Rendu public en février 2012, le rapport d’activité 2011 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté évoque une administration « sans-gêne », qui ignore « tantôt la loi, tantôt la réalité, ou bien les deux simultanément ». Au travers d’une analyse détaillée de thématiques qui illustrent particulièrement comment la loi est contournée ou ignorée : fichiers informatiques, rémunération des travailleurs incarcérés, fouilles corporelles intégrales...
La politique pénale, qui conduit à « une progression sensible des effectifs incarcérés, avec un retour en maisons d’arrêt de phénomènes de surpopulation importants qui ont des effets désastreux dans la vie quotidienne des personnes et se traduisent par une montée inévitable des tensions et des violences », porte en elle les maux qui rongent les prisons françaises. Et la construction de toujours plus d’établissements toujours plus grands ne devrait pas y apporter tous les remèdes. Jean-Marie Delarue aura prévenu : « L’humiliation, le harcèlement, le mépris, la violence, l’attente vaine, l’atteinte à l’intimité, le repli sur soi, les représailles ne sont pas propres aux bâtiments anciens. » Il serait d’autant plus illusoire de s’attendre à ce que les programmes immobiliers apportent les réponses attendues que, « contrairement à [s]es recommandations les plus constantes, la capacité moyenne des établissements, déjà trop élevée, [a] été accrue lors des ultimes ajustements du projet de loi » de programmation adopté le 29 février 2012.
« Industrialisation de la captivité » et fichiers informatiques
Ce mouvement d’« industrialisation de la captivité » résulte aussi d’une conception de nouvelles prisons qui, depuis 1987, a visé à réduire les rapports interpersonnels en détention, « en recherchant l’efficacité de la gestion, en maintenant à distance incarcérés et personnels, en multipliant les substitutions de l’homme par la machine (la commande électrique à la clef pour l’ouverture des portes et des grilles), en rendant les personnes moins visibles (effort de réduction des mouvements, glaces sans tain…), en multipliant les sécurités passives ». Avec une conséquence, outre l’isolement croissant des détenus et des personnels: il devient «nécessaire de multiplier dans ces établissements les observations distanciées, de transformer chaque agent en collecteur de données ». De « nombreux registres » sont développés – tels GIDE1 et le CEL2 -, dont l’utilisation « peut s’avérer préjudiciable » et qui ajoutent à la « traçabilité [qui] protège les droits fondamentaux» une dimension qui leur porte clairement atteinte. Le Contrôleur demande notamment que « les mentions relatives à la dangerosité supposée des personnes (…) fassent l’objet de vérifications et d’une réévaluation régulière ». Faute de quoi, observe-t-il, des niveaux de sécurité inappropriés sont parfois appliqués à la personne sur la base d’un seul incident remontant à plusieurs années. Qui plus est, les habilitations pour l’accès à ces fichiers « ne sont pas toujours opportunes » : ainsi, l’accessibilité par les surveillants d’étage à la totalité des informations disponibles dans le CEL sur la situation pénale des détenus a pu donner lieu à leur utilisation par « quelques agents mal intentionnés (…) pour stigmatiser les personnes détenues auteurs d’infractions sexuelles ».
« Des fouilles pour tous »… des visages pour personne
Seconde conséquence mise en évidence par le Contrôleur: une « tendance à l’uniformisation de la discipline, y compris dans ses contraintes les plus sévères », apparaît d’autant plus prononcée que les personnels connaissent mal ceux dont ils ont la charge dans des établissements à taille inhumaine. « Puisque la personne détenue la plus calme ressemble à la plus dangereuse, le plus sûr est de soumettre tout le monde au même traitement. Voilà pourquoi les agents réclament (…) ‘’des fouilles pour tous’’, loin de celles ‘’extrêmement limitées’’ envisagées par le législateur. » L’ancien conseiller d’État livre sur ce point une analyse sociologique de l’inapplication des dispositions de la loi pénitentiaire restreignant l’usage de la « fouille à nu ». Il apparaît en effet que les quelques chefs d’établissement ayant pris des notes allégeant le dispositif aient été « ouvertement et vertement critiqués par leur personnel ». Et de décrypter : « Ordonner une fouille, c’est rappeler (…) ce pouvoir exorbitant de celui qui l’ordonne. C’est montrer de quel côté se trouve l’autorité, autorité d’autant plus grande que la consigne consiste justement à ‘’désarmer’’ l’autre, en le rendant vulnérable ; autorité d’autant plus générale qu’elle est sans rapport nécessaire avec le comportement mais seulement avec des situations : toute personne détenue provenant d’un parloir passe par la fouille intégrale, qu’elle soit calme ou violente, pacifique ou menaçante, prévenu primaire ou criminel endurci. » C’est ainsi que la fouille symbolise « le regard de l’administration sur les corps et la perte corrélative de l’intimité, de l’existence personnelle ».
