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Isoler pour protéger ?

Parmi les personnes placées à l’isolement, certaines y sont pour leur propre protection. Une extrémité qui s’avère trop souvent la seule option disponible dans un système incapable d’assurer la sécurité de tous. Et les demandes ne manquent pas : dans de nombreuses prisons, des personnes craignant pour leur sécurité se voient refuser l’accès à l'isolement. Un paradoxe, s’agissant d’un régime aux effets si délétères qu’il est qualifié de « torture blanche ».

Anciens policiers ou surveillants, personnalités médiatiques, auteurs d’infractions à caractère sexuel, personnes criblées de dettes ou prises dans des conflits entre bandes rivales : en détention, un certain nombre de profils particuliers se retrouvent à l’isolement pour leur protection. Leur recensement est cependant délicat. Parmi les 814 personnes placées en quartier d’isolement (QI) en décembre 2023, selon l’administration pénitentiaire, 100 y sont « à leur demande », dans le cadre d’un régime juridique spécifique qui leur permet à tout moment de demander à réintégrer la détention classique. Mais à ce chiffre, dont la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap) convient elle-même qu’il est imprécis, s’ajoute un contingent impossible à dénombrer : les personnes que l’administration pénitentiaire place elle-même à l’isolement « pour leur protection », avec leur consentement ou non.

« Dans la pratique, ce n’est pas parce qu’on fait un isolement à la demande de l’administration que le détenu n’est pas d’accord », souligne Guillaume Gras, directeur du bureau de gestion de la détention à la Dap. L’administration peut même préférer placer à l’isolement une personne détenue qui en a fait la demande comme si c’était sa propre initiative, pour garder davantage de contrôle sur la fin de la mesure[1], explique sa collègue Flavie Rault : « Quand le détenu veut sortir, cela nous laisse du temps pour organiser les conditions dans lesquelles cela se fera, prévoir la cellule et le quartier adaptés, ou peut-être un changement d’établissement qui conditionnerait pour nous la sortie de l’isolement. » Aussi, résume Guillaume Gras, « nous ne sommes pas sur une séparation franche en termes de statistiques : les choses se superposent ».

Manque d’alternatives

Parmi les quartiers et régimes de détention spécifiques que développe l’administration pénitentiaire ces dernières années (voir p. 14), certains se veulent une alternative pour tenter de protéger les personnes qui le nécessitent. « Aujourd’hui, les personnes identifiées comme vulnérables vont peut-être plus être placées dans des quartiers à part : semi-fermés, fermés, quartiers spécifiques, quartiers vulnérables, modules respect…, énumère Maud Hoestlandt, du Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL). C’est-à-dire un régime dans lequel l’accent est davantage mis sur la surveillance que sur l’isolement proprement dit, avec une attention particulière portée aux interactions entre personnes détenues. » Mais s’il ne s’agit pas de quartiers d’isolement au sens strict, même en quartier « vulnérables », « les régimes de prise en charge peuvent parfois ponctuellement évoquer une sorte d’isolement, selon les politiques mises en place », met cependant en garde Maud Hoestlandt.

En outre, ces quartiers dits « vulnérables », qui ne sont pas précisément comptabilisés, n’existent pas partout et ne répondent pas aux mêmes besoins sur tout le territoire : leur création dépend en effet de la volonté des chefs d’établissement et leur fonctionnement est loin d’être unifié. « Ces quartiers n’ont pas d’existence juridique. Ce qu’on va appeler “quartier vulnérable” dans un établissement va regrouper certains types de profils, qui ne seront pas du tout les mêmes dans un autre établissement avec d’autres enjeux » souligne Guillaume Gras.

Ces quartiers ne suffisent de toute façon pas à assurer la sécurité de tous. « Certains profils dits “vulnérables” peuvent être prêts à tuer quelqu’un pour une cartouche de cigarette ou autre si on le leur demande », souligne ainsi Madame T., surveillante exerçant en centre pénitentiaire dans le sud de la France. « Pour moi, un gars qui a un différend avec d’autres liés à du narcotrafic est plus en danger en prison que les auteurs d’infractions à caractère sexuel », détaille pour sa part Monsieur F., qui travaille au sein de l’administration pénitentiaire dans la même région. « Dans les ailes vulnérables que je connais, on va surtout retrouver ces derniers, et les auteurs de violences conjugales, tandis qu’à l’isolement, on va plutôt trouver les gars en disgrâce avec le grand banditisme. »

De nombreux interlocuteurs pénitentiaires soulignent en effet une hausse de ces profils, notamment dans le sud de la France. « La région Paca est particulière, nous avons beaucoup de violences entre détenus liées à l’économie du narcotrafic. Il y a des agressions dans toutes les cours de promenade, et on est obligé de placer certaines victimes à l’isolement », soupire un cadre de l’administration pénitentiaire, avant de compléter : « Si on voulait protéger tout le monde, il faudrait des QI de 50 places dans tous les établissements de la région. »

Cette question particulière illustre le manque d’alternatives efficaces dont dispose l’administration pénitentiaire dans le système actuel, et les carences globales d’une institution qui ne parvient à protéger certaines personnes qu’au prix d’un isolement strict – pourtant qualifié de « torture blanche » par les soignants (voir p. 14). « Il n’y pas d’alternatives entre le quartier vulnérable et le quartier d’isolement. Et nous n’avons plus assez de places en QI, c’est les chaises musicales ! », déplore pour sa part Madame T.

