La « tolérance zéro », en vogue depuis trente ans, entend sanctionner tout acte de délinquance commis par un mineur. Elle conduit à une surenchère des réponses, parfois disproportionnées, souvent inefficaces. En surchauffe, la machine judiciaire peine de plus en plus à prendre la mesure du parcours des jeunes. Explications avec Laurence Bellon, juge des enfants.
Laurence Bellon, juge des enfants depuis trente ans, est vice-présidente du tribunal pour enfants de Lyon. Elle a publié « L’atelier du juge » (Eres, 2011).
Quels points communs identifiez-vous dans les parcours des jeunes auteurs d’infraction que vous recevez en audience ?
Soixante-dix pour cent des jeunes qui passent devant le juge des enfants ne commettront pas de nouvelle infraction durant leur minorité. Soit parce qu’il s’agissait d’un accident de parcours, soit parce que la réponse pénale a été adaptée, nous n’entendrons plus parler d’eux. Dans les 30 % qui restent, une majorité sera impliquée dans quatre ou cinq a aires, concentrées sur une courte période de six mois ou sur deux ou trois ans. Seuls quelques-uns entrent dans des processus beaucoup plus graves. Beaucoup ont en commun le décrochage scolaire – déscolarisation complète ou très grandes difficultés. J’ai observé un second point commun chez les récidivistes: 80 % sont des garçons qui ont été témoins de violences conjugales graves, lorsqu’ils avaient entre 5 et 8 ans. Ils vivent à ce moment-là une expérience triplement traumatisante : 1) c’est la loi du plus fort qui s’exprime ; 2) la relation de protection est inversée – car ils sont mis en position de protéger leur mère ; 3) ils vivent l’impuissance et la rage. Cette expérience évolue à bas bruit, puis explose à l’adolescence, avec une perte de confiance dans l’autorité, dans la loi, dans l’ordre des choses. Enfin, les enfants que nous recevons vivent souvent dans une grande précarité. Certains ne mangent pas tous les jours.
La presse et les politiques évoquent des actes de plus en plus violents commis par des enfants de plus en plus jeunes. Est-ce que cela correspond à une réalité ?
Ce n’est pas mon expérience. Ce sont le regard porté sur les infractions des mineurs et le traitement judiciaire qui ont évolué. Quand j’ai commencé ma carrière, je n’étais jamais saisie en matière pénale pour des enfants de moins de 13 ans, leurs actes étaient analysés sous le prisme de la protection de l’enfance. Cela arrive maintenant pour des enfants de 10 ou 11 ans. Un collègue a récemment entendu un enfant de 10 ans, arrivé menotté après avoir attendu dans les geôles du tribunal. Son grand frère le maltraitait, il en a eu marre et lui a planté des coups de fourchette dans le dos. Le parquet l’a analysé comme une tentative d’assassinat. Pour le juge des enfants, il relevait d’une mesure de protection de l’enfance, assortie, bien sûr, d’une mise au point sur la question de la violence… pour les deux frères !
En quoi la « tolérance zéro » a-t-elle suscité cette évolution ?
La tolérance zéro, mise en œuvre à l’égard des mineurs à partir des années 1980, suppose que tout acte délinquant ait une réponse judiciaire. En se focalisant sur l’acte, la prise en compte de la personnalité de l’enfant et de l’adolescent a progressivement perdu de son importance, alors qu’elle est essentielle pour adapter la réponse et permettre l’apprentissage de la loi pénale. En outre, il se produit un effet mécanique. Les juges des enfants ne pouvant traiter un tel volume de dossiers, une grande partie sont orientés vers la « troisième voie » : un délégué du procureur, souvent un gendarme ou un policier à la retraite, fait un rappel à la loi ou propose une mesure de réparation. Les délégués du procureur n’étant généralement pas formés au diagnostic éducatif, ils ne savent pas toujours analyser s’il s’agit d’un incident isolé, ou si l’enfant est en train d’entrer dans un processus de délinquance. Si la réponse n’est pas appropriée, le parcours délinquant se poursuit et le jeune va accumuler des rappels à la loi, pour des petits faits. Jusqu’au moment où le parquet considérera qu’il faut passer à la vitesse supérieure et saisir le juge des enfants. Mais on a perdu un temps précieux pour le traitement éducatif. Et aux prochains passages à l’acte, on monte rapidement en puissance jusqu’aux mesures de contrôle judiciaire et d’enfermement en centre éducatif fermé (CEF) ou en détention.
La réponse devient mécaniquement plus dure en cas de nouvelle infraction ?
