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Malades psy en prison : « Les experts ne concluent presque plus à l’irresponsabilité »

Envoie-t-on plus qu’avant les malades psychiques en prison ? Oui, si l’on considère la baisse drastique du nombre de non-lieux pour raisons psychiatriques prononcés ces trente dernières années. Explications et décryptage avec la sociologue Caroline Protais.

Caroline Protais est sociologue. Elle est l’auteure de Sous l’emprise de la folie ? La responsabilisation des malades mentaux criminels par les experts psychiatres français. 1950- 2007, aux éditions de l’EHESS.

La responsabilité des experts-psychiatres est souvent avancée pour expliquer le nombre très important de malades psychiques en prison : ils concluraient de moins en moins à l’irresponsabilité pénale. Est-ce vrai ?

Caroline Protais : Le nombre de non-lieux pour troubles psychiatriques a baissé, c’est vrai, puisqu’il a été divisé par quatre entre le milieu des années 1980 (1) et aujourd’hui. Pour autant, on ne peut en déduire que la présence des malades mentaux en prison résulte de la seule faute de l’expert : moins de 40 % des personnes qui vont en prison font l’objet d’une expertise. Parce que beaucoup sont en détention provisoire. Parce que l’expertise n’est, en correctionnelle, pas obligatoire, et qu’elle est encore plus rare en comparution immédiate. En outre, quand les affaires font l’objet d’une instruction, en matière correctionnelle (2), le choix de recourir à l’expertise est laissé à la discrétion du juge. Or, des études ont montré qu’il existe une distorsion importante entre le type de personnes qui devraient faire l’objet d’une expertise selon le magistrat et celles qui le devraient selon l’expert.

Comment s’explique l’importante baisse des non-lieux psychiatriques que vous démontrez ?

L’approche des experts a, en un demi-siècle, énormément changé. Dans les années 1950, face à un diagnostic de psychose, la personne était systématiquement déclarée irresponsable, même si la maladie était stabilisée. Les cas sur lesquels se disputaient les experts étaient les personnes qualifiées aujourd’hui de « psychopathes », celles qui souffrent de troubles du comportement. Elles ne présentent pas de délire, ou de personnalité dissociée. Elles ont un rapport à la réalité « normal » mais expriment un mal-être par des conduites déviantes, antisociales, violentes. Certains experts à cette époque considéraient que la personne était responsable parce que ses fonctions intellectuelles étaient complètement préservées, qu’elle avait la notion du bien et du mal et gardait un rapport correct à la réalité. D’autres, devant le même cas de figure, se prononçaient pour une irresponsabilité, considérant que le mal-être de ces personnes les rendaient d’une certaine façon étrangères à leur acte, que leur impulsivité était pathologique et ne leur permettait pas de contrôler leur comportement. Aujourd’hui, plus aucun expert ne partage cette seconde analyse. Au-delà, il n’y a plus de noyau dur de l’irresponsabilité. Le statut d’irresponsable dans le cas de personnes présentant une psychose est remis en question. Il y a même des experts qui considèrent que cette notion n’a plus lieu d’être. De nos jours, il y a trois catégories d’experts : ceux qui ne concluent jamais à l’irresponsabilité, ceux qui ont une approche très restrictive du principe, et ceux qui y concluent parfois, lorsqu’une personne est dans un état de psychose décompensée très visible, sachant que, sur une année, ces cas se comptent désormais sur les doigts d’une main. En bref, les experts ne concluent pratiquement plus à l’irresponsabilité.

Comment expliquer ce changement d’approche ?

Cette évolution des pratiques reflète une transformation générale de la psychiatrie amorcée au sortir de la Seconde Guerre : les hôpitaux étaient alors comparés à des camps de concentration et le malade mental considéré comme le grand exclu de la société. Ce mouvement de pensée a donné lieu, en 1960, aux lois de sectorisation, qui ont fait passer la psychiatrie d’un modèle asilaire – fermé, où les gens pouvaient rester enfermés une vie entière – à une psychiatrie ouverte sur la cité, qui va des consultations en ambulatoire à un placement en hôpital, mais avec des durées d’hospitalisation plus courtes. Les psychiatres qui ont pris part à ce mouvement considéraient que le non-lieu pour trouble mental, qui posait le malade comme irresponsable, l’aliénait et entrait en contradiction avec le travail de responsabilisation mené pour que les patients réintègrent la société. Ainsi, dans les années 1970, quand un psychiatre responsabilisait un malade qui avait commis un crime, c’était principalement pour des raisons humanistes et thérapeutiques.

