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La réduction des risques au forceps

Alors qu’elles ont fait leurs preuves à l’étranger, les politiques de réduction des risques et des dommages (RdRD) peinent à s’imposer dans les prisons françaises. Méconnues, ces pratiques se heurtent aux préjugés et aux contraintes du milieu carcéral.

©CristianC/Flickr

« Je défie quiconque de tenir ne serait-ce que deux jours à trois détenus dans une cellule à Fleury sans avoir envie de prendre quelque chose. » La phrase a été prononcée par un médecin, pas par un prisonnier. Dans le monde carcéral, la consommation de drogues semble être un moyen communément admis de supporter la détention… Du moins officieusement : parce que les murs de la prison ne sont pas censés être poreux, l’administration pénitentiaire a longtemps fait de ces consommations un tabou. Et ferme les yeux sur un problème sanitaire urgent.

Une consommation accrue et des risques alarmants

S’il y a proportionnellement plus de drogues en prison qu’à l’extérieur, c’est d’abord parce que les consommateurs réguliers sont très représentés dans la population pénale. Selon certaines études – « anormalement anciennes » d’après l’Inspection générale des affaires sociales(1) (car publiées en 2003 et 2005) – un tiers des « entrants » en prison aurait consommé une drogue illicite dans les douze derniers mois(2), 11 % plusieurs.

Une enquête menée en janvier 2011 dans un établissement pénitentiaire(3) montrait par ailleurs que 43,6 % des détenus consommaient au moins une drogue. Autre constat : la proportion élevée de personnes dépendantes. Selon le ministère de la Justice, 38 % des personnes incarcérées depuis moins de six mois souffrent d’une addiction à une substance illicite(4) et 10 % de la population détenue bénéficie d’un traitement de substitution aux opiacés (TSO)(5). C’est un fait : les pratiques ne cessent pas en prison. L’incarcération et la souffrance psychique qu’elle entraîne constituent un facteur d’aggravation des addictions(6).

Des recherches(7) ont même montré que le passage en prison permettait dans certains cas de poursuivre la consommation, voire de s’initier à différents produits illicites(8). Des médicaments au potentiel hautement addictif, comme les benzodiazépines ou certains traitements de substitution, sont aussi souvent détournés de leur usage médical. La buprénorphine à haut dosage (BHD, plus connue sous le nom de la marque Subutex) peut par exemple être « sniffée » ou injectée au lieu d’être dissoute sous la langue. Des pratiques qui peuvent remplacer les consommations habituelles, quand certains produits (héroïne, crack) deviennent plus difficiles d’accès. En prison, le trafic de médicaments n’a donc souvent rien à envier à celui des stupéfiants (voir encadré ci-dessous).

La promiscuité, la violence, les conditions d’hygiène déplorables augmentent les risques de contamination.

Entre déni et banalisation du phénomène, la position de l’administration pénitentiaire (AP) reste ambiguë. Car si elle refuse de reconnaître consommation et trafics, elle s’accommode volontiers de certains usages. En mars 2017, l’analyse (menée par l’AP elle-même) des eaux usées de deux établissements a permis d’y constater une consommation massive de cannabis. « La paix sociale est sous contrôle chimique, lance Damien Mauillon, addictologue et président de l’Association des Professionnels de Santé exerçant en prison (Apsep). C’est un usage banalisé autant par les détenus que par les professionnels. » Idem en ce qui concerne le recours excessif aux médicaments.

Non seulement certaines substances sont plus consommées en détention, mais elles le sont aussi de manière beaucoup plus risquée : « La promiscuité, la violence, les conditions d’hygiène déplorables augmentent les risques de contamination. Les consommations sont aussi beaucoup plus clandestines et passent par du partage de matériel – souvent artisanal », déplore Laurent Michel, médecin addictologue et spécialiste de la question carcérale. En 2003(9), un tiers des personnes qui s’était injecté une drogue en prison avait partagé leur seringue. Un système D qui fait évidemment bondir la probabilité de contamination. Les détenus sont trois à quatre fois plus contaminés par le VIH que la population générale, et quatre à cinq fois plus par l’hépatite C(10). Les pratiques à risques favorisent en outre l’apparition d’abcès, les accidents d’association de produits, les états de manque sévère. Les usagers de drogues incarcérés ont pourtant un accès aux soins bien moindre qu’un consommateur lambda.