S’il y a récidive, la justice est censée condamner plus sévèrement. Or, nous sommes face à des enfants et des adolescents en phase d’apprentissage des lois de la société, et en difficulté personnelle. Il est normal que leur progression ne soit pas linéaire, qu’il y ait des phases d’échecs et des phases de réussites et qu’il faille du temps pour enrayer une dérive délinquante. Il faut pouvoir alterner soutien éducatif et punition, mais la tolérance zéro est peu compatible avec cette nécessaire souplesse. Elle est renforcée par l’exigence d’une justice visible et rapide, conduisant à une augmentation considérable des déferrements, qui répondent à ce double impératif : dès la n de la garde à vue, la personne est conduite au tribunal menottes aux mains. Il y a 15 ans, 5 % des jeunes entraient ainsi dans le circuit judiciaire. Dans les grandes villes où j’ai travaillé, Lille et Lyon, cela concerne maintenant plus de 20 % d’entre eux. S’agissant d’une procédure grave, elle entraîne mécaniquement des demandes plus sévères de la part du parquet : sur cinq déferrements que j’ai traités lors de ma dernière permanence, le parquet a demandé deux placements en détention provisoire et trois contrôles judiciaires. Cette orientation ne correspond pas à une augmentation proportionnelle de la gravité des infractions, mais à une évolution dans la façon dont la société veut répondre à la délinquance des mineurs.
Quelle autre approche serait possible ?
Pour l’essentiel, la société s’en remet à la justice pénale pour punir les transgressions, là où il faudrait retrouver confiance dans une démarche de transmission des valeurs, par l’ensemble des adultes. Après les attentats de janvier, un adolescent a fait l’objet d’une procédure pénale pour avoir craché sur une affiche « je suis Charlie » dans le couloir du tribunal. On aurait pu questionner autrement cet acte, lui demander de réfléchir avec des adultes à une affiche qui aurait dit quelque chose comme : « Je suis d’ici, je suis d’ailleurs, je suis croyant, je suis différent… je suis la République et on peut se parler. » On met alors l’accent sur les valeurs de la société plutôt que sur la sanction des transgressions par le seul juge. De même, lorsque des enfants de 10 à 13 ans commettent des infractions sexuelles, le réflexe est de saisir la police et la justice pénale. Or, dans 90 % des cas, il s’agit d’erreurs dans l’apprentissage de la sexualité et non pas d’une entrée dans la perversion sexuelle. Il serait plus efficace de leur proposer un accompagnement éducatif et thérapeutique adapté à leur maturité et à la phase de découverte de la sexualité. La plupart de nos voisins européens travaillent ainsi, leur loi interdisant de saisir le juge en matière pénale en dessous de 13, 14 ou 15 ans.
Quelle réforme de la justice des mineurs serait, selon vous, nécessaire ?
Il faudrait pouvoir remettre en question le dogme de la tolérance zéro, remobiliser d’autres instances sociales pour assumer la prévention et laisser la justice s’occuper des situations les plus difficiles. Pour accompagner ces adolescents et les punir à bon escient, les juges doivent disposer d’outils sophistiqués, notamment de l’aide de psychologues et de psychiatres permettant de comprendre ce qui se « joue » dans tel comportement ou dans telle escalade de passages à l’acte. Il est devenu difficile de trouver des établissements éducatifs travaillant dans cette démarche pluridisciplinaire. Les passages à l’acte, les fugues, les violences, le désinvestissement scolaire sont interprétés comme des échecs qui doivent être sanctionnés. Et on entre dans l’escalade qui va entraîner, de rejets en exclusions, un enfermement en CEF ou en détention. L’autre réforme importante consisterait à réduire le nombre de déferrements. Face à l’afflux de mineurs déférés dans les grandes villes, les juges des enfants ont dû organiser des permanences de journée pour les recevoir à tour de rôle. Cela conduit à un système paradoxal : l’adolescent récidiviste, qui a le plus besoin de cohérence et de continuité dans les réponses judiciaires qui lui sont apportées, va être présenté à cinq ou six juges différents qui ne le connaissent pas. Ils vont certes lire le rapport de synthèse de la PJJ sur sa personnalité, mais auront tendance à se repérer par rapport à la gravité de l’acte. Or, quand on analyse la situation d’un adolescent délinquant à l’aune de la seule gravité de l’acte, on se plante.
Vous dénoncez aussi un recours excessif au contrôle judiciaire avant le jugement. Pourquoi ?