Le rapport du Contrôleur analyse dans le même sens l’obligation de « floutage » systématique des visages des détenus, imposée par l’administration pénitentiaire aux auteurs de documentaires et reportages. Priver indistinctement tous les détenus du « respect dû à l’image de la personne », en dépit d’une législation qui « ne peut prêter à aucune ambiguïté », relève à ses yeux d’une stratégie bien comprise. « Maintenir la personne incarcérée dans l’absence d’autonomie ; (…) continuer à lui donner un visage de criminel, c’est-à-dire le portrait de quelqu’un sans visage et sans humanité », telles sont les « vraies raisons » qui conduisent la pénitentiaire à « continue[r] d’exiger, sans donner aucun motif, des auteurs qui ont eu, il faut bien le dire, l’insigne chance d’entrer en prison pour y filmer des détenus, le ‘’ floutage’’ systématique de leurs visages ». Le Contrôleur général fustige une « administration sans-gêne » qui « dans sa ‘’sagesse’’, (…) n’a sans doute pas lu ni la loi ni même les réponses du garde des Sceaux » à des parlementaires sur le sujet. Avant de se désoler : « Une administration dont le métier est d’exécuter la loi ne se préoccupe pas, au moins au cas présent, d’en savoir le sens. »
Ordonner une fouille, c’est rappeler (…) ce pouvoir exorbitant de celui qui l’ordonne. C’est montrer de quel côté se trouve l’autorité, autorité d’autant plus grande que la consigne consiste justement à ‘’désarmer’’ l’autre, en le rendant vulnérable
L’espoir insensé que le droit soit appliqué
Au fil des pages s’illustre une certaine « désinvolture administrative » à l’égard des principes de légalité et de réalité. En matière de droits fondamentaux, « les termes ont tout à fait perdu de leur force », et les agents semblent éprouver quelque peine à établir le lien entre les droits tels que présentés « au cours de la formation initiale » et « la manière concrète de traiter une personne ». Ainsi en va-t-il, par exemple, des modalités du contrôle des correspondances au regard du droit au respect de la vie privée, ou des conditions dans lesquelles se déroulent parfois les consultations médicales au regard du droit à la confidentialité des soins. Mais aussi de l’application de la loi dans le cadre du travail des personnes détenues et de sa rémunération. Le Contrôleur estime de manière générale que les détenus « ne connaissent pas des conditions de travail susceptibles de les préparer aux conditions de la vie professionnelle d’une ‘’vie responsable’’ au sens de l’article 1er de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 ». En matière de rémunération, il observe que les textes applicables font tout bonnement figure d’objectif à atteindre et non d’obligation impérative : « Le salaire horaire moyen brut est toujours inférieur aux seuils fixés par l’administration pénitentiaire alors même que les taux horaires ne prennent pas en compte la réalité des heures travaillées. (…) Malgré son appellation, le seuil minimum de rémunération (SMR) ne semble pas être perçu comme un minimum mais plutôt comme une moyenne ‘’idéale’’ à atteindre. »
L’arbitraire que génèrent nécessairement ces petits arrangements avec le droit prend parfois des formes absurdes: « ainsi de l’autorisation donnée à une personne de faire entrer une couette en détention, mais non le drap qui doit l’envelopper ». Mais aussi des formes plus graves, qui nécessitent d’autant plus de renforcer « la protection donnée à ceux qui (…) ont recours au contrôle général ». Dans la ligne de mire, les « menaces, (…) voire des mesures plus graves encore (provocations, fouilles de cellule, déclassements) » prises à l’encontre de détenus qui l’ont saisi par courrier ou rencontré lors des visites. « La plus grande préoccupation consécutive aux visites réside dans les pressions que peuvent subir après coup les personnes avec qui les contrôleurs sont entrés en relation. » Ayant dû, comme il y avait déjà été contraint en 2010, interpeller le ministre compétent sur ce point, le Contrôleur partage son « espoir insensé que ce qui est prévu par le droit national et international trouve enfin à être appliqué par des agents de L’État, plus prompts à inventer leurs propres règles qu’à appliquer celles qui sont expressément prévues ».
Barbara Liaras
1. Logiciel de Gestion informatisée des détenus en établissement.
2. Cahier électronique de liaison.