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« L’administration fabrique et entretient la dangerosité de certains détenus »

En octobre 2003, Karim comparait libre devant les Assises : sa détention provisoire a pris fin trois ans auparavant, il a tourné le dos à la délinquance. Condamné à 18 ans de réclusion, il s’effondre et développe une « psychose carcérale ». Sa sœur met en cause cette peine vécue comme un anéantissement et les conditions de détention « extrêmes » qu’il a subies pendant dix ans, faites d’isolement, de mitard et de brimades.

Sabah est psychologue clinicienne. Son frère Karim est incarcéré depuis 15 ans.

Quel est le parcours judiciaire de votre frère ?

Karim est maintenant emprisonné depuis quinze ans. Il a été condamné une première fois, en 1990, à une peine de sept ans pour des cambriolages à main armée. Quelques mois après sa sortie, en octobre 1997, il est de nouveau arrêté pour des braquages de banque.

Il reste trois ans en détention provisoire avant d’être libéré, en janvier 2001. C’est alors qu’il fait le choix de renoncer à la culture délinquante : il s’installe avec sa compagne, ils ont un bébé, il reprend des études, s’inscrit au code de la route…

Lors de son procès, trois ans plus tard, il comparait libre. Compte tenu des trois ans passés en détention provisoire, et dans la mesure où il n’a jamais blessé ni brutalisé les victimes des vols, il pense passer encore deux ans en prison, puis bénéficier d’une libération conditionnelle. Il a alors 26 ans, se projette dans l’avenir. L’avocat général demande dix ans, mais il est condamné à quinze. Karim fait appel, il prend alors dix-huit ans. Pour lui, cette peine n’a aucun sens, si ce n’est de le détruire. Elle traduit pour lui, encore maintenant, un désir d’anéantissement.

La dégradation de son état psychique s’est-elle amorcée aussitôt après sa condamnation ?

Tout de suite, il s’est totalement effondré, est entré dans un repli autistique. J’allais le voir une fois par semaine, il n’était déjà plus le même. Il a commencé à s’agiter, à tenir des propos incohérents. Il alternait entre la prostration et des moments d’agitation ponctués d’altercations avec le personnel pénitentiaire.

Sa compagne a elle aussi été anéantie par le verdict. Elle s’est concentrée sur leur bébé et a coupé les ponts avec lui. Il demandait beaucoup à voir sa fille, vivait mal que nous ne puissions pas l’amener au parloir autant qu’il le souhaitait. Moins il voyait sa fille, moins il voulait nous voir. Nous lui écrivions et il retournait les lettres sans même les avoir lues. Il refusait de descendre au parloir.

Quand avez-vous perdu contact avec lui ?

Lorsqu’il a été transféré en vue du jugement en appel, environ huit mois après la première instance. J’ai appelé la maison d’arrêt pour réserver un parloir, on m’a informée qu’il était parti, en refusant de me dire où. J’ai continué d’appeler les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) pour tenter de le localiser. J’ai fini par apprendre, près de quatre ans plus tard, qu’il se trouvait à Val-de-Reuil. Je lui ai écrit, il m’a répondu une lettre délirante, incohérente, qui m’a beaucoup inquiétée pour sa santé mentale.

Dans quelles circonstances a-t-il été hospitalisé pour la première fois ?

Après Val-de-Reuil, il a été transféré à Rouen. Il n’a pas voulu descendre au parloir lorsque je suis venue le voir, a refusé les vêtements que j’avais apportés. Je suis restée, seule dans ce parloir pendant une heure. La psychiatre du service psychiatrique (SMPR) a été informée de cet épisode par une surveillante. Elle est allée voir mon frère, m’a donné des nouvelles, et a demandé l’hospitalisation de Karim. Le psychiatre de l’hôpital m’a alors informée que Karim était schizophrène, très délirant. Il a proposé de me rencontrer, mais a refusé que je voie mon frère. Ce que je ne pouvais pas envisager, ne l’ayant pas vu depuis six ans. Après quelques jours d’hospitalisation, il est retourné au centre de détention. Au mitard. Puis a été transféré à nouveau.

Il n’avait pas d’antécédents psychiatriques ?