Ces psychiatres défendaient donc la responsabilisation pénale dans un objectif d’intégration des malades dans la cité… quitte à ce qu’ils soient incarcérés ? N’est-ce pas contradictoire ?

C’est vraiment le gros point de tension. Dans ces années, l’hôpital psychiatrique est vu comme le lieu de l’aliénation du sujet par excellence. Pour ces psychiatres, asile et prison se valent. Donc à prise en charge équivalente, on préfère encore que la personne reste un citoyen à part entière, en reconnaissant sa responsabilité. Avec le recul, certains disent s’être « plantés ». Ils expliquent qu’ils pensaient que les prisons allaient s’humaniser d’elles-mêmes et reconnaissent avoir en fait renvoyé ces patients à l’atrocité carcérale. D’autres, se revendiquant parfois de la criminologie ou du mouvement de défense sociale « nouvelle », continuent de prôner la responsabilisation. Ce dernier courant, né dans les années 1950, plaide pour un ajustement des peines à la dangerosité de la personne et la mise en place d’une prise en charge criminologique « humanisée » du patient au sein du système pénal.

Aujourd’hui, responsabilise-t-on encore pour des raisons principalement « humanistes et thérapeutiques » ?

On est progressivement passé, dans les années 1980-1990, d’une responsabilisation à connotation désaliéniste à une responsabilisation teintée d’arguments sécuritaires et victimaires. Il y a encore des experts qui revendiquent le côté thérapeutique, mais toujours avec l’idée sous-jacente que ces patients posent des problèmes de sécurité et de prise en charge à l’hôpital. La fermeture de lits d’hôpitaux dans les années 1980 a soulevé la question de la capacité de rétention de la psychiatrie des personnes présentant des comportements violents et anti-sociaux. On a commencé à se poser la question de la dangerosité des patients, dans un contexte sociétal où le mouvement pour la cause des victimes prenait de l’ampleur. On a vu fleurir des tribunes d’associations de victimes dans des revues de psychiatrie, avec une sensibilisation grandissante des experts à leur cause. Aussi, quand un drame impliquant une personne malade survient, il faut trouver des responsables. Et si ce n’est pas le patient, alors c’est le psychiatre qui l’a laissé sortir. En ce sens, l’affaire Canarelli (3) a profondément marqué la profession.

De nos jours, deux experts peuvent rendre des conclusions opposées sur un même cas. Faut-il en conclure que la notion d’irresponsabilité pénale est en réalité très subjective ?

Oui c’est certain, il faut prendre acte de cela. Sur la question du diagnostic, il y a généralement consensus. Mais demander si les troubles diagnostiqués ont donné lieu à une abolition ou une altération du discernement ou du contrôle, c’est sortir du champ de la psychiatrie. Prenons l’exemple d’un homme persuadé que sa mère est le diable et qu’il doit la tuer pour sauver le monde, tout en sachant que tuer est un crime. Il la tue. Devant ce genre de cas, deux tendances se dessinent chez les experts : d’un côté, ceux qui considèrent que la personne est délirante, dissociée, dans un état pathologique qui la rend étrangère à elle-même et abolit son discernement, et qui concluent à l’irresponsabilité. De l’autre, des experts qui disent : « D’accord, s’il avait considéré que sa mère n’était pas le diable, il ne l’aurait pas tuée. Mais même en considérant que sa mère est le diable, il choisit de la tuer ou non. Donc je considère qu’il est responsable. » Pour eux, le fait de percevoir les interdits est le critère déterminant. On voit bien que l’on rentre dans des notions qui évoluent entre l’univers clinique et l’univers philosophique, où les valeurs de la personne qui fait l’expertise interviennent. La notion de discernement est appréhendée de deux manières différentes : il y a les experts qui en ont une acception cognitive, qui s’intéressent à la manière dont les personnes perçoivent la réalité, et il y a ceux qui en ont une acception morale – la conscience de l’interdit, du bien et du mal. Et face à cette variété, certains juges manient la contre-expertise de manière à voir ressortir les conclusions qu’ils attendent.

Recueilli par Laure Anelli

(1) Les premières données exploitables datent de 1983.
(2) En matière criminelle au contraire, l’expertise est systématique.
(3) Cette psychiatre avait été poursuivie pour homicide involontaire après qu’un patient qu’elle suivait a fugué de l’hôpital et tué, en 2004, un membre de sa famille à coups de machette. Le patient a été jugé irresponsable pénalement en janvier 2005. D’abord condamnée à un an de prison avec sursis, la praticienne a été relaxée en appel en 2014, une relaxe confirmée par la Cour de cassation en 2015.

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