Les personnes qui souhaitent entreprendre ou poursuivre des études supérieures en prison se heurtent, comme les autres prisonniers scolarisés, aux nombreuses contraintes de la détention. Très minoritaires – en 2020 elles représentaient 1,3 % de la population incarcérée –, elles sont désormais confrontées à un nouvel obstacle qui se dresse entre elles et les diplômes : la dématérialisation inéluctable des cours par correspondance.
Depuis 2008(1), les personnes détenues engagées dans un parcours d’enseignement supérieur relèvent de l’université dans laquelle elles sont inscrites – quand elles ont pu s’inscrire. Les présidents ont en effet toute latitude pour décider des modalités d’inscription et de suivi des cours ainsi que de l’éventuel accompagnement proposé aux étudiants dits « empêchés ». Certes, il existe un accord-cadre liant l’administration pénitentiaire, le ministère de l’enseignement supérieur et la conférence des présidents d’université qui affiche l’ambition de « favoriser l’accès des personnes placées sous main de justice aux formations de l’enseignement supérieur et contribuer à développer la poursuite et la réussite de leurs études supérieures »(2). Mais, sur le terrain, force est de constater que ce cadre n’a pas permis d’harmoniser les offres de formation. Certaines universités, comme celle de Lyon II ou d’Aix-Marseille, n’ont tout simplement pas renouvelé leur convention avec l’administration pénitentiaire et n’inscrivent plus les personnes détenues. D’autres, assez rares, ont signé des accords leur permettant d’assurer des cours « en présentiel », comme l’université Paris-Diderot ou celle de Marne-la-Vallée (77). La plupart de celles qui acceptent d’inscrire des étudiants détenus – une trentaine – proposent de leur côté des enseignements à distance. Problème : depuis une dizaine d’années, le « e-learning » s’impose comme le mode d’enseignement à distance de référence. La plupart des universités et des organismes de formation ont remplacé l’échange de polycopiés et de devoirs par voie postale par des correspondances électroniques, des forums et des plateformes mettant en lien les professeurs et leurs étudiants. Une révolution numérique qui est censée permettre à chacun de se former n’importe où, mais qui exclut dans les faits les personnes sans connexion. Et donc les prisonniers, puisque l’accès à Internet n’est pas autorisé en détention. Un interdit justifié par des impératifs sécuritaires et des contraintes matérielles. Et conforté jusqu’ici par la jurisprudence : en 2020, le Conseil d’État a estimé que le droit à l’enseignement à distance via Internet peut être refusé en raison des contraintes de fonctionnement de l’administration pénitentiaire. Les détenus se retrouvent donc privés de l’accès aux plateformes numériques, mais aussi aux contenus multimédia (vidéos, cours enregistrés, etc.) désormais couramment utilisés par les enseignants.
Des étudiants détenus abandonnés sur la route de la dématérialisation
À la rigidité de l’administration pénitentiaire s’ajoute un désintérêt des universités, souvent peu arrangeantes. « Les universités ne se sont jamais vraiment adaptées, confirme Laélia Véron, maîtresse de conférence en stylistique et langue françaises intervenant dans plusieurs établissements pénitentiaires. Il arrive que les enseignants ne soient pas au courant que certains étudiants sont incarcérés, mais même lorsqu’ils le sont, ils proposent toujours beaucoup d’exercices et d’évaluations à faire sur Internet. Un élève que j’avais s’est retrouvé dans cette situation. J’ai dû négocier avec la cheffe de département pour que l’épreuve de son examen soit banalisée. Sinon, il aurait été marqué défaillant et puis c’est tout. »
Même le Centre national d’enseignement à distance (Cned), opérateur public de l’enseignement à distance et partenaire historique et privilégié de la pénitentiaire, s’est converti au tout numérique, avec un dispositif de e-learning impliquant des échanges sur des plateformes en ligne. « Cela faisait des années que le Cned alertait la pénitentiaire sur le fait qu’ils étaient en train de numériser progressivement leurs formations. Ils militaient pour la mise en place d’une plateforme qu’ils auraient partagée avec les universités. Mais ça n’avançait pas côté pénitentiaire », explique un responsable local d’enseignement (RLE). En 2020, l’organisme met fin à la convention qui le liait à l’administration – et perd la quasi totalité de ses étudiants incarcérés. En 2019 et 2020, ils étaient moins d’une vingtaine, contre 755 en 2010(3). « La formation à distance en détention doit pouvoir rester une modalité complémentaire des autres, mais elle nécessite des évolutions, qui ne dépendent pas seulement de l’opérateur de formation », explique-t-on au Cned, renvoyant en creux la responsabilité à la pénitentiaire.