Les deux expertises demandées par la cour d’Assises établissent qu’il ne présentait pas d’éléments psychotiques, n’était pas dangereux, et était adaptable à la vie sociale. Ses passages à l’acte ne sont pas impulsifs, ils ne relèvent pas de la maladie mentale. Souvent, l’entrée dans la schizophrénie se produit après le premier passage à l’acte qui conduit la personne en détention, où les symptômes apparaissent de façon manifeste. Si Karim avait été schizophrène, il aurait décompensé au cours de sa première incarcération. Cela ne s’est pas produit. Il y a six mois, une nouvelle expertise réalisée dans le cadre d’une demande de permission conclut à des troubles psychotiques sévères et met en garde contre sa « dangerosité ». Elle précise que ces troubles se sont installés pendant la détention.

A 26 ans, Karim est condamné à 18 ans de prison. Dès le prononcé de la peine, il entre dans un repli autistique.

Quels sont selon vous les facteurs ayant déclenché les troubles psychiatriques de Karim ?

La lourdeur de la peine prononcée, associée à des conditions de détention extrêmes. Ses agressions – rares au demeurant – étaient d’ailleurs dirigées uniquement contre l’administration pénitentiaire. Les certificats établis lors de ses différentes hospitalisations d’office décrivent ce processus.

A quelles « conditions extrêmes » faites vous référence ?

Ni lui ni moi n’avons compris pourquoi, dès le début de sa détention, il a été classé sous le statut de « détenu particulièrement signalé » (DPS), qui entraîne des conditions de sécurité renforcées. Sitôt condamné, il a été placé à l’isolement. Avec la dégradation de son comportement, les transferts disciplinaires ont commencé. Dix en dix ans. Il passait son temps entre mitard et isolement. Avec des fouilles corporelles à nu avant et après chaque promenade. Et des changements de cellules intempestifs. Il a vécu dans un grand dénuement. Il échangeait parfois quelques mots avec des codétenus, par la fenêtre. Des certificats médicaux attestent aussi de coups reçus de la part de surveillants. Il a été étranglé, jusqu’à l’évanouissement. Ces différentes formes de maltraitance ont duré dix ans. Les documents de l’administration pénitentiaire motivent le renouvellement de son statut DPS non parce qu’il était « dangereux », mais « en raison de [sa] personnalité très perturbée ».

Comment réagissait-il à cette situation ?

Il passait beaucoup de temps à écrire ou à se parler à voix haute. Il se demandait s’il devenait fou. Mais il était surtout dans la prostration, très éteint et vide. Il a vécu toutes ces années comme de « l’incitation au suicide ». Ce sont ses mots à lui, ce qu’il me raconte depuis que nous avons renoué le lien. C’est dans ce contexte qu’il a agressé un surveillant, avec une lame de rasoir. Dans sa tête, il s’agissait de sauver sa peau. Il a été condamné à deux ans supplémentaires, et transféré à Clairvaux, une centrale sécuritaire où le régime est très dur. Je lui ai adressé des mandats… qui me sont revenus six mois plus tard. Il avait entre temps été transféré à Sequedin, puis dans une Unité pour malades difficiles (UMD), où il est resté un an et demi. Lorsqu’il a commencé à aller mieux, il a accepté de me revoir. Après l’UMD, j’ai demandé qu’il soit affecté près de mon domicile, ce qui me permet de le voir toutes les semaines et de bénéficier d’Unités de vie familiale (parloirs de longue durée sans surveillance directe).

Son régime de détention s’est-il amélioré ?

Ses conditions de détention actuelles sont nettement plus humaines. Les détenus peuvent investir leur cellule, ils n’en changent pas sans arrêt, elles ne sont pas fouillées, ou alors discrètement, sans que tout soit détruit. Il a obtenu d’être vouvoyé, non sans peine. Pour lui, c’est très important. Il a écrit à la directrice du centre pénitentiaire, a rappelé les textes de loi qui prévoient le vouvoiement des détenus. Tous les surveillants le vouvoient désormais. Cette distance qu’il a réussi à mettre entre lui et eux participe de son apaisement.

L’accès aux unités de vie familiales (UVF) a-t-il aussi contribué à l’amélioration de son état de santé ?

Lors de notre première rencontre en UVF, comme il n’avait plus l’habitude, il était très éteint, ne parlait pas. Je me suis rendue compte de ce qu’il avait vécu toutes ces années. Au fur et à mesure, les échanges sont devenus plus vivants, plus chaleureux. Nos frères et sœurs viennent aussi, nous partageons désormais des moments « normaux ». Il cuisine, m’apprend des plats, on regarde des films ensemble. On rigole beaucoup à nouveau, ce qui ne lui arrivait plus. Ça nous rapproche de la sortie.

