A mi-chemin entre le foyer et la prison, le centre éducatif fermé (CEF) tend à s’imposer comme la principale mesure de prise en charge des adolescents en conflit avec la loi. Mais alors qu’ils sont présentés comme une alternative à l’incarcération, les CEF ressemblent plutôt à des « antichambres de la prison ».
Les centres éducatifs fermés ont la cote auprès des gouvernants. Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron promettait d’en doubler le nombre, alors de 52. C’est finalement vingt centres supplémentaires qui devraient voir le jour d’ici 2021. Objectif, d’après le ministère de la Justice : « Offrir aux juges des enfants une alternative renforcée à l’incarcération provisoire des mineurs », qui gangrène les prisons françaises(2). Créées par la loi Perben I, en 2002, ces structures d’hébergement ont été conçues comme un « intermédiaire entre les solutions classiques de placement et l’incarcération »(3). Théoriquement destinées à accueillir des mineurs « multirécidivistes ou multiréitérants pour lesquels les différentes solutions éducatives ont été mises en échec », elles devaient ainsi permettre de leur éviter la prison.
Depuis leur création, le nombre de jeunes placés en CEF n’a cessé de croître à mesure que les centres ouvraient, jusqu’à atteindre 487 enfants placés au 31 décembre 2018(4)… alors que la délinquance est stable(5), et sans que ces placements de plus en plus nombreux n’entraînent une diminution du nombre de mineurs détenus (voir graphique). Au contraire même : le nombre de mineurs emprisonnés augmente lui aussi depuis une dizaine d’années. « On voit clairement qu’il n’y a pas d’effet de vases communicants, commente le sociologue Arthur Vuattoux, qui a étudié le dispositif. Les CEF sont en fait une extension des modes d’enfermement des jeunes, davantage qu’une alternative ou une substitution. »
« Jusqu’au début des années 2010, on était vraiment sur des profils de multirécidivistes et auteurs de crimes. Mais le placement en CEF s’est beaucoup banalisé, aujourd’hui il y a un peu tous les profils en CEF », observe un éducateur qui travaille à la permanence éducative d’un tribunal. L’offre de places en structure d’hébergement classique s’étant raréfiée ces dernières années, les éducateurs auraient tendance à proposer aux juges des enfants un placement en CEF quand les foyers sont saturés et que l’hébergement dans la famille est impossible, comme c’est notamment le cas pour les mineurs non accompagnés. Autre cas de figure : « Si ça se passe mal en foyer, que le jeune fugue régulièrement et pose des problèmes de comportement, on l’envoie en CEF, explique Alexia Peyre, du SNPES-PJJ-FSU, l’un des syndicats des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse. Ce n’est pourtant pas forcément un grand récidiviste, simplement un jeune qui n’a pas su s’adapter au foyer. »
Portail blindé, grilles, sas, barreaux aux fenêtres, vidéosurveillance… Certains centres ont tout d’une prison, jusqu’à l’aménagement de l’espace intérieur, pensé pour « accroître la visibilité des jeunes et de leurs comportements », décrit le sociologue Nicolas Sallée. Dans d’autres CEF, qui ont échappé à cette « tendance à la carcéralisation », l’architecture a peu à voir avec les standards pénitentiaires. « C’est notamment le cas des anciens foyers de placement transformés en CEF », précise le sociologue. Dans ces établissements, la fuite est matériellement possible. En réalité, « ce qui caractérise les CEF, c’est la notion de fermeture juridique », explique-t-il. Le placement dans ces établissements se fait obligatoirement dans le cadre d’une mesure probatoire, qu’il s’agisse d’un contrôle judiciaire, d’un sursis avec mise à l’épreuve ou d’un
aménagement de peine. Des mesures susceptibles d’être révoquées par le juge en cas de manquement du jeune à ses obligations, qui finira alors en prison. La fermeture repose donc sur la « menace d’incarcération qui pèse sur les jeunes s’ils ne respectent pas les conditions de leur placement en CEF, en particulier s’ils fuguent », analyse Nicolas Sallée.
Placé en CEF pour une durée de six mois renouvelable une fois, l’adolescent va faire l’objet d’une « action éducative renforcée » (lire l’encadré). Concrètement, la prise en charge est organisée en trois phases : un premier module est consacré à l’évaluation du mineur, que ce soit de son niveau scolaire, de son état de santé ou de sa personnalité. Durant cette première phase, qui peut durer deux mois, les jeunes ne bénéficient généralement d’aucune autorisation de sortie. Le deuxième module est consacré à la mise en oeuvre du projet éducatif construit à partir de l’évaluation. Les jeunes peuvent alors être amenés à faire des stages à l’extérieur du centre, et être autorisés à passer certains week-ends dans leur famille. La troisième phase est davantage tournée vers l’extérieur en vue de la préparation à la sortie, pour « prévenir la rupture des rythmes de vie induite par la fin du placement afin d’éviter qu’elle ne soit source de réitération du comportement délinquant »(6).