Certains organismes ont pris le contrepied de la tendance à la dématérialisation pour assurer tant bien que mal une certaine égalité d’accès aux études. C’est le cas du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), qui a signé en 2015 une convention avec l’administration pénitentiaire pour proposer une offre de formation accessible aux étudiants détenus. La référente pédagogique du Cnam se charge d’imprimer les cours et de les envoyer aux étudiants détenus. Elle se rend plusieurs fois par an dans les prisons d’Île-de-France pour les accompagner et présenter le dispositif. En 2019 et 2020, une soixantaine de personnes ont ainsi pu suivre des formations du Cnam. En 2015, l’université de Nanterre avait elle aussi mis en place un programme similaire, subventionné un temps par la région. Mais faute de financements pérennes et suffisants, il est à l’arrêt depuis deux ans. Car si ces projets trouvent leur public, ils nécessitent des moyens humains et des investissements matériels. Insuffisamment soutenus et peu encouragés, ils restent donc marginaux.
Le casse-tête des responsables locaux d’enseignement
La généralisation de la dématérialisation a eu une autre conséquence : elle complique grandement le travail des responsables locaux d’enseignement (RLE), en charge du suivi administratif et pédagogique au niveau de chaque établissement. « Pour les inscrire via Parcoursup, on est obligé d’utiliser notre connexion Internet et notre propre adresse électronique, c’est quand même problématique », déplore l’un d’entre eux. « On bidouille, ça nous demande un boulot de cinglés pour que les gars puissent suivre des études. On télécharge des cours sur nos boîtes mail, on les met sur des CD-Rom quand c’est possible », illustre son homologue dans un autre établissement. « Il faut toutes les semaines aller voir sur la plateforme s’il y a des messages pour l’étudiant, ouvrir les sous-dossiers, imprimer tous les cours. C’est un travail de secrétariat, pas de prof. On peut le faire pour un élève, mais pour trois ou dix, c’est impossible », explique un autre. D’autant que ces missions s’ajoutent à une charge de travail déjà lourde alors même que les élèves de l’enseignement supérieur sont considérés comme « non prioritaires » parmi les détenus scolarisés. « La difficulté, c’est que notre statut n’est pas clair à ce sujet, relève un RLE. On ne sait pas si ça fait partie de nos fonctions ou pas de gérer l’enseignement supérieur. » La Convention qui organise les conditions d’intervention de l’Éducation nationale dans les établissements pénitentiaires se contente en effet d’indiquer que les unités locales d’enseignement (ULE) doivent « s’efforcer » de répondre aux besoins d’enseignement en organisant, « le cas échant », l’accès aux enseignements supérieurs. En outre, faute de consignes nationales, les RLE peinent à obtenir des informations essentielles à l’accompagnement des étudiants. « Il n’y a aucune vision d’ensemble. Chacun doit se débrouiller avec son expérience personnelle et ses propres contacts dans les universités. On aurait besoin d’un référent de l’Éducation nationale qui serait l’interlocuteur privilégié entre les universités et les ULE », explique l’un d’entre eux. Conséquence : les RLE s’impliquent à des degrés variables d’un établissement à l’autre – en fonction de leurs moyens et de leurs appétences.
