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La justice en chantiers, pour quel horizon ?

Depuis le début de mandat, l’exécutif multiplie les annonces dans une cohérence douteuse, annonçant ici l’agrandissement du parc pénitentiaire, là le développement des alternatives. Mais, plus étonnant, le budget est en décalage avec les options présentées. Malgré les alertes du Sénat, le Gouvernement entend le faire passer en force, après l’échec de la commission mixte paritaire.

« Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va. » (1) L’alerte vient du Palais du Luxembourg et a été lancée quelques minutes avant que les sénateurs ne rejettent les crédits de la mission « Justice » du projet de loi de finances 2018. Ce 5 décembre, la perplexité a gagné la quasi-totalité des groupes face aux orientations de politique pénale et pénitentiaire du Gouvernement – et surtout au peu de cohérence de leur traduction budgétaire. Il faut dire que les axes de communication de l’exécutif, variables selon les circonstances et mal assurés financièrement, ont de quoi décontenancer…

Des doubles discours

Un mois plus tôt, le ton était au lyrisme devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Soutien marqué à l’institution régulièrement brocardée, adoption de son langage, le Président de la République avait revêtu ses habits de philosophe. Pour que la démocratie retrouve « le sel des principes » et que « l’insoutenable problème des prisons » trouve remède, il est « indispensable », dit-il, « d’avoir une réflexion en profondeur – philosophique et pratique – sur notre politique pénale, son sens profond, la place de la peine, mais aussi l’indispensable réintégration dans la société du détenu ». Car, « ne pas vouloir voir cette part maudite de la communauté nationale, chercher à la cacher, à l’expulser parfois, à la faire vivre dans des conditions indignes, c’est se condamner à n’autoriser personne à retrouver sa place dans la société, ce qui est le sens même de la peine, et le sens même de notre combat civilisationnel partagé ». Les maître-mots sont : la promotion des peines alternatives à la prison et la création d’une « agence pour encadrer et développer le travail d’intérêt général, pour que l’enfermement ne soit plus le seul horizon ». La création de places supplémentaires de prison comme élément de réponse à la surpopulation carcérale, est à peine abordée, tout juste est-elle glissée dans le discours. L’enjeu, c’est « le statut même de la peine dans notre pays, dans nos sociétés » (2).

Le lexique tranche avec celui de la déclaration de politique générale du Premier ministre, en juillet. Le ton est alors à la fermeté. Édouard Philippe assure que certaines « peines seront renforcées ». Et, surtout, que l’engagement du président de la République de construire 15 000 places de prison sera tenu. Parce que ne pas pouvoir incarcérer ceux qui doivent l’être « est inadmissible ». Les alternatives ne sont là qu’en filigrane, comme dans un jeu de miroirs avec le discours devant la CEDH. Le chef de file du Gouvernement concède seulement que « la prison n’est pas une fin en soi et qu’il est nécessaire d’utiliser l’ensemble des sanctions prévues par le code pénal » car « le recours à l’enfermement ne doit pas traduire une paresse de l’esprit » (3). Alors qu’en est-il vraiment ? Cap sur la construction ? Les alternatives ? Les deux, comme ils l’affirment ?