La discipline par la menace de la prison
Problème : le passage d’une phase à l’autre n’est, dans la plupart des CEF, pas automatique, mais conditionné au comportement du jeune. Cette approche comportementaliste, selon laquelle « le jeune qui se plie à toutes les demandes se voit octroyer davantage de droits », semble tout droit tirée de l’univers pénitentiaire, observe la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Implication concrète de cette logique, « le gamin qui ne respecte pas le cadre, ne participe pas aux activités, a un comportement déviant, reste au niveau 1. Donc il ne sort jamais des six mois », raconte Laurent(7), qui a travaillé dans deux CEF du sud de la France. Même dans la deuxième et la troisième phase, le retour en famille est souvent considéré comme un avantage, que le jeune se doit de mériter par une participation assidue aux activités et un comportement exemplaire(8). « Ce système de carotte marche parfois, notamment avec les plus jeunes, parce qu’ils voient qu’ils ont des bénéfices à faire les activités, qu’ils vont pouvoir passer à un autre niveau, avoir des sorties le weekend, explique Laurent. Surtout, ils savent qu’inversement, quand ils ne participent pas, n’ont pas le bon comportement, des notes d’incidents sont écrites par les éducateurs. Ces notes remontent au magistrat, qui peut très bien décider de mettre fin au placement parce qu’ils ne respectent pas le cadre obligatoire », déplore l’éducateur. « On voit l’usage de la révocation, et donc de l’incarcération, à la fois comme une façon de réguler l’ordre et de discipliner les jeunes. Ce qui marque les formes d’accompagnement dans ce type de dispositif, c’est la menace de l’incarcération », analyse le sociologue Nicolas Sallée. Le CEF est ainsi le lieu d’une forme d’éducation à la fois sous contrainte (pénale) et par la contrainte, loin des approches classiques fondées sur la recherche de l’adhésion.
En outre, les jeunes étant sous le joug d’une mesure probatoire, « les éducateurs endossent, malgré eux, un rôle de contrôleur judiciaire, qui transforme inévitablement leur relation avec le mineur », souligne la CNCDH. « On est toujours dans le rappel à la règle, des obligations, ce qui fait qu’on est en permanence dans l’affrontement avec les gamins », confirme Laurent. Première des interdictions auxquelles sont soumis les jeunes, celle de sortir de l’établissement. Si bien que le travail des éducateurs est aussi « de plus en plus assujetti à une logique de surveillance », complète Nicolas Sallée. Une logique qui peut donner lieu à des dérives, certaines équipes en venant à exercer un contrôle exorbitant sur les jeunes.
Mesures d’inspiration pénitentiaire
À l’issue de sa visite du CEF de Sainte-Menehould, en juin 2017, le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) dénonce ainsi « des atteintes au droit à l’intimité des mineurs ». Il évoque l’amplitude extravagante du temps collectif soumis à la surveillance des éducateurs, « de 8h à 21h30 sans discontinuer ». Ou encore l’impossibilité pour les jeunes d’aller aux toilettes sans qu’un éducateur les accompagne, toutes les portes étant fermées à clé (le CGLPL précise qu’il est en revanche impossible de fermer de l’intérieur les WC, si bien qu’un éducateur doit rester à l’extérieur pour s’assurer que l’intimité du jeune soit « préservée »). Le CGLPL dénonce aussi le contrôle exercé sur les appels téléphoniques passés par les jeunes, ou encore celui de leurs courriers – des pratiques constatées dans d’autres CEF(9) qui ne sont pas sans rappeler l’univers pénitentiaire. Plus inquiétant encore : dans le CEF de Sinard notamment, les jeunes sont soumis à des fouilles à nu de façon systématique(10). Pourtant, à la suite de dérives similaires constatées dans d’autres établissements(11), la direction de la PJJ avait diffusé en novembre 2015 une note visant à proscrire le déshabillage intégral des mineurs. Cette contrainte exercée sur les corps des adolescents placés peut aussi prendre la forme de pratiques de contention. Un procédé « considéré comme nécessaire, voire incontournable par de nombreux cadres et professionnels des CEF », alertaient plusieurs corps d’inspection à l’issue d’une mission d’évaluation, en 2015(12). Des pratiques dont a pu à nouveau témoigner le CGLPL, qui dénonçait en 2017(13) « l’institutionnalisation de la pratique de l’immobilisation et de la contention, justifiée par la volonté de protéger les personnes mais aussi d’éduquer ». Et précisait : « [Les mineurs] subissent des techniques d’usage de la force issues des arts martiaux, décrites en sept étapes, consistant à faire perdre ses appuis au jeune avant de le plaquer au sol. Des risques de blessure existent, tant du côté du personnel que du côté des mineurs. Les contrôleurs ont recueilli des déclarations relatives à des violences de la part de certains éducateurs par plaquage au sol de jeunes récalcitrants. Une jeune fille a eu des hématomes mais a été incitée à ne pas porter plainte. »