Nombreux sont ceux qui, débordés, confessent compter sur les éventuels soutiens extérieurs : des enseignants sensibilisés, des proches, des associations. « Je leur demande de passer le plus possible par leurs familles », reconnaît un RLE. D’autres l’imposent : ainsi, face au refus du RLE de faciliter l’accès à ses cours de fac, une jeune femme incarcérée à Roanne a dû mobiliser ses proches pour télécharger, imprimer ou photocopier puis apporter au parloir des milliers de pages de documentation. Mais toutes les personnes incarcérées n’ont pas la chance d’avoir des soutiens à l’extérieur. Car l’éloignement géographique et les années de détention mettent souvent à l’épreuve les liens familiaux et amicaux. Et plus la peine est longue, plus les liens se distendent, ce qui prive les personnes qui auraient le temps de suivre des études de ce précieux soutien. Pour pallier l’isolement, certaines associations comme Ban Public assistent des étudiants incarcérés et les mettent en lien avec des enseignants volontaires pour devenir leurs tuteurs. « Il s’agit autant de les accompagner sur la méthodologie que de répondre à leurs questions sur les matières concernées », explique Roland Arzano, responsable du projet au sein de l’association.
Vers plus de numérique… mais sans internet
« L’idéal serait d’avoir un ordinateur dédié au sein de l’unité locale d’enseignement, qui serait verrouillé et sur lequel seraient accessibles seulement certains sites Internet. Les détenus pourraient eux-mêmes créer leur espace numérique de travail, télécharger leurs cours, scanner leurs copies, les renvoyer », suggère un RLE. C’est ce qu’a mis en place, à titre expérimental, l’université de Caen depuis 2015, en lien avec l’administration pénitentiaire. « Ce projet consiste à mettre à disposition de façon déconnectée et asynchrone les contenus de formation de type Moodle de l’université de Caen via un échange sécurisé et régulier de box entre l’université et le centre pénitentiaire », expliquet- on à la DAP, qui précise : « Les étudiants empêchés peuvent, ainsi, dans une salle informatique dédiée fonctionnant en réseau, sous l’encadrement du RLE ou d’un assistant de formation, accéder aux contenus de formation sous une forme très proche en qualité de celle présente sur la plateforme de formation à distance de l’université ». Le projet a été labelisé « campus connecté en détention » en vue d’être modélisé : la DAP prévoit de le déployer auprès d’autres établissements, en partenariat avec de nouvelles universités. À terme, il devrait s’intégrer dans le projet « numérique en détention(4) » (NED), dans les tiroirs de la DAP depuis plusieurs années, qui vise à installer des terminaux dans les cellules des détenus et dans des salles d’activité en établissement. Mais l’accès encadré à Internet, lui, ne semble toujours pas à l’ordre du jour. Et en attendant, la proportion globale de détenus bénéficiant d’un enseignement à distance a baissé de 60 % entre 2008 et 2018, pour ne représenter aujourd’hui qu’à peine 3 % des personnes scolarisées(5).
Par Sarah Bosquet
(1) Et l’entrée en vigueur de la loi d’autonomie des universités du 10 août 2007.
2) Accord-cadre 2017-2020 de coopération en vue du développement de l’accès aux études supérieures des personnes placées sous main de justice. D’après la DAP, un nouvel accord tripartite devait être signé dans le premier trimestre 2021.
(3) Bilan annuel de l’enseignement en milieu pénitentiaire, 2010-2011.
(4) Outre le volet pédagogique, le NED doit permettre de commander leurs cantines et d’échanger en ligne avec l’administration pénitentiaire.
(5) Bilan annuel de l’enseignement en milieu pénitentiaire, 2018-2019.