Un budget décalé

Les sénateurs ne s’y sont pas trompés, la clé réside dans les discussions budgétaires. Et, sans conteste, personne ne peut y trouver son compte : ni les partisans de la décroissance carcérale et de la révision du périmètre de la justice pénale, ni les tenants de l’enfermement et de l’extension du parc carcéral, ni ceux qui pensent pouvoir concilier construction de prisons et développement des alternatives. Le sénateur Alain Marc, rapporteur pour avis du budget pénitentiaire, l’a bien relevé : « aucun crédit n’est consacré à cette agence ou au développement du travail d’intérêt général » (4). Pire, les budgets de fonctionnement des services pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) sont sensiblement réduits (-9,8 %), amputant tout particulièrement les moyens dédiés à la prise en charge des personnes en milieu ouvert, dans le cadre d’alternatives à l’emprisonnement ou d’aménagements de peine. Les mesures de placement à l’extérieur ou sous surveillance électronique font aussi l’objet de coupes budgétaires. Les crédits alloués à la location des bracelets électroniques chutent de 27,2 %. Nulle inquiétude à avoir, selon Nicole Belloubet, ministre de la Justice : la baisse ne serait due qu’à une « modification du marché » (5), le prestataire ayant changé, « le coût [serait] moins élevé ». Pourtant, les documents annexés au budget traduisent l’inverse : de 84,30 euros par mois en 2017, le coût unitaire de location des bracelets est passé à 88,60 euros pour 2018… Les structures de placement à l’extérieur aussi sont aussi à la peine. Les fonds attribués à l’hébergement social, au suivi global et individualisé, en lien avec les SPIP, des publics fragilisés et isolés diminuent de 26,3 % par rapport à 2017. Justification affichée : les crédits seraient ajustés sur la consommation réelle. Soit. Mais c’est faire fi des interruptions de financement qui frappent diverses structures en cours d’année. Le SPIP de l’Oise a annoncé, dès février dernier, qu’il n’y avait plus de crédits pour l’ensemble de la direction interrégionale de Lille. C’est aussi renoncer au déploiement de la mesure qui reste cantonnée à un public restreint – un millier de bénéficiaires en moyenne, alors qu’elle pourrait théoriquement concerner des dizaines de milliers de personnes. Enfin, c’est se voiler la face sur la précarité des associations qui portent les projets et doivent multiplier les sources de financement pour assurer leur viabilité. Et, pendant ce temps-là, des structures ferment. À Nancy, l’une d’elles vient de cesser son activité. Elle offrait depuis des années trente places de placement à l’extérieur.

Déconvenue aussi pour les promoteurs de l’accroissement du parc carcéral. Ils attendaient des engagements en faveur d’opérations immobilières s’ajoutant à celles lancées fin 2014 par Christiane Taubira, pour atteindre 76 000 places. Contre 60 000 environ aujourd’hui. Or, le plan intègre « les projets existants » (6) – dont le programme 3 200 places de l’ancienne garde des Sceaux. Qui plus est, Nicole Belloubet a présenté des objectifs à la baisse au Sénat : « Autour de 10 000 places effectives ou lancées dans les cinq ans » (7). Et pas vraiment à marche forcée. Pour 2018, on en reste à la recherche d’acquisitions foncières. Faut-il y voir une prise de conscience de la gabegie financière et de la fuite en avant que représente vraiment un programme de 15 000 places – plus de 5 milliards d’euros, tandis qu’une dette équivalente pèse déjà sur le budget et que les trois quarts du « 3 200 places » ne sont même pas financés ? Ou est-ce là l’effet des difficultés de recrutement de l’administration pénitentiaire (AP) ? Car un tel projet supposerait l’embauche de plus de 29 000 fonctionnaires pénitentiaires supplémentaires (8), essentiellement des surveillants, quand l’administration a le plus grand mal à en attirer 2 000 par an… Avec des salaires peu attractifs, des conditions de travail déplorables, un climat tendu, les postes de surveillants créés sont à peine pourvus ; sans compter les démissions (9), les détachements et les départs à la retraite. Entre entrées et sorties, « le solde était de moins 433 en 2016, il sera autour de moins 600 à la fin de cette année » (10). Et la situation n’est pas prête de s’améliorer, reconnaît le directeur de l’AP. « Le nombre de départ à la retraite va augmenter de 40 % dans les trois ans qui viennent », pour avoisiner les 900 par an. À cet égard aussi l’institution est en crise – ce qui devrait faire douter plus d’un de la faisabilité, sans même parler de l’opportunité, d’un tel programme. D’autant que les constructions se font au détriment de l’entretien du parc existant, ce qui entraîne la dégradation des conditions de détention pour les prisonniers et de travail pour les agents. Le directeur de l’AP l’admet. Depuis dix ans, le déficit cumulé de sous-investissement dans la maintenance est estimé à 710 millions d’euros. Et le gouvernement actuel ne rompt pas avec la tradition. Entre 130 et 140 millions sont nécessaires chaque année pour l’entretien, il n’en prévoit pourtant que 80,7 millions pour 2018. C’est accepter que plus d’un tiers des cellules (35,7 %) soient aujourd’hui considérées comme vétustes (11), et que d’autres le deviennent.