« Cocotte-minute »
Dans leur rapport de 2015, les corps d’inspection rapportaient que 82 incidents violents avaient été comptabilisés par l’administration centrale dans les CEF en 2014 : parmi eux, « huit faits signalés impliquaient des professionnels dans des faits de violences sur des mineurs, dont la moitié dans le même CEF, principalement des contentions injustifiées ou brutales », précisaient les inspections. « Les CEF, c’est un huis-clos où la violence est très présente, confirme Laurent. Entre les jeunes déjà. Dans l’un des CEF où j’ai travaillé, il y avait par exemple un rite de passage : le dernier arrivé au CEF devait se battre contre celui qui était considéré comme le plus faible du groupe, et établissait ainsi son rang. Les éducateurs peuvent être pris de court par cette violence, et réagir en miroir, avec de la violence. » Il faut dire qu’avec 80 % de contractuels(14), le personnel est, dans la plupart des CEF, souvent inexpérimenté. « Quand j’ai pris mon premier poste en CEF, la moitié de l’équipe, c’était de jeunes éducs tout juste sortis d’école, comme moi. L’autre moitié, c’était des contractuels non qualifiés, décrit Laurent. On se retrouve dans des lieux où il n’y a pas de transmission possible avec des collègues plus expérimentés, alors qu’on doit accompagner les gamins les plus carencés, qui ont mis en échec les autres formes de placement, ou qui ont commis des actes parfois très graves. » Des jeunes qui sont, en outre, non seulement soumis à des règlements souvent très stricts, mais aussi confinés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jour sur sept, « sans aucun sas, aucune possibilité pour eux de s’évader un peu » : « Le CEF, c’est une cocotte-minute », résume Laurent. Dans cet univers sous pression, les situations peuvent « dégénérer très rapidement », abonde la CNCDH.
Marche-pied vers la prison
Au total, de nombreux jeunes « ne tiennent pas le placement », comme disent les professionnels, et la mesure est très souvent révoquée. Laurent se souvient du cas d’un jeune que ses pairs persécutaient, pensant qu’il les avait « balancés ». « Un jour, au moment de l’ouverture des chambres, ils l’ont enfermé dans les toilettes et ont uriné sur son lit. Le gamin, il n’a pas tenu, il a piqué la voiture du CEF et il a fugué. Et il s’est retrouvé incarcéré pour ça. » Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’existe officiellement aucune donnée sur le nombre de placements révoqués qui se soldent par une incarcération. Un indicateur toutefois : en 2016, la durée moyenne des séjours s’est élevée à 3,9 mois, loin des six mois théoriques. Pour des parlementaires auteurs d’un rapport sur les mineurs enfermés, il semble clair qu’« un grand nombre de placements se concluent en incarcération »(15), notamment « suite à des comportements problématiques ou violents (fugues répétées, incidents divers) » au sein du CEF. Un constat partagé sur le terrain. « Dans l’un des CEF où j’ai travaillé, le placement moyen était de deux mois, témoigne Laurent. Parce qu’il y avait un nouvel acte délictueux, ou une agression sur un éduc, ou plusieurs fugues… Un CEF, quand vous ne le terminez pas, c’est que vous finissez en prison. » Il conclut, amer : « En fait, on était juste un accélérateur d’incarcérations. »
par Laure Anelli
Une prise en charge éducative inégale suivant les structures
En 2018, une mission d’information parlementaire se penchait sur la réinsertion des mineurs enfermés(1). Il ressort de son rapport qu’avec vingt-sept professionnels (dont un enseignant et un à deux professionnels de santé) pour une douzaine de jeunes, le niveau d’encadrement en CEF fait de cette mesure de placement le dispositif le plus coûteux de la protection judiciaire de la jeunesse – environ 690€ par jour et par jeune en 2018. En théorie, les CEF se caractérisent par une prise en charge intensive : les jeunes doivent bénéficier d’un panel diversifié d’activités quotidiennes – « sportives, culturelles, d’éducation ou de détente » – et d’au moins quinze heures d’enseignement hebdomadaires. La prise en charge visant un retour dans la formation ou l’emploi, « une place importante est donnée à la découverte des métiers et des gestes professionnels », soulignent les sénateurs.
