Le 25 mars dernier, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, la ministre de la Justice a adopté une ordonnance de politique pénale. En profond désaccord avec les mesures prises en matière de détention provisoire, l’Association des avocats pénalistes (ADAP) a saisi le Conseil d’État. Sa requête a été rejetée, sans même qu’une audience ne soit accordée. Entretien avec Christian Saint-Palais, président de l’ADAP.
Que prévoit, en matière de détention provisoire, l’ordonnance contre laquelle vous avez initié un recours ?
Christian Saint-Palais : Précisons avant tout qu’en une période aussi exceptionnelle que celle que nous traversons aujourd’hui, on peut admettre l’idée que des aménagements soient mis en place. Ce qui nous pose problème ici, c’est le manque de mesure, de proportionnalité. En matière de détention provisoire, on a d’abord allongé sa durée maximale, tout en privant le juge de la possibilité de statuer sur l’opportunité de cette prolongation. C’est ce que nous avons contesté à l’ADAP : cette automaticité de la prolongation de la détention provisoire. Pour moi, cela pose des problèmes très graves à plusieurs niveaux. D’abord, il ne faut pas oublier que lorsqu’une personne est placée sous mandat de dépôt, c’est après un débat contradictoire qui se tient entre le justiciable et le juge des libertés, les yeux dans les yeux. Cette personne a entendu de la bouche de son juge qu’un débat nouveau serait organisé quatre mois plus tard. L’ordonnance de la ministre a donc pour premier effet de porter atteinte à la parole d’un juge, et ça c’est fondamental. Nous devons toujours nous préoccuper de l’autorité des décisions de justice, parce qu’il en va de l’équilibre d’un groupe social : une décision a été prise après un débat contradictoire, et quelle que soit cette décision, elle fera autorité si la personne concernée a le sentiment que l’audience s’est déroulée dans des circonstances équitables et que ses arguments ont étés entendus. Lorsqu’un juge a annoncé une échéance, si elle n’est pas tenue, son autorité est mise en cause par le justiciable, c’est inévitable. Or quel est l’objet, l’effet de l’ordonnance ? Et bien c’est d’annuler ce rendez-vous judiciaire qui était annoncé.
L’autre problème évidemment, c’est l’atteinte au principe fondamental du droit au procès, puisqu’on supprime un débat qui a pour but d’échanger des arguments sur la nécessité ou non de prolonger la détention provisoire. Ce qu’il faut dire et redire, c’est que la détention provisoire est une mesure exceptionnelle. On ne doit y avoir recours que si aucune autre des mesures qui limitent les droits de la personne mise en examen n’est envisageable. Et donc priver une personne innocente judiciairement – puisque nous parlons de personnes présumées innocentes – d’un procès pour la prolongation de cette mesure exceptionnelle, c’est vraiment pour moi une décision autoritaire, qui peut être vécue comme arbitraire, et une immixtion déraisonnable de l’exécutif dans l’ordre judiciaire.
Qu’attendiez-vous du Conseil d’État ?
Nous demandions la suspension de ces mesures. Et nous proposions comme alternative, puisqu’il s’agit de circonstances exceptionnelles, que l’on ait recours à la visioconférence, pour maintenir les audiences prévues. Nous militons, et avec nous beaucoup d’avocats pénalistes, contre la généralisation de la visioconférence. Cependant celle-ci peut, dans des circonstances exceptionnelles, lorsque la défense l’accepte, être un mode d’organisation d’un procès acceptable. Or, nous savons qu’il peut actuellement être extrêmement dangereux et préjudiciable pour la santé de tous d’extraire certains détenus, et que la visioconférence peut être un moyen d’éviter ce risque sanitaire. D’ailleurs, la visioconférence a été banalisée jusqu’à l’excès dans cette ordonnance : pourquoi a-t-elle été exclue en matière de détention provisoire ?
Comment expliquez-vous le rejet de votre requête par le Conseil d’État, sans même qu’une audience soit organisée ?
Alors même que nous contestons les mesures qui ont pour effet de supprimer des débats contradictoires, le Conseil d’État a rejeté notre requête sans audience. Personnellement je ne me l’explique pas. Certes, les dispositions légales le permettent. Mais c’est un choix qui est vécu comme un camouflet pour le barreau. Je serais prêt à accepter l’appréciation du Conseil d’État, à suivre un raisonnement et à m’incliner devant une décision. Mais que cela se fasse brutalement, en nous privant d’un échange contradictoire, c’est une manière de rendre la justice qu’aucune considération d’urgence ni aucune circonstance sanitaire ne justifiait.
