Free cookie consent management tool by TermsFeed

Liberté de se vêtir : un droit remisé au placard

Depuis trente ans, les personnes incarcérées ont théoriquement le droit de porter leurs vêtements personnels. Mais en pratique, les restrictions à cette liberté sont nombreuses et varient considérablement selon les établissements, parfois même selon les surveillants. De quoi alimenter, chez les personnes détenues, un profond sentiment d’arbitraire.

Alors que dans l’établissement pénitentiaire où il se trouvait, il pouvait porter l’ensemble des vêtements dont il disposait, Charles ne peut plus mettre, dans la prison où il a été transféré, que des habits couvrant les épaules et les jambes, informe-t-il l’OIP en août 2022. Ici, shorts et débardeurs ne sont autorisés qu’en cellule et en promenade – partout ailleurs, pantalon et T-shirt sont de rigueur. Trente ans après la réforme Badinter abandonnant la tenue pénitentiaire au profit d’une liberté rendue aux personnes détenues de « porte[r] les vêtements qu’elle[s] possède[nt] »[1], qu’en est-il de l’exercice de ce droit, et des restrictions qui en limitent l’usage ?

Les dispositions du Code pénitentiaire relatives aux tenues personnelles donnent toute latitude au chef d’établissement en matière de police vestimentaire, d’abord pour des « raisons d’ordre, de sécurité ou de propreté ». Limiter le risque d’évasion, la dissimulation d’objets, le masquage de l’identité : les impératifs sécuritaires apparaissent au premier plan des interdits déclinés dans le règlement intérieur type des établissements pénitentiaires. Ainsi cuir et daim, tissus épais, doublures sont proscrits au motif qu’ils « protégeraient suffisamment pour franchir des dispositifs de sécurité » ; couvre-chefs tels que « cagoule, capuche, casquette, … » qui peuvent « servir à masquer une identité » ; bleu marine, bleu clair, kaki, et imprimé camouflage parce qu’ils peuvent « provoquer une confusion avec l’uniforme pénitentiaire ou tout autre uniforme ». Le règlement prévoit même l’interdiction de tout vêtement « pouvant provoquer une confusion avec un intervenant ou un visiteur extérieur (ex. veste de costume) ». Un intervenant extérieur gardant la liberté de se vêtir comme il le souhaite, l’interdiction est potentiellement infinie.

Les raisons relatives au maintien de l’ordre dans l’établissement entraînent d’autres interdictions. Les inscriptions portées sur les vêtements ne peuvent ainsi être de nature « provocante ou outrancière », comporter des messages « relatifs aux stupéfiants », « suscitant la haine et la violence », ou « de propagande ». À nouveau, une interprétation extensive de ces notions allonge la liste des vêtements prohibés. Ainsi, le règlement intérieur de la maison d’arrêt d’Osny inclut-il les chiffres des départements dans le champ des messages de propagande, et une affichette disposée à l’accueil familles précise que les maillots d’équipes de foot ne sont pas autorisés en détention « pour éviter les conflits entre détenus ». Ainsi l’administration pénitentiaire autorise-t-elle le port de tenues personnelles tout en interdisant tout marqueur identitaire associé à celles-ci, faisant perdre à la liberté acquise en 1983 une part de son sens.

Une injonction de décence à géométrie variable

Le Code pénitentiaire précise aussi que « hors de sa cellule, la personne détenue doit conserver une tenue décente et appropriée », sans apporter de précisions sur ce que recouvre la notion de décence, ni sur ce à quoi la tenue doit être appropriée, laissant place à une marge d’interprétation conséquente.

À la lecture des règlements intérieurs, il apparaît que l’essentiel des restrictions vise à limiter la surface de peau apparente, avec l’exigence de couvrir le torse, les épaules et les cuisses. « Il est interdit de se déplacer torse nu ou en sous-vêtements » : telle est l’injonction reprise par la plupart des établissements dans leur règlement intérieur. Il est également interdit de porter un débardeur ou toute autre tenue sans manches à l’intérieur des bâtiments, sauf en cellule. Même chose pour le short, autorisé seulement en promenade et au sport et devant être couvert par un pantalon lors des déplacements. « Il ne faut pas qu’on voie notre peau », résume une personne incarcérée à Béziers.