L’isolement détourné pour gérer les troubles psychiatriques

Des quartiers complets et des arbitrages compliqués

« Aujourd’hui en isolement, les places valent de l’or ! », confirme un surveillant de la région Rhône-Alpes. En mars 2024, sur le plan national, les places d’isolement étaient occupées à 84 %[1]. Et dans certains établissements, notamment les maisons d’arrêts et les gros centres pénitentiaires, les QI sont le plus souvent complets. Ils semblent aussi plus saturés qu’à l’ordinaire dans un certain nombre de centres de détention, confrontés à l’arrivée de profils inhabituels, transférés depuis des maisons d’arrêt particulièrement surpeuplées. « Nous avons deux bâtiments seulement, et les détenus sont les uns sur les autres. Notre marge de manœuvre pour les déplacer est faible. S’il y a un problème, on change le détenu de bâtiment, et si ça ne va pas, on n’a plus de solution. Là, on a quasiment une liste d’attente pour le quartier d’isolement », déplore ainsi Monsieur G., chef d’établissement. Comment alors arbitrer entre les différentes demandes ? « Quand des détenus demandent à être isolés, ça nous arrive de refuser, parce qu’on a des demandes toutes les semaines. Mais ce n’est pas le public le plus difficile, ils attendent terrés dans leur coin, ils ne posent pas de problème », complète-t-il. « La plupart du temps, je réponds non : si le QI est plein, on ne les isole pas, tranche un autre chef d’établissement, Monsieur D. Compte tenu de la surpopulation, ce n’est pas possible de trouver d’autres solutions. Mais c’est risqué. Quand il y a aura un mort, je serai responsable. »

Cette absence de solution conduit de nombreuses personnes à s’auto-isoler, et à effectuer leur détention, sans jamais sortir de leur cellule par crainte d’une agression. « Quand je suis retourné en bâtiment, beaucoup de fake news avaient circulé sur moi. Maintenant, les personnes qui passent devant la porte de la cellule me menacent. J’ai demandé à retourner en unité de protection, mais on me l’a refusé. J’ai tellement peur que je ne sors plus en promenade, ni à la douche », témoigne ainsi une personne détenue à Fresnes. « Mon compagnon ne sort pas de sa cellule depuis six mois, sauf pour me voir au parloir, et là, il croise des détenus qui le menacent. Il demande à être placé à l’isolement ou transféré, il a fait des courriers à la direction, mais n’a jamais rien obtenu », s’inquiète pour sa part la compagne d’une personne détenue dans l’ouest de la France.

Isoler les victimes : un pis-aller

« Un directeur de prison que j’ai connu au début de ma carrière disait que pour lui, le rôle d’un chef d’établissement était de permettre aux profils vulnérables de rester en détention ordinaire, en privilégiant le placement à l’isolement des fauteurs de troubles, se souvient Maud Hoestlandt. D’après lui, plus on voyait de victimes de violences, de racket etc. au QI, plus cela signalait un dysfonctionnement du maintien de l’ordre au sein de l’établissement. » Las, la construction d’établissements pénitentiaires de plus en plus grands, l’incarcération de personnes qui devraient relever du soin et une surpopulation carcérale galopante ne peuvent que multiplier les situations conflictuelles et ingérables, au prix d’un fonctionnement toujours plus déshumanisé. Si, sans isolement total, « on voulait protéger tous les détenus du risque d’agression, il faudrait complètement repenser l’architecture des prisons », conclut Monsieur D.

Pour les personnes transgenres, l’isolement pour seul horizon ?

Par  Charline Becker

Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024 : Isolement carcéral « je suis dans un tombeau »

[1] Une pratique dont le CGLPL souligne les risques lors d’une visite au centre pénitentiaire de Lutterbach en 2022 : les détenus ne peuvent alors « plus demander la levée de l’isolement à leur convenance », et « la direction ne se rendant pas au QI pour y rencontrer les détenus, ces derniers ne bénéficient d’aucun temps d’échange pour évoquer l’éventualité d’une sortie de l’isolement et les mesures qui pourraient être prises pour qu’ils se sentent en sécurité en détention ordinaire. »

[1] Source : Direction de l’administration pénitentiaire.