Un horizon sombre

Entre les discours et la réalité budgétaire, le gouffre est énorme. Pourtant, Gouvernement et parlementaires En Marche prétendent toujours à « une transformation en profondeur de la Justice » (12). Il n’y aurait là qu’un budget de transition, en attendant la loi de programmation pour la Justice le printemps prochain et, en amont, la conclusion des chantiers de réflexion lancés par la garde des Sceaux. Cinq chantiers ayant trait à différents aspects de réforme ; parmi lesquels l’adaptation de l’organisation judiciaire, la simplification des procédures pénales et civiles, mais aussi le sens et l’efficacité des peines. Difficile néanmoins d’en attendre le grand soir, tant ces travaux menés à la hâte (d’octobre à début janvier 2018), semblent n’être conduits que pour servir de support à des axes de réforme d’ores et déjà envisagés par l’exécutif. Visant un objectif bien plus réducteur : renforcer la lisibilité et la crédibilité des décisions de justice, dans une optique où l’aménagement des peines de prison, avant leur mise à exécution, est perçu comme une dénaturation de la sanction.

Le Gouvernement veut revenir sur la soupape qui permet aux juges de l’application des peines (JAP) de transformer en semi-liberté, placement à l’extérieur ou sous surveillance électronique les peines de prison inférieures à deux ans (un an en cas de récidive) lorsque le condamné n’est pas directement incarcéré à l’issue de l’audience (13). Pour preuve : il ne s’est pas opposé à une proposition de loi sénatoriale (14) souhaitant limiter cette possibilité aux peines de moins de un an (six mois si récidive), mais aussi rendre l’examen par le JAP facultatif. Avec pour argument qu’« il appartient au juge de prendre ses responsabilités » (15), et d’assumer sa décision devant la victime, le public et le condamné, quitte à prononcer ces mesures alternatives à l’audience. Mais encore faut-il qu’il le puisse. Avec les procédures de jugement rapide, les juges en sont souvent réduits à prononcer des peines de prison qu’ils savent inadaptées, par manque de temps et d’informations pour individualiser la sanction. Encore faut-il aussi que des moyens suffisants soient alloués au milieu ouvert pour conforter les magistrats dans ce choix. Nombre de conseillers d’insertion et de probation ont actuellement 100, voire 130 personnes à suivre en même temps. Pour assurer un suivi dans de bonnes conditions, il faudrait atteindre un ratio de 40 dossiers par agent – l’objectif est admis par le Président (16). Cela impliquerait a minima de doubler leur effectif et donc de créer 3 000 postes (17). Néanmoins, l’option n’est pas retenue par le Gouvernement qui a déjà annoncé qu’il ne comptait en créer qu’« environ 600 dans les cinq ans » (18). Il faudrait en outre un changement de jurisprudence chez les magistrats, car malgré la nocivité avérée des courtes peines d’emprisonnement, celles-ci ne cessent d’augmenter : le nombre d’entrées en prison pour des peines de moins de six mois a progressé de 22 % entre 2014 et 2016 (19). Dès lors, sans virage majeur, c’est aller au-devant d’une nouvelle inflation carcérale, « de l’ordre de 8 000 détenus à brève échéance (une année) » (20), selon le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP).

