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« L’administration alimente le sentiment de stigmatisation des musulmans »

Chrétien orthodoxe par tradition familiale, Bernard est devenu pratiquant en prison. Révolté par la stigmatisation des musulmans dans certaines prisons, il a engagé des recours contentieux pour défendre leurs droits, notamment pour une distribution de viande halal.

Votre incarcération, de 2009 à 2014, a-t-elle modifié votre rapport à la religion ?

La prison m’a permis de rencontrer Dieu. On y est très seul, même dans une grande collectivité. Une façon de surmonter cette épreuve est de se tourner vers Dieu. On a aussi le temps de se pencher sur les écritures saintes, de les étudier. Le retour à Dieu concerne un nombre assez important de personnes détenues, à différents niveaux et degrés d’implication.

Avez-vous rencontré des entraves à l’exercice de la liberté de culte ?

J’ai commencé ma détention à la Santé, il y avait quatre aumôniers, cinq ou six assistants d’aumônerie, des paroissiens qui participaient à la messe du dimanche et aux grandes célébrations, un chemin de croix le vendredi, une chorale le samedi, un groupe biblique… C’est un des avantages de la prison en centre-ville. J’ai reçu ma Bible le surlendemain de mon incarcération, par l’aumônier. C’était éminemment précieux. J’ai vu des gens de la société civile ou des religieux très engagés auprès des personnes détenues, et ça faisait vraiment du bien. Après, mon transfert à Joux-la-Ville : le désert. L’aumônier était un père franciscain âgé, il faisait de son mieux. Une messe par mois, pas de chorale ni de véritable groupe biblique.

La vie spirituelle nous redonne un peu ce que l’on a perdu avec l’incarcération

Quelles étaient les possibilités pour les autres confessions ?

Il y avait à la Santé une petite communauté juive assez soudée. Ils avaient des cultes le mardi. Pour les musulmans, l’imam venait tous les vendredis après-midi pour la prière, et pour les grandes fêtes. A Joux-la-Ville, l’aumônier musulman avait en charge toute la région pénitentiaire centre-est et ne pouvait venir que tous les trois à six mois. Or, pour lutter contre les intégrismes et accompagner les gens dans leur foi, je ne vois rien de mieux que des aumôniers formés. Quand vous n’avez pas d’aumônier, vous allez taper à une autre porte. Vous pouvez tomber sur une personne mal intentionnée, il peut y avoir des dérives qui vont viser les jeunes gens, facilement manipulables, en soif de reconnaissance, peut-être en besoin de figure paternelle. Je suis allé au culte musulman à quelques reprises, à Joux-la-Ville, dans une démarche œcuménique. J’ai été très bien accueilli, j’ai rencontré des aumôniers musulmans extraordinaires.

Avez-vous observé des entraves à la liberté de culte ?

Le contexte médiatique et l’actualité poussent à stigmatiser les personnes détenues de confession musulmane. Il me paraît important qu’on ne fasse pas d’amalgame entre ceux qui dérivent et ceux qui veulent vivre en tant que citoyens, en France où ils sont nés la plupart du temps, où ils ont grandi, sont allés à l’école de la République. Le retour ou l’entrée dans la foi peut aussi conduire certains à revenir dans le droit chemin, je l’ai vu. Il y a pourtant une mauvaise volonté de l’administration, par ignorance ou crainte de favoriser les extrémismes. Les surveillants s’adressent parfois à ceux qui portent la barbe de façon insupportable. Un jeune détenu musulman, assez ouvert d’esprit, m’a un jour expliqué qu’il ne faisait pas la prière parce que c’est mal vu : « Ça va être noté dans le renseignement pénitentiaire. » Il craignait d’être perçu comme intégriste et que ça accentue la surveillance sur lui.

A Saint-Quentin-Fallavier, je suis intervenu plusieurs fois pour des camarades transférés depuis d’autres prisons, qui n’arrivaient pas à récupérer leurs livres religieux, pourtant donnés par des aumôniers. Nous avons dû saisir le Contrôleur des lieux de privation de liberté, le Défenseur des droits, la garde des Sceaux… En 2013, pour l’Aïd-el-Kébir, le culte devait commencer à 9h30. Les surveillants n’ont ouvert la salle qu’à 10h45, sachant qu’il faut retourner en cellule à 11h30. Ils ont dit qu’ils n’avaient « pas eu le temps ». L’aumônier musulman, il avait pris une RTT pour assurer l’office. Ces attitudes créent des cassures, des replis communautaires contre-productifs au vivre ensemble et à la paix sociale.

Pensez-vous à d’autres exemples ?

Le tapis de prière, parfois piétiné lors des fouilles de cellule. Cela provoque des réactions vives, car c’est un objet de valeur pour les musulmans, même si l’intention des surveillants n’était pas mauvaise. Les surveillants de confession musulmane savent de quoi il s’agit et sont beaucoup plus respectueux. Il y a aussi le refus de l’administration de servir de la viande halal, qui alimente le sentiment de stigmatisation. Il faut que le détenu ait un budget de 200 à 250 euros par mois pour cantiner de la viande. La cantine de Joux-la-Ville proposait différentes viandes fraîches halal. Mais deux escalopes coûtent 7 euros, deux entrecôtes 13 euros… Il faut que le détenu ait un budget de 200 à 250 euros par mois pour cantiner de la viande. Les jeunes de 20-25 ans n’ont pas d’argent. Donc ils trafiquent et se font payer en produits cantinés. A Saint-Quentin, on nous a servi un jour un hamburger: un petit privilège, dont n’a pas pu profiter mon voisin de cellule, Mohamed. Je pense que cette attitude porte atteinte à la réinsertion : « Pourquoi me réinsérer dans une société qui me rejette ? » Cette situation me révolte, j’ai engagé des recours devant le tribunal administratif pour contraindre l’administration à servir du halal. Ces combats contentieux ont apaisé de nombreuses personnes détenues musulmanes, leur amenant le sentiment d’avoir des droits, d’être respectés. Et en plus, qu’un chrétien mène ce combat, c’était le top !