Le coût des études
Pour les personnes précarisées par l’incarcération, le coût des études peut vite devenir prohibitif. Si quelques rares universités ont décidé de rendre gratuits les frais d’inscription pour les étudiants détenus (comme Paris VII ou Marne-la-Vallée), l’exonération est rarement systématique. L’accord-cadre de 2017 prévoit seulement que les étudiants placés sous main de justice « peuvent faire une demande d’exonération » et que l’Administration pénitentiaire « peut contribuer aux frais d’inscription ». « Pour certains cours à distance, les frais peuvent dépasser 1200 euros. On avait un monsieur qui payait 1500 euros pour avoir ses cours papier dans sa cellule », déplore un RLE. Les détenus rencontrent désormais le même problème avec la cotisation de vie étudiante (CVEC), dont la demande d’exonération doit être précédée d’un paiement en carte bleue. Alors qu’ils ne bénéficient de fait d’aucune activité organisée sur le campus – ni d’une carte bleue. À ces coûts s’ajoute souvent celui du matériel scolaire, des livres. Entre 2013-2015, la région Île-de-France avait financé l’allocation d’une bourse (d’un maximum 200 euros) visant à faciliter la reprise d’études à une centaine de prisonniers de Fleury-Mérogis. L’expérimentation s’est terminée lorsque Valérie Pécresse (LR) a remplacé le socialiste Jean- Paul Huchon à la tête de la région.
L’association Auxilia, principal acteur de l’enseignement à distance
Sur les 1 389 personnes détenues qui ont suivi des cours par correspondance en 2018, 61,7 % étaient prises en charge par l’association Auxilia, contre 30,8 % par des universités, 2,7 % par le Cned et 4,8 % par d’autres organismes (dont le Cnam)*. Un succès qui tient en partie au fait que l’association ne s’appuie pas sur des ressources numériques. « Notre modèle peut sembler obsolète, par rapport à tout ce qui est fait dehors en matière de développement du numérique, sauf que pour l’instant, le numérique en prison, on n’y est pas », analyse son président, Alain Petiot. Concrètement, « à chaque fois qu’une personne s’inscrit sur une matière, un professeur est désigné et rentre en relation épistolaire avec la personne détenue. Il lui adresse un cours, un travail à faire, la personne détenue renvoie son travail, et c’est corrigé par le professeur », explique-t-il. Les professeurs – plus de 800 sur l’ensemble du territoire – sont tous bénévoles, et les cours gratuits : seule une participation aux frais de 20 euros est demandée lors de la première inscription. Certains professeurs assurent des cours en présentiel, mais la plupart apprécient la correspondance écrite, qui leur donne plus de souplesse dans l’organisation de leur travail. Les enseignants accompagnent par ailleurs leur envoi « scolaire » d’un courrier personnel qui permet souvent que se noue une relation épistolaire. Les cours sont de tous niveaux, depuis le français langue étrangère à la préparation d’un diplôme d’accès aux études universitaires, et les matières extrêmement variées. « On n’est pas en concurrence avec l’Éducation nationale, on intervient plutôt en complément de ce qui peut être fait, précise Alain Petiot. Soit sur une matière qui n’est pas disponible, soit pour des questions d’horaires. » Et c’est là une autre clé du succès d’Auxilia : l’association offre un enseignement à ceux qui sinon n’y auraient pas accès, les personnes placées à l’isolement, celles qui travaillent, etc. L’enseignement individualisé permet aussi de s’adapter au niveau de la personne. « À la prison de Fleury-Mérogis, il y avait une femme qui suivait des cours d’anglais de l’Éducation nationale, mais son niveau était trop élevé par rapport au reste du groupe. La prof l’a orientée vers Auxilia », se souvient son président. Le plus souvent, l’orientation vient des responsables locaux d’enseignement, des enseignants et des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ou d’autres détenus suivant déjà un ou des cours à Auxilia. Dans environ 80 établissements, Auxilia dispose aussi de « correspondants prisons » ou autres bénévoles qui vont à la rencontre des personnes détenues pour présenter l’association et ce qu’elle propose, notamment au quartier arrivants. Mais l’association aimerait toucher plus de détenus : « On travaille à la diffusion d’un petit spot pour présenter Auxilia via les canaux vidéo internes des prisons », indique Alain Petiot. — Cécile Marcel
* Bilan annuel de l’enseignement en milieu pénitentiaire 2018-2019.