Cette consigne générale de décence donne lieu à d’infinies variations d’un règlement intérieur à l’autre. Ici, le peignoir est autorisé pour aller à la douche, « correctement fermé, ne laissant pas apparaître le torse, les épaules et les cuisses ». Là, il est interdit dans tous les cas. Même l’interdiction commune du short donne lieu à des dérogations et acceptions multiples. Il peut se porter lors des déplacements vers l’activité sportive dans les centres de détention d’Eysses et Neuvic et dans les maisons d’arrêt de Bayonne et Agen, ou encore pendant les périodes de chaleur à la maison d’arrêt de Rochefort, alors qu’il est interdit en toute circonstance à la maison d’arrêt pour femmes de Fleury ou au centre de détention d’Uzerche. Par ailleurs, l’interdiction portant sur le short s’étend au pantacourt dans certains établissements, comme au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier, alors qu’il est autorisé au même titre que le pantalon dans d’autres, comme à la maison d’arrêt de Tulle.

Le pied n’échappe pas à l’injonction de « décence », le port des claquettes étant interdit dans la majorité des prisons, quelle que soit la saison. Là encore, la multitude des déclinaisons sur le thème est étourdissante : autorisé lors des déplacements aux centres de détention d’Eysses et de Neuvic et à la maison d’arrêt de Tulle, il est limité aux déplacements pour aller au sport dans les maisons d’arrêt d’Agen et de Bayonne, tandis qu’à Rochefort il est possible « uniquement en cellule, en promenade ou pour se rendre à la douche », et « uniquement en cellule » dans les maisons d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone et Nanterre, où l’on précise que « les chaussures doivent être fermées ». Une liste des chaussures proscrites est fournie dans certains règlements intérieurs, et s’étend de la tong aux sandales ou aux espadrilles. Le préjudice est d’autant plus fort lorsqu’il concerne des personnes atteintes de pathologies qui leur rendent le port de tel ou tel article difficile. Un détenu s’est ainsi vu refuser le droit d’utiliser des claquettes, alors qu’un certificat médical requiert qu’il garde les pieds nus et y applique une couche épaisse de crème.

« À la tête du client »

Outre qu’elles fluctuent d’un établissement à l’autre, les règles sont inégalement appliquées, ce qui contribue à renforcer le sentiment d’arbitraire : à Lille-Annœullin, où shorts, bermudas et claquettes sont interdits, le respect de l’interdiction « dépend des surveillants. Certains sont plus cools et laissent faire », rapporte une personne détenue. Même variabilité du côté des sanctions encourues pour tout manquement au règlement. Alors que, selon les témoignages recueillis, au centre de détention de Muret on demande simplement à la personne de se changer, au quartier Respecto de Lille on perd un point sur un crédit de 10 – au bout de 10 points[2], on est transféré vers un quartier de détention plus strict. Lorsque les personnes incarcérées sont torse nu en cellule au moment de la distribution des repas, on leur demande simplement de se rhabiller à la maison d’arrêt de Villeneuve-les-Maguelonne, tandis qu’à celle de Niort on les prive parfois de repas.

En outre, « certains surveillants font à la tête du client », relève un détenu. Toujours à Villeneuve-lès-Maguelone, la privation de promenade en cas de sortie de cellule en short ou débardeur ne concerne que certains détenus, quand d’autres ont le droit de porter des vêtements « normalement interdits », ce qui contribue à rendre la discipline en détention omniprésente et dénuée de sens.

Il apparaît enfin qu’à l’échelle des établissements ou encore des équipes de surveillants, la politique vis-à-vis de l’habillement ne soit pas forcément ancrée dans le règlement intérieur de l’établissement concerné. Alors qu’aucun article du règlement intérieur n’évoque le port de vêtements laissant apparaître les épaules, un détenu de Villeneuve-lès-Maguelone relate qu’il a été privé de promenade pour être sorti de cellule en débardeur.