Les musulmans à Joux-la-Ville disaient que même le plus grand des athées, s’il fait naufrage en plein milieu de l’océan, se tourne vers le Très-Haut

Avez-vous rencontré des personnes qui se tournent vers la religion pour des motifs que l’on pourrait qualifier « d’utilitaires » : gagner la protection d’un groupe, bénéficier de repas spéciaux, de plus d’activités, etc. ?

Cette dimension existe, peut-être plus chez les chrétiens que chez les musulmans, en raison du plus grand nombre d’activités : la chorale, les groupes bibliques permettent de sortir plus souvent de sa cellule. Mais c’est minoritaire. Je crois surtout que la vie spirituelle nous redonne un peu ce que l’on a perdu avec l’incarcération, qui plus est quand on est détenu dans des conditions difficiles. La pratique du culte est un moyen de compenser. Les musulmans à Joux-la-Ville disaient que même le plus grand des athées, s’il fait naufrage en plein milieu de l’océan, se tourne vers le Très-Haut. Il y a un peu de cela, toutes confessions confondues.

Avez-vous constaté des pressions entre détenus pour des motifs religieux ?

J’en ai entendu parler par des médias relayant la parole de certaines personnes de la classe politique, sans jamais moi-même en être témoin. On s’encourage, « allez, viens à la messe », quand on voit que quelqu’un n’a pas le moral. La messe peut être un bon moment, on discute après l’office. Beaucoup de personne âgées y participent. Le plus vieux que j’ai connu c’est Jean, à Joux-la-Ville, il avait 88 ans quand je suis parti. On l’accompagnait, on marchait ensemble, mais on n’a jamais contraint personne à aller à la messe, et je n’ai jamais vu ça non plus du côté des musulmans.

Maintenant que vous êtes sortis de prison, la religion occupe-t-elle toujours cette place importante dans votre vie ?

La prison m’a rendu pratiquant. Dans ma décision d’aller au bout de ma peine, il y avait aussi une idée de repentir. En sortant je n’avais plus de logement, c’est un aumônier qui m’a hébergé pendant trois mois, gratuitement. Depuis, je me suis rapproché d’une communauté monastique catholique, ma pratique religieuse reste quelque chose de positif dans ma vie.

Recueilli par Delphine Payen-Fourment et Barbara Liaras


Repas halal : la justice tergiverse.

L’administration pénitentiaire doit-elle proposer des menus halal? C’était oui pour le tribunal administratif (TA) de Grenoble, en novembre 2013. Et non pour la Cour administrative d’appel (CAA) de Lyon, en juillet 2014. Saisi suite à cette volte-face, le Conseil d’Etat laisse mijoter son arrêt. En attendant de se prononcer sur le fond, il s’est contenté de suspendre la décision grenobloise. Pour le TA de Grenoble, le principe de laïcité, invoqué par le garde des Sceaux pour justifier son refus, ne fait pas « obstacle à ce que les détenus de confession musulmane se voient proposer des menus comportant des viandes respectant les rites confessionnels de l’islam ». Bien au contraire, ce principe « impose que la République garantisse le libre exercice des cultes». Conclusion: «Le directeur du centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier [devra] proposer régulièrement aux détenus de confession musulmane des menus composés de viandes halal. » CAA ne partage pas cette analyse. Elle juge que les repas sans porc ou végétariens déjà proposés aux détenus font l’affaire. D’autant qu’il est possible « de disposer de repas adaptés lors des principales fêtes et […] d’acheter de la viande halal par l’intermédiaire de la “cantine” ». Le contrôleur général des lieux de privation de liberté a pourtant souligné les limites de cette approche, qui entraîne des «carences alimentaires réelles » chez des détenus « se plaignant fréquemment de ne pas manger à leur faim » du fait de l’absence de repas respectant leurs prescriptions religieuses (avis du 24 mars 2011) et des prix, prohibitifs pour certains, des produits proposés par la cantine.


« La religion a complètement changé ma vie »

Je suis musulman mais ça m’arrive de voir l’aumônier chrétien, pour discuter avec lui et échanger des paroles. J’aime bien aussi participer à la messe pour écouter ce qu’il dit. Certains surveillants se montrent respectueux envers nous mais pas tous, comme partout même à l’extérieur. Ça m’est arrivé qu’un surveillant marche sur mon tapis de prière en laissant les traces de ses bottes sales alors qu’il sait que c’est un tapis de prière. Je me suis plaint, son supérieur m’a donné raison. Mon rapport à la religion a changé depuis mon incarcération. J’ai trouvé la paix avec moi même et avec les autres. Il y a beaucoup de bien, ça a changé ma vie complètement par rapport à qui j’étais dehors. Toute façon, je suis rentré en prison à l’âge de 18 ans, aujourd’hui j’ai 41 ans, ça fait 23 ans que je suis en prison, je suis condamné à perpétuité.

Réponse à un questionnaire OIP, mai 2015