Des progrès encore trop disparates

Si la nécessité des outils de réduction des risques en prison est reconnue depuis 1996 (par une circulaire qui tente d’organiser la lutte contre le VIH en détention), les pratiques sont encore loin d’être diffusées – et acceptées. Une étude sur la prévention du risque infectieux dans les prisons françaises(11) menée entre 2009 et 2010 a permis de recenser les différentes pratiques de RdR et leur degré d’implantation dans 171 établissements pénitentiaires et 26 services médico-psychologiques régionaux (SMPR), sur la base des déclarations des soignants. Les résultats sont mitigés : malgré des améliorations, le repérage des personnes ayant des addictions est encore « disparate », l’accès aux outils de RdR très variable et, surtout, limité aux différents traitements « autorisés » en détention. L’accès au matériel stérile d’injection (via l’échange de seringues, autorisé en milieu libre) et aux « kits snifs » est par exemple quasi inexistant – alors que l’efficacité de ces dispositifs a déjà été prouvée dans plusieurs prisons étrangères(12). « Les injections demeurent une pratique taboue parce que l’usage de drogues est criminalisé, tant en prison que dans la population générale », déplorent les rédacteurs de l’étude. D’après l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), les échanges de seringues sont pourtant « de loin préférable à la mise disposition d’eau de Javel(13) » pour désinfecter les aiguilles – notamment parce que la Javel est peu opérante pour détruire le VHC dans une seringue contaminée. Un progrès cependant : l’accès aux traitements de substitution ou aux traitements post-exposition (administrés après une pratique à risque) s’est en revanche développé(14).

Mais si les TSO sont de mieux en mieux acceptés par les soignants, de mauvaises pratiques subsistent néanmoins : sevrages forcés, arrêt brutal du traitement en cas de mésusage ou de trafic et, plus rarement, pilage ou dilution des comprimés de Subutex… Le manque d’effectifs et le fait que les traitements soient uniquement distribués aux horaires de permanences sanitaires peuvent aussi engendrer des surdosages, quand celles-ci ne couvrent pas les week-ends. Des risques qui doivent être évités avec une délivrance quotidienne, rappellent le ministère de la Santé et la Mildeca.

La prise en charge dispersée des addictions peut également compliquer le suivi des usagers. « Les détenus peuvent théoriquement s’adresser à un Csapa ou un SMPR, explique la sociologue Myriam Joël. Mais ces professionnels n’ont pas forcément le même regard sur les consommations. La plupart reste dans une grande méconnaissance des moyens de RdR ».

Des obstacles matériels et idéologiques

Comment expliquer ce retard en matière de RdR dans les prisons françaises ? D’abord par la surpopulation carcérale, qui limite le temps médical que l’on choisit d’y consacrer, expliquent certains soignants : « Les conditions de détention sont tellement déplorables que réduire les risques dus à l’usage de drogues n’est probablement pas considéré comme une priorité pour les soignants et les professionnels de l’administration pénitentiaire », avance Laurent Michel.

Mais aussi par le poids des préjugés sur les addictions. Des représentations teintées de morale, qui imprègnent souvent les pratiques professionnelles. Jusqu’à la stigmatisation des usagers incarcérés ou à des tentatives de contrôle des trafics. Une mission qui sort totalement du mandat des soignants et les amène parfois à agir à l’encontre de leur déontologie. « La pression de l’institution peut nous transformer », se rappelle Isabelle Boisier, ancienne cadre du SMPR(15) de la Santé. « Parce que les gens sont contraints et que, contrairement au milieu libre, ils n’ont pas le choix du soin, c’est très facile de glisser vers le contrôle social. On peut vite devenir des soignants maltraitants, sans voir le mal. » « Certains peuvent avoir peur, en prescrivant des médicaments potentiellement détournables, de devenir des dealers aux yeux de la population pénale. », complète Damien Mauillon. Une crainte à laquelle peut s’ajouter une pression plus ou moins explicite de l’AP, qui remet parfois en question les pratiques des prescripteurs (unité sanitaire, SMPR ou Csapa(16)) lorsque des médicaments sont détournés ou revendus.