Cette mesure oblige le mineur à respecter certaines prescriptions: répondre aux convocations des services éducatifs, ne pas paraître dans certains lieux ou ne pas rencontrer certaines personnes… Il peut être assorti d’obligations – aller à l’école, suivre une formation, soigner une dépendance au cannabis. Sa révocation peut entraîner un placement en CEF dès 13 ans, voire en détention s’il ne respecte pas le placement en CEF. L’erreur, c’est de penser que le contrôle judiciaire va réussir à imposer, par la peur du CEF ou de la prison, ce que l’on veut obtenir sur un plan éducatif: le retour à l’école, l’arrêt de la toxicomanie, etc. Ça ne peut marcher que pour un adolescent bien structuré et encadré. Pour les autres, quand vous leurs dites, sous couvert du contrôle judiciaire, « arrêtez de fumer du cannabis » ou « allez à l’école », vous leur demandez d’arriver à un résultat qui, normalement, découle d’un apprentissage et d’un accompagnement par les parents et par les professionnels. Par l’artifice de la menace du CEF ou de la prison, les adultes se défaussent de leur responsabilité éducative. Ils renvoient la responsabilité de l’échec sur l’adolescent, alors que, dans une logique d’apprentissage, le maître et l’élève sont engagés tous les deux dans le processus.
Mesures éducatives, sanctions éducatives ou peines : que recouvre cet éventail de réponses ?
Les sanctions éducatives ne sont quasiment pas utilisées. Elles ont été créées pour opérer une synthèse idéologique entre sanction et éducation, sans véritable contenu original.
En revanche, la distinction entre mesures éducatives et peines est importante. Une première catégorie de mesures éducatives vise à rappeler au jeune qu’il vient de commettre un acte interdit: l’avertissement solennel, l’admonestation, la réparation, la mesure d’activité de jour (activités d’insertion scolaire ou professionnelle encadrées par la PJJ). C’est utile pour des jeunes ayant suffisamment intégré les règles pour com- prendre l’avertissement ou la punition.
Une autre catégorie peut servir lorsque le jeune a besoin d’être aidé et encadré pour acquérir ces repères éducatifs qui lui manquent. Par exemple, dans le cadre d’une liberté surveillée ou d’une mise sous protection judiciaire. Un éducateur le rencontre régulièrement, l’accompagne à la mission locale ou au lycée, chez le dentiste, dans un club de sport. Il vient dans la famille, parle avec les parents, va le récupérer s’il traîne dans les caves. L’objectif n’est pas de « l’occuper », mais de soutenir une prise de conscience de l’adolescent et de sa famille pour qu’il puisse se mobiliser et sortir du processus de délinquance. Certains éducateurs de la PJJ font preuve de beaucoup d’imagination, obtiennent des miracles qui ne sont pas assez valorisés. On peut aussi recourir à un placement éducatif, lorsqu’on pense que la mise à distance de son milieu peut favoriser ce processus de re mobilisation. La grande force de ces mesures est leur souplesse et leur diversité. C’est comme avec un gros fumeur: il ne su t pas de lui dire qu’il va mourir d’un cancer pour qu’il arrête. Il faut qu’il puisse tenter des expériences, accepter la rechute, recommencer autrement.
Parmi les peines, on peut prononcer des travaux d’intérêt général (TIG) et des peines de prison, fermes ou avec sursis. Le quantum est généralement plus faible que pour les majeurs. Mais il faut savoir que les lois et l’esprit du temps sont devenus beaucoup plus sévères pour les mineurs. J’ai siégé dans une cour d’assises qui a condamné un mineur à 19 ans d’emprisonnement, une peine plus longue que la vie qu’il avait vécue.
Y a-t-il des mesures ou sanctions que vous privilégiez ?
J’utilise autant que possible la mesure de réparation (qui n’existe que pour les mineurs) et le TIG. Ces mesures permettent de réparer symboliquement un acte interdit, en payant de son corps et de son temps. Elles ont une fonction dans le réel, instaurent un lien avec le monde des adultes. Le jeune travaille dans le temps, il prépare d’abord la mesure avec le service qui va l’accueillir, la mairie, le Resto du Cœur, puis il l’exécute. Le TIG est plus sévère, car le condamné ira en détention si les heures ne sont pas correctement effectuées.
Pourquoi les mesures éducatives sont-elles souvent perçues comme une absence de sanction par les mineurs et leur entourage ?