Comment le Conseil d’État a-t-il justifié son rejet ?
Le Conseil d’État a commencé par rappeler que la loi d’habilitation permettait les ordonnances ; ensuite, que les juges pouvaient toujours libérer les personnes qui les saisissaient d’une demande de mise en liberté. Mais on ne nous répond pas sur le problème de l’abandon de l’audience. Or c’est pour moi le problème fondamental : on ne parle pas simplement de l’allongement du délai. Cependant, il faut dire que certains juges résistent à cette ordonnance et organisent des débats. Cela ne signifie pas qu’ils vont automatiquement libérer la personne, mais s’ils décident de prolonger la détention provisoire, ils ne le feront qu’après un débat contradictoire, comme initialement prévu. Je suis convaincu que c’est par des comportements individuels de juges comme ceux-là que nous pouvons garantir la stabilité de l’état de droit et protéger nos libertés.
Concrètement, comment cela se passe-t-il pour les avocats qui souhaiteraient demander la remise en liberté de leur client ?
Les juges peuvent être saisis, mais les demandes sont examinées uniquement sur dossier. Nous sommes privés d’audience. Par ailleurs, si l’ordonnance permet de faciliter certaines formalités pour les avocats – notamment en autorisant le dépôt de certaines demandes par courriel plutôt que par lettre recommandée ou par dépôt au greffe – cet assouplissement n’est pas prévu en matière de liberté. C’est incroyable, mais n’y voyez pas de hasard. C’est au contraire le signe très net que l’on a fait exactement le contraire que ce que l’on avait annoncé en disant que l’on allait désengorger les prisons au motif qu’on serait préoccupé de laisser vivre des personnes avec des risques sanitaires si grands dans des conditions de telle insalubrité et de telle promiscuité. En pratique, on a rendu automatique la prolongation de la détention provisoire, et l’on n’a pas assoupli les conditions de recevabilité de nos demandes de mise en liberté. Donc tous les jours vous avez des avocats qui s’exposent pour aller déposer des demandes de mise en liberté au greffe des tribunaux ou par lettre recommandée avec accusé de réception à la Poste.
Enfin, les délais d’audiencement devant la cour d’appel dans ce domaine ont été allongés de trente jours. Cela veut dire que, concrètement, une décision peut intervenir jusqu’à deux mois après une demande de mise en liberté. Il y a là une modification disproportionnée de nos règles.
Malgré tout, le ministère de la Justice communique sur plus de 2 600 prévenus en moins depuis le début de la crise.
Les juges individuellement saisis de nos demandes de mise en liberté se sont appliqués à les examiner. Les avocats sont sollicités par chacun de leurs clients en détention provisoire, ou contactés par les membres de leurs familles qui sont extrêmement inquiets. Selon moi, un avocat qui se préoccupe du sort de son client a l’obligation, en ce moment, de demander sa mise en liberté dès lors qu’il existe un domicile et une solution alternative à la détention. Alors, bien sûr, il y a eu un accroissement du nombre de demandes de mise en liberté et des libérations ont étés ordonnées. Et il est évident qu’il y a aujourd’hui moins d’affaires qui sont traitées, donc très vraisemblablement moins de mises en examen, et par conséquent moins de personnes entrant en prison. Mais très sincèrement, je pense qu’il y a encore beaucoup trop de personnes en détention provisoire au regard de la situation sanitaire et du risque qu’elles encourent. On a des personnes actuellement incarcérées alors qu’elles sont poursuivies pour des atteintes aux biens et qui sont présumées innocentes, puisque pas encore jugées. Cela fait des années que nous nous battons contre le recours abusif à la détention provisoire en France, que nous dénonçons le nombre excessif de détenus prévenus. Aujourd’hui, le moment aurait été tout à fait adéquat pour réexaminer encore plus favorablement la situation de ces mis en examen. Malheureusement, l’ordonnance n’a pour objet que de permettre de les garder plus longtemps derrière les barreaux.
Recueilli par Cécile Marcel