Avez-vous l’impression que l’administration pénitentiaire a compris que de meilleures conditions de vie pourraient avoir un effet positif sur son comportement ?

Nous sommes longtemps restés dans un cercle vicieux : l’AP légitimait les conditions de détention extrême qu’elle lui imposait par le fait qu’il était agressif. Mais ce régime déshumanisant le rendait effectivement plus agressif. L’AP fabrique et entretient de cette manière la dangerosité de certains détenus. Dans la maison centrale où il est aujourd’hui, il me semble être en contact avec des personnels mieux formés, conscients du risque de fabriquer de la violence. Ils savent que plus ils respecteront la condition humaine des détenus, moins il se produira d’altercations. Par exemple, suite à un incident lors d’une fouille à nu après un parloir – Karim a refusé d’ôter son caleçon – j’ai contacté le chef de détention. J’ai rappelé que cette maison centrale étant équipée de portiques de détection et de scanners pour les objets, les fouilles à nu systématiques sont prohibées depuis la loi pénitentiaire de 2009. Je ne suis pas certaine que ce soit une conséquence de ce courrier, mais les mises à nu après les parloirs avec la famille ont cessé, remplacées par des fouilles par palpation. Cette prise en considération a beaucoup apaisé mon frère.

Comment est-il aujourd’hui ?

Karim va beaucoup mieux. Il a de très bonnes relations avec moi, avec les surveillants et les autres détenus. Ce qui montre qu’il s’agit d’une psychose carcérale, liée au choc de sa peine et à ses conditions d’enfermement, et non à une structure psychique antérieure à la détention. Pourtant, les psychiatres du SMPR persistent dans leur diagnostic de schizophrénie, ce que Karim n’accepte pas, les entretiens avec eux sont tendus. Ils ne comprennent pas qu’il s’agit pour lui d’une question de survie, qu’il a besoin d’exister dans ce qu’il est et non dans un diagnostic. Karim lit beaucoup de textes de différentes religions, il cherche à donner du sens à sa vie. Pour la psychiatre, cet intérêt religieux révèle un délire mystique. Elle a demandé une hospitalisation d’office et Karim est retourné en UMD. Cette hospitalisation n’a pas duré longtemps, nous l’avons contestée avec le soutien de l’équipe de l’UMD : il ne présentait aucun trouble du comportement, avait un bon contact, n’était pas un malade difficile. Mais cela a causé une nouvelle rupture.

Accessible à un aménagement de peine, votre frère a-t-il déposé une demande ?

Il lui reste deux ans de détention. Une première demande de permission lui a été refusée, en raison de l’expertise psychiatrique qui le considère comme dangereux. Son parcours antérieur a probablement pesé dans l’évaluation du psychiatre, qui opte pour le risque zéro. Karim est convaincu qu’une autre demande serait refusée, sauf à demander une contre-expertise. Mais il est très angoissé à l’idée de rencontrer un autre psychiatre qui va lire ce qui a déjà été écrit sur lui et qui va peut- être, à nouveau, le cataloguer comme «dangereux». Je le regrette, car je pense qu’une contre-expertise pourrait le libérer de cette étiquette et ouvrir la voie à un aménagement de peine.

Discutez-vous ensemble de sa sortie ?

Il parle de sa libération, qu’il sent proche. Ça l’apaise beaucoup. Mais il est trop difficile pour lui d’imaginer ce que pourrait être sa vie après. Au début, j’ai essayé. Mais j’ai vu que ça faisait mal. Comme si c’était tellement grand, tellement fragile, que trop douloureux. Je suis très attentive aux sujets que j’aborde. Je ne lui dis pas que je suis allée me promener en forêt, toutes ces choses simples dont il est privé depuis des années et qu’il n’arrive même plus à se représenter.

Propos recueillis par Anne Chereul


« Les liens familiaux s’altèrent au fil des années »

« Les liens familiaux sont rares et se limitent dans le temps à cause essentiellement des nombreux transferts et de l’éloignement. Les relations en général s’altèrent au fil des années à quelques exceptions. L’univers carcéral devient parallèle au monde extérieur parce que l’on pense et l’on vit en prison sans pouvoir se projeter sur cet extérieur qui nous est devenu inaccessible. » Homme incarcéré depuis 28 ans, fin de peine en 2025

« J’arrive à maintenir la relation avec certains membres de ma famille mais ça devient de plus en plus difficile. J’ai même perdu leurs visages dans mon esprit. Heureusement que j’ai des photos ». Homme incarcéré depuis 14 ans, fin de peine en 2023