Le poids du stigmate

Autre obstacle à la réduction des risques : certains détenus préfèrent ne pas être identifiés comme usagers, ni par l’administration pénitentiaire, ni par le centre de soins. « Dans un environnement dans lequel il a déjà très peu de prise, le détenu doit s’inscrire dans un protocole, être toujours soumis au fait qu’on puisse lui couper son traitement. Alors certains préfèrent acheter leur Subutex au marché noir de la prison », analyse Nina Tissot, post-doctorante et travailleuse sociale dans un Caarud(17). Dans un courrier à l’OIP, un détenu au centre de détention de Châteaudun raconte par exemple : « J’ai un traitement de substitution depuis des années. Mais il y a quelque temps, j’ai eu un différend avec une personne de l’unité sanitaire. Je venais d’apprendre le décès de ma mère et aucune permission ne m’avait été autorisée, je n’étais donc pas bien moralement. Aujourd’hui, l’addictologue me fait du chantage : il me demande une lettre d’excuse pour recommencer les prescriptions. » Mais s’ils ne souhaitent pas être repérés, c’est aussi parfois par crainte de la réaction des autres détenus. Si l’usage du cannabis est banalisé, voire valorisé car associé à la débrouillardise, il n’en est pas de même pour les drogues dites « dures » ou les traitements de substitution. Conséquence de la stigmatisation : beaucoup d’usagers fuient les lieux de soins. « Les détenus n’ont la possibilité d’être anonymes à aucun endroit de la prison », rapporte Nina Tissot. « Les soignants sont soumis au secret médical, mais ils n’organisent pas les mouvements. Or les surveillants et les codétenus savent que si des personnes sont appelées par le Csapa, c’est pour un problème d’addiction. »

Pourtant, les études qualitatives menées sur la perception de la réduction des risques chez les surveillants montrent qu’ils « ne considèrent pas l’usage de drogues par injection comme un problème primordial, c’est la consommation de cannabis qui est considérée comme plus massive », rapporte la sociologue Marie Jauffret-Roustide. L’opposition aux échanges de seringues ne serait donc pas aussi massive que ce que pourraient laisser penser les tracts des syndicats majoritaires…

Sortir du cadre prohibitionniste

Comment, dès lors, faire (enfin) bouger les lignes ? En renforçant la formation et la vulgarisation, répondent universitaires et acteurs de terrain. « Quand on explique concrètement en quoi la RdR consiste, les idées reçues peuvent être déconstruites. Les surveillants nous disent déjà d’eux-mêmes que ce n’est pas une petite seringue qui sera utilisée pour agresser quelqu’un, quand les détenus font rentrer différents objets comme des couteaux en céramique », constate Marie Jauffret-Roustide.

« En France, on a du mal à laisser remonter les expériences de terrain – ce qu’est la RdR par essence », souligne l’historien Alexandre Marchant. Actions de santé communautaire, communautés thérapeutiques, drug councelling(18)… Sur le terrain, les idées et les expériences réussies ne manquent pourtant pas. « Il faudrait faire comme avec les préservatifs : mettre le matériel à disposition dans plusieurs endroits, notamment dans toutes les cellules. Et qu’on puisse se servir sans être vu des surveillants ou d’autres personnes », propose par exemple Nina Tissot.

Ce que l’échec de l’implantation de la RdR met en lumière, c’est aussi l’inapplication des principes d’équivalence et de continuité des soins(19) en prison : personnes détenues et non-détenues sont loin d’être égales dans l’accès aux traitements ou au matériel stérile. Du reste, la criminalisation en matière de stupéfiants prend encore trop souvent le pas sur la santé publique et contribue à la surpopulation dans les prisons(20) – qui elle-même freine l’accès à une prise en charge adaptée. Pour Alexandre Marchant, la priorité reste donc la sortie du cadre juridique prohibitionniste, qui conditionne le regard sur les addictions dans toute la société française. « Tant que le pilier juridique que représente la loi de 1970 sera inchangé, la RdR se heurtera toujours aux mêmes obstacles. »