« Couvrez vos bras, il y a des hommes »

Face à ces restrictions à géométrie variable suivant les prisons, les surveillants et les individus, les femmes semblent subir un traitement particulièrement discriminatoire. Alors que les tenues au-dessus du genou peuvent être interdites dans les bâtiments mais sont autorisées en promenade dans presque tous les quartiers hommes, elles sont proscrites pour les femmes y compris en promenade, et y compris parfois si elles couvrent le genou mais pas les mollets, de même que tout haut laissant apparaître les épaules. Des témoignages reçus entre avril et août des maisons d’arrêt pour femmes de Fresnes, Lille-Sequedin et Saint-Denis de la Réunion et du centre de détention de Réau précisent que les détenues ne respectant pas ces limitations s’exposent à des privations de promenade, sans même que ces règles genrées ne soient jamais spécifiées dans les règlements intérieurs. À Fresnes, un compte-rendu d’incident a même été établi pour port d’un débardeur en promenade – la commission de discipline l’a fait annuler, le motif n’ayant pas été considéré comme valable.

Ces interdictions sont généralement justifiées par la présence d’hommes susceptibles de les voir, depuis les miradors ou par les caméras de surveillance : « Couvrez vos bras, il y a des hommes » est la phrase fréquemment entendue par les détenues du quartier femmes du centre de détention de Roanne. Au centre de détention de Réau, les détenues ne satisfaisant pas aux exigences de tenue reçoivent des remarques sur leur « indécence », sur le fait qu’elles « ne se respectent pas », « se rabaissent ».

Les femmes subissent également des injonctions sur le port de sous-vêtements. À Fresnes comme à Saint-Denis, elles sont obligées, selon plusieurs témoignages, de porter des soutiens-gorge sous leurs vêtements pour toute sortie de cellule : « L’officier du bâtiment regarde mes seins régulièrement quand nous allons en promenade et si nous n’avons pas de soutien-gorge, nous sommes obligées de remonter en cellule », témoigne une femme à Saint-Denis de la Réunion.

Le plus haut degré des restrictions de tenue s’applique aux femmes transgenres incarcérées dans les quartiers pour hommes auxquelles n’est autorisé aucun effet féminin, au motif tautologique que « ce sont des vêtements féminins ». Au centre de détention de Muret, une femme transgenre s’est vu refuser des collants de contention pour cette raison, alors qu’un homme détenu a pu en obtenir pour apaiser ses problèmes de circulation : « Je lui en ai donné une paire », a-t-il précisé à l’OIP. Plusieurs témoignages de femmes transgenres évoquent le long parcours pour obtenir le droit de se procurer et porter des vêtements féminins, droit susceptible d’être remis en question du jour au lendemain, et soumis à l’appréciation de l’ensemble du personnel pénitentiaire, y compris dans un établissement considéré un temps comme « pionnier » dans l’accueil des personnes transgenres[3]: « Dernièrement, il y a eu un changement de direction. De ce fait, retour en arrière : alors que depuis deux ans nous pouvions enfin sortir de nos cellules avec un maquillage “léger” et des vêtements “féminins” sans que ce soit “vulgaire ou provoquant”, depuis, on nous le refuse. Certains gradés sont même allés jusqu’à dire que des lacets roses, vêtements avec du rose, des fleurs sont très clairement féminins et du coup devraient être interdits à l’extérieur de nos cellules », témoigne une personne incarcérée au centre de détention de Caen en août 2022.

Par Odile Macchi

Cet article provient du Dedans Dehors N°116 : Peines nosocomiales, quand l’enfermement n’en finit pas

[1] L’administration pénitentiaire reste tenue de fournir « les effets vestimentaires nécessaires » aux personnes détenues indigentes qui en font la demande (Décret n°2022-479 du 30 mars 2022).
[2] La perte de points peut sanctionner tout type de manquement au règlement
[3] « À Caen, dans la prison pionnière des transgenres », Le Journal du Dimanche, édition du 22 avril 2019