Elles sont des graines qui vont germer, on ne le perçoit pas immédiatement. Je pense aussi que la qualité de l’audience et du débat entre le jeune, les parents, la victime et les professionnels, est primordiale, plus que la décision finale. Enfin, pour avoir du sens, les différentes réponses judiciaires doivent être cohérentes : il faut qu’un même juge indique où se situe la ligne à ne pas franchir, annonce la sanction encourue, et la mette à exécution si cela se produit. Si un autre juge, au gré des permanences, va dans un sens différent de la parole précédemment engagée, il y a rupture de cette cohérence. Il reste un pourcentage de mineurs pour lesquels aucune mesure ne marche, on ne le sait pas d’avance. Mais un jour, l’emprisonnement tombe et ils partent pour plusieurs mois en détention.
Au sein de la PJJ, beaucoup disent que la création, en 2002, des EPM et des CEF a eu pour effet le délaissement du milieu ouvert et des placements en foyer ordinaires. Partagez-vous cette appréciation ?
Il est vrai que les CEF et les EPM concentrent toutes les attentions du grand public, des journalistes, des politiques… et des responsables de la PJJ. Les CEF ont introduit la logique du « placement-sanction » qui, petit à petit, infiltre les établissements éducatifs classiques de la PJJ. Les équipes se laissent entrainer dans une logique incidents-sanction-exclusion et elles en arrivent à demander le placement de l’adolescent en CEF ou en détention. Face à la « visibilité » de la pédagogie de l’enfermement en CEF ou en EPM, la pédagogie de l’accompagnement éducatif en milieu ouvert paraît bien dérisoire. Comment faire comprendre le travail de fourmi, souvent immatériel et aléatoire, que doit réaliser un éducateur de milieu ouvert pour créer le lien de confiance qui fera levier et permettra au jeune d’amorcer une évolution? Il est pourtant essentiel. Il ne faut pas oublier aussi le coût exorbitant des CEF et des EPM: 600 à 700 euros par jour et par mineur en CEF, plus de 1 000 euros en EPM. Ces établissements absorbent une très grande partie du budget de la PJJ, au détriment des autres formes de prise en charge, des innovations, des expérimentations. Depuis quelques années, la politique de la PJJ conduit à un cloisonnement étanche entre adolescents en danger et adolescents délinquants et limite les possibilités de placement dans le
Il est normal qu’il y ait des phases d’échecs et des phases de réussites, qu’il faille du temps pour enrayer une dérive délinquante. La tolérance zéro est peu compatible avec cette idée.
secteur associatif. Or, concentrer en un même lieu une population uniquement constituée d’adolescents délinquants pose de très grandes difficultés. Il semble que la PJJ ait décidé récemment d’évoluer un peu sur ces questions…
Pourquoi la majorité des mineurs détenus le sont dans le cadre d’une détention provisoire ?
Si on respecte la loi, on ne peut ordonner une détention provisoire que pour des nécessités de l’instruction ou comme garanties de représentation, si aucune autre solution n’est possible. Mais lorsqu’un juge voit arriver un mineur par le biais du déferrement, il sera enclin à penser qu’il vaut mieux le punir à chaud, sans attendre une éventuelle condamnation. Dans l’esprit du juge, c’est censé être plus pédagogique et plus clair.
Croyez-vous à la fonction éducative de la prison pour les mineurs ?
A certains moments, il faut punir et la prison peut être cette punition. La privation de liberté fait souffrir, en particulier la privation des liens avec la famille. Cette expérience de l’enfermement et de la contrainte à chaque étape de la journée les fait réfléchir, et tant mieux s’ils y sont aidés par la présence d’éducateurs, d’enseignants, de psychologues. Mais la détention ne tient pas lieu en soi de traitement éducatif. Elle reste un monde clos, où les tensions s’exacerbent et où les rapports de force demeurent présents. Il faut rester très vigilant à ce sujet.
Certains souhaitent que la justice des mineurs ressemble de plus en plus à celle des majeurs. Est-ce que l’inverse vous paraît envisageable ?
Je n’y crois pas, la logique de répression prédomine trop. La justice est parfois même plus sévère pour les mineurs que pour les majeurs, comme lors de l’exécution immédiate des courtes peines d’emprisonnement pour l’adolescent comparaissant libre à l’audience. C’est surtout le détricotage du principe de « continuité personnelle », liant un enfant à « son » juge, qui rapproche de plus en plus la justice pénale des mineurs de celle des majeurs. Le juge des enfants était comme un enseignant, en charge de transmettre un savoir, disposant de temps pour le faire, qui explique, répète, connaît les capacités de chaque élève, punit quand il le faut… Il se transforme en un examinateur du Bac sanctionnant l’acquisition des savoirs par un adolescent anonyme, seulement accompagné de son « dossier unique de personnalité ». C’est le processus le plus grave que connaisse actuellement la justice pénale des mineurs.
Recueilli par Barbara Liaras