Mais en pratique, la qualité de la prise en charge varie beaucoup d’un établissement à l’autre, jugent-ils. Les limites du travail d’insertion mené en CEF sont nombreuses, et étaient déjà pointées par plusieurs corps d’inspection en 2015(2) : équipes en sous-effectif, personnel insuffisamment qualifié ou compétent, « déficit d’activités éducatives », « structuration insuffisante des emplois du temps », nombre trop limité d’activités techniques, volume horaire hebdomadaire d’enseignement scolaire « rarement atteint »… Entendue par les parlementaires, Catherine Pautrat, inspectrice générale de la justice, rappelait que les CEF « sont fragiles par définition ». Pour la magistrate, la réussite de ces structures dépend de plusieurs facteurs qui se cumulent : « qualification et cohésion de l’encadrement, structure de l’établissement et des procédures de référence, environnement propice à l’insertion, etc. À partir du moment où l’un de ces critères n’est pas rempli, le CEF ne fonctionnera pas », estime-t-elle. Si le rapport souligne que certains centres « jouissent d’une bonne réputation et semblent obtenir des résultats favorables », il rappelle aussi les constats de la CNCDH(3) : en 2016, « 20 % des CEF associatifs(4) ont connu des dysfonctionnements (fermeture administrative, réduction de la capacité autorisée…) ». Et en 2017, « les cas recensés uniquement dans la presse permettent de souligner la fermeture d’au moins six CEF ». Autre problème pointé par les parlementaires : l’absence d’éléments statistiques permettant d’évaluer les CEF et les conséquences du placement en matière de réitération et de réinsertion. Une absence dont s’étonnent les sénateurs, « compte tenu du coût et du caractère controversé du dispositif ».
(1) Sénat, Rapport d’information fait au nom de la mission sur la réinsertion des mineurs enfermés, septembre 2018.
(2) IGSJ-IGAS-IPJJ, Rapport sur le dispositif des CEF, juillet 2015.
(3) CNCDH, Avis sur la privation de liberté des mineurs, 27 mars 2018.
(4) Sur les 52 CEF existants, 17 sont publics, 35 sont gérés par des associations habilitées.
(1) Notion employée par plusieurs professionnels et chercheurs, dont le sociologue Nicolas Sallée.
(2) Au 1er juillet 2019, plus de 80% des mineurs incarcérés étaient en détention provisoire.
(3) Circulaire du 28 mars 2003 sur la mise en œuvre du programme des centres éducatifs fermés.
(4) Ce chiffre ne donne qu’une vision partielle du nombre de mineurs qui y sont placés au cours d’une année : ainsi, en 2016, 1 546 mineurs
sont passés par un CEF. Source : Sénat, Rapport d’information sur la réinsertion des mineurs enfermés, septembre 2018
(5) En témoigne l’évolution du nombre de mineurs poursuivis : 64 885 mineurs poursuivis en 2013, 62 946 en 2014, 62 630 en 2015, 63 862 en 2016, 63 383 en 2017, d’après les chiffres du ministère de la Justice.
(6) Circulaire du 10 mars 2016.
(7) Le prénom a été modifié.
(8) Voir not. les rapports de visite du CGLPL aux CEF de Sinard (juin 2018), Saint-Jean-la-Bussière (juin 2018) et Sainte-Menehould (juin 2017). À Sainte-Menehould, la restriction des communications avec les proches ou l’annulation de week-ends en famille sont même utilisées comme moyens de sanction par l’équipe éducative.
(9) IGSJ-IGAS-IPJJ, Rapport sur le dispositif des CEF, juillet 2015.
(10) CGLPL, juin 2018.
(11) Lusigny-sur-Barse (CGLPL, 2013), Gévezé (IPJ, 2014).
(12) IGSJ-IGAS-IPJJ, op. cit.
(13) CGLPL, rapport de visite du CEF de Sainte-Menehould, 2017.
14) CNCDH, op. cit.
(15) Sénat, op. cit. Ces incarcérations peuvent aussi être causées par une nouvelle condamnation prononcée dans le cadre d’une autre affaire que celle qui a conduit le jeune en CEF, précisent les sénateurs.