à rétablir le régime habituel de détention, l’État belge ne prend alors aucune mesure effective et concrète pour modifier la situation, qui se prolonge jusqu’à ce que les agents votent la reprise du travail. Face à l’impossibilité d’obliger l’État belge à exécuter l’ordonnance du tribunal de première instance, M. Clasens se plaint devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de la violation cumulée de l’article 3 et de l’article 13 de la Convention, qui garantit le droit au recours effectif.

Pour la CEDH, les détenus soumis à un « traitement dégradant »

Dans son jugement, la CEDH rappelle dans un premier temps que, lors de l’évaluation des conditions de détention, il faut « tenir compte des effets cumulatifs de ces conditions » (paragraphe 33) afin de déterminer si, dans leur ensemble, elles ont constitué un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Outre l’espace personnel suffisant, d’autres aspects de la détention sont jugés pertinents : l’accès aux exercices en plein air, la ventilation, la possibilité d’utiliser les toilettes en privé et le respect des exigences sanitaires et hygiéniques de base. En particulier, la CEDH a déjà eu l’occasion de considérer qu’un exercice en plein air très limité constituait un facteur qui aggravait la situation du requérant, confiné dans sa cellule pour le reste de la journée sans aucune liberté de mouvement(2). En l’espèce, la Cour constate que la description des conditions de détention à la prison d’Ittre pendant la grève fait l’objet d’un consensus de la part des observateurs qui se sont rendus sur les lieux au cours de la période litigieuse, mais ne conclut pas immédiatement à la violation de l’article 3 de la Convention. C’est en analysant l’impact des conséquences de la grève en termes de dignité humaine que la CEDH va parvenir à sa conclusion, s’alignant sur l’analyse de la Cour d’appel de Bruxelles. Elle relève ainsi que les détenus se sont retrouvés « tributaires du refus d’un grand nombre d’agents pénitentiaires de travailler, réduits à accepter l’irrégularité et la précarité des services minimums, sans savoir quand la grève prendrait fin et donc sans perspective de voir leur situation s’améliorer, privés de quasiment tout contact avec le monde extérieur ». On retrouve ici soulignées la vulnérabilité et l’infériorité de fait des personnes détenues, laissées en marge du processus décisionnaire et pire, victimes impuissantes de celui-ci. La Cour de Strasbourg considère donc que l’effet cumulé de l’absence continue d’activité physique, des manquements répétés aux règles d’hygiène, de l’absence de contact avec le monde extérieur et de l’incertitude de voir ses besoins élémentaires satisfaits, a nécessairement engendré chez le requérant une détresse qui a excédé le niveau inévitable de souffrance inhérent à la mesure privative de liberté. Elle analyse les conditions de détention en traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention et conclue à sa violation par l’État Belge.

Le 13 juin dernier, appliquant la récente décision de la CEDH, le tribunal de première instance de Bruxelles a estimé que la Belgique avait failli à ses obligations et l’a condamnée pour traitement dégradant vis-à-vis des détenus : « La grève ne pourrait constituer un cas de force majeure libérant l’Etat belge de ses obligations découlant de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ». L’avocat des détenus de la prison d’Ittre, indemnisés à hauteur de 800 euros, assure que « ce jugement impose à la Belgique, même en cas de grève, qu’un service minimum soit garanti ».

Quelles répercussions en France ?

Cette décision fait écho à la situation que connaît la France de manière épisodique depuis deux ans. Après un premier blocage des prisons en janvier 2018 à la suite de l’agression de trois surveillants, une attaque au couteau à la prison de Condé-sur-Sarthe a déclenché une nouvelle période de grève en France, du 5 au 19 mars 2019.

Une semaine après le début de la grève, deux personnes détenues à la prison de Condé-sur-Sarthe ont introduit un recours pour mettre fin au blocage. Elles demandaient le rétablissement du régime normal de détention, en particulier pour assurer la collecte des poubelles des couloirs et des cellules, les promenades quotidiennes, la distribution des cantines et des repas, l’exercice des activités sportives, l’accès au travail, à la formation et aux activités socio-éducatives, l’accès aux services médicaux, l’accès aux parloirs, l’expédition des correspondances écrites, l’accès au téléphone, la cessation des coupures d’électricité, d’eau et de chauffage. Le 14 mars 2019, une ordonnance de référé émanant du Tribunal administratif de Caen a rejeté la demande des requérants, tout en reconnaissant que, « du fait principalement de leur confinement permanent en cellule qui les prive de parloirs, de promenade quotidienne et de distribution des cantines », les détenus du centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe subissaient des conditions de détention dégradées, directement induites par le blocage de l’établissement. Les deux détenus ont fait appel de cette décision devant le Conseil d’État qui, statuant après la levée des blocages, a uniquement constaté que les services étaient de nouveau assurés au sein de la prison et par conséquent qu’il n’y avait pas d’atteinte aux libertés fondamentales des personnes détenues(3).

Si la plus haute juridiction administrative française a refusé d’analyser les conditions de détention lors de la grève, le Tribunal de Caen ne l’a fait que partiellement. En effet, en dehors des conditions matérielles de détention, le juge administratif n’a fait aucune mention aux conséquences de la grève sur les personnes détenues en termes de dignité humaine. Celles-ci sont pourtant similaires à celles qui valurent à la Belgique d’être doublement condamnée : des détenus tributaires du refus d’un grand nombre d’agents pénitentiaires de travailler, réduits à accepter l’irrégularité et la précarité des services minimums, sans savoir quand la grève prendrait fin et donc sans perspective de voir leur situation s’améliorer, privés de quasiment tout contact avec le monde extérieur.

Les deux détenus de la prison de Condé-sur-Sarthe n’ayant pas obtenu gain de cause auprès des juridictions administratives, c’est devant la Cour européenne des droits de l’homme qu’ils poursuivent aujourd’hui l’État français pour traitements dégradants en période de grève pénitentiaire.

— CEDH, Clasens c. Belgique, 28 mai 2019

par Paul Blanchard

(1) La Commission de surveillance exerce un contrôle indépendant sur la prison auprès de laquelle elle a été instituée, sur le traitement réservé aux détenus et sur le respect des règles les concernant.
(2) voir, par exemple : CEDH, Canali c. France, 25 avril 2013
(3) Conseil d’État, Juge des référés, 15/04/2019, n° 42893