Par Sarah Bosquet


Des consommations massives de médicaments

D’avril 2005 à avril 2007, deux co-détenus prennent l’initiative de compter les emballages de médicaments jetés dans une cour de promenade à Nanterre. L’un d’eux témoigne : « Cela s’est fait sans objectif et sans aucun lien avec l’administration pénitentiaire. Jamais personne ne s’est soucié de ce que nous faisions. Mon co-détenu (médecin) et moi étions curieux de voir comment fonctionnait le système mais nous n’étions pas consommateurs de médicaments. Chaque jour, nous ramassions dans la cour de promenade et les bas-côtés deux à trois emballages (exclusivement des psychotropes), soit en moyenne 80 par mois. Nous avons enregistré ces produits avec des fiches chaque mois, pendant deux ans. Il y avait en tout 28 produits différents… »


(1) Dans le rapport « Évaluation du plan d’action stratégique 2010-2014 relatif à la politique de santé des personnes placées sous main de justice », C. Branchu et J. Guedj (IGAS), avec l’appui de S. d’Almeida, interne en médecine, stagiaire – S. Zientara-Logeay, M. de Blasi et F. Lopez (IGSJ), 2015.
(2) Marie-Claude Mouquet, « La santé des personnes entrées en prison en 2003 », Études et résultats, n° 386, mars 2005.
(3) O. Sannier et al., « Réduction des risques et usages de drogues en détention : une stratégie sanitaire déficitaire et inefficiente », Presse méd., 2012.
(4) Ministère de la Justice, Prévention de la récidive et individualisation de la peine, Chiffres clés, juin 2014.
(5) Michel L., Jauffret-Roustide M., Blanche J. et al., Pri2de, Limited access to HIV prevention in French prisons (ANRS-PRI2DE) : implications for public health and drug policy, BMC Public Health, 11(400), 2011.
(6) « Groupe de travail sur la réponse pénale à l’usage de stupéfiants », Mildeca, ministère de la Justice, Direction générale de la santé (DGS), Douane (2016).
(7) Menées par l’Institut national de recherche sur la santé et la médecine (Inserm) et Santé publique France.
(8) Voir bientôt les résultats de l’enquête ANRS-Coquelicot : « Étude sur les pratiques de consommations chez les usagers de drogues ayant été incarcérés », Institut national de la santé et de la recherche médicale (Cermes3- Inserm U988) et Santé Publique France.
(9) Jauffret-Roustide M., Couturier E., Le Strat Y., Barin F., Emmanuelli J., Semaille C., Quaglia M., Razafindratsima N., Vivier G., Oudaya L., Lefevre C., Desenclos J.-C., « Estimation de la séroprévalence du VIH et du VHC et profils des usagers de drogues en France », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2006, 33/5.
(10) Sources en milieu carcéral : DHOS (actuelle DGOS), 2003 ; PRÉVACAR 2010, DGS-INVS (Jauffret- Roustide et al., 2011 ; Semaille et al., 2011) ; POPHEC (Rémy et al., 2003). Sources en population générale : pour le VHC (Meffre et al., 2007), pour le VIH (InVS, 2009). (11) Limited access to HIV prevention in French prisons (ANRS-PRI2DE) : implications for public health and drug policy, Michel et al. BMC Public Health, 2011.
(12) La Suisse, l’Espagne, l’Allemagne, la Moldavie, l’Iran le Kirghizstan, la Biélorussie, l’Arménie, le Luxembourg et la Roumanie. Voir not. « Réduction des risques en milieu pénitentiaire. Revue des expériences étrangères », Ivana Obradovic (OFDT), note à l’intention de la MILDT, octobre 2012.
(13) Idem.
(14) « Limited access to HIV prevention in French prisons (ANRS PRI2DE) : implications for public health and drug policy », Michel et al. BMC Public Health, 2011.
(15) Service Médico- Psychologique Régional. (16) Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie.
(17) Lire son article « Prise et déprise, faire usage de drogues en prison », dans le Rhizome n°62 « Usagers de drogues », décembre 2016.
(18) Conseils en matière d’usage et de prévention délivrés sous forme d’entretiens individuels ou collectifs (OFDT).
(19) Inscrits dans la loi de 1994 et dans la loi pénitentiaire de 2009.
(20) Michel et al., « Insufficient access to harm reduction measures in prisons in 5 countries (PRIDE Europe): a shared European public health concern », BMC Public Health, 2015.