Autre perspective inquiétante : l’avis favorable donné par le Gouvernement (21) à la proposition de permettre aux juges d’assortir toute peine de prison d’une peine complémentaire de suivi socio-judiciaire – une mesure de contrôle, créée initialement pour les délinquants sexuels, qui prend effet à la sortie de détention. Elle permet en apparence de pallier les « sorties sèches », mais n’a rien à voir avec un aménagement de peine dans la mesure où le suivi socio-judiciaire n’implique pas une préparation à la sortie avec accompagnement socio-éducatif. La généralisation d’une telle mesure, qui met l’accent sur la surveillance plutôt que l’insertion, risque non seulement de ne pas favoriser les sorties de délinquance, mais aussi de fragiliser encore un peu plus le dispositif des aménagements de peine qui seront définitivement perçus comme des faveurs, et non comme la modalité normale d’exécution d’une fin de peine et la mieux à même de prévenir la récidive.

Réfléchir au sens et à l’efficacité des peines mérite autre chose. D’abord, examiner le constat. Se pencher sur la présence derrière les murs de 35 % de personnes considérées comme relevant des services de psychiatrie, en raison de l’importance de leurs troubles psychiques (22). S’interroger sur la pertinence d’avoir plus de 23 500 personnes incarcérées en exécution d’un reliquat de peine de moins de six mois (23). Sonder les facteurs de l’inflation carcérale qui sont déconnectés de l’évolution de la délinquance. Examiner les travaux en criminologie qui montrent que les peines de probation sont bien plus propices que la prison pour favoriser la désistance. Avec, à la fin, une question à trancher : à quoi servent ces places de prison annoncées ? Un sénateur a prévenu : « Si nous n’avançons pas sur ces questions, nous allons droit dans le mur. » (24)

par Marie Crétenot

(1) François-Noël Buffet, citant Sénèque, Sénat, 5 décembre 2017.
(2) Emmanuel Macron, discours devant la CEDH, 31 octobre 2017.
(3) Édouard Philippe, Déclaration de politique générale, 4 juillet 2017.
(4) Alain Marc, Projet de loi de finances pour 2018 : Administration pénitentiaire, Avis au nom de la commission des lois, Sénat, 23 novembre 2017.
(5) Nicole Belloubet, audition par la Commission des lois du Sénat, 27 novembre 2017.
(6) Question orale n° 0106S, JO Sénat, 6 décembre 2017.
(7) Nicole Belloubet, op.cit.
(8) Livre Blanc, op.cit.
(9) 4.5 % en moyenne. Livre blanc sur l’immobilier pénitentiaire, avril 2017.
(10) Stéphane Bredin, audition par la Commission des lois de l’Assemblée nationale, 21 novembre 2017.
(11) Avis au nom de la commission des lois, Sénat, 23 novembre 2017, op.cit.
(12) Olivier Dussopt, Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’Action et des Comptes Publics, Sénat, 5 décembre 2017.
(13) Voir Laure Anelli, « L’aménagement des courtes peines menacé pour le meilleur… mais surtout pour le pire », Dedans Dehors n°97, octobre 2017.
(14) Philippe Bas, proposition de loi d’orientation et de programmation pour le redressement de la justice, Sénat, 18 juillet 2017.
(15) Philippe Bas, Sénat, 24 octobre 2017.
(16) En marche ! Programme Justice.
(17) Au 1er avril 2017, 246 838 personnes placées sous-main de justice étaient prises en charge par 3 163 conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), dont 273 CPIP stagiaires.
(18) Nicole Belloubet, op.cit.
(19) Stéphane Bredin, op.cit.
(20) Communiqué du 8 décembre 2017.
(21) Nicole Belloubet, Sénat, 24 octobre 2017.
(22) FALISSARD B. and all, « Prevalence of mental disorders in French prisons for men », BMC Psychiatry, 2006.
(23) DAP, Statistiques trimestrielles des personnes écrouées, situation au 1er janvier 2017.
(24) Jacques Bigot, Sénat, 5 décembre 2017