Quand le risque suicidaire est jugé important, l’administration pénitentiaire déploie des mesures d’urgence visant à empêcher le passage à l’acte. Mais ces mesures ne s’accompagnent pas toujours d’une prise en charge médico-sociale adaptée : elles s’apparentent alors à des outils de gestion des incidents, protégeant l’administration davantage que les personnes détenues.
L’administration pénitentiaire les qualifie de « mesures de protection ». Surveillance spéciale, dotation de protection d’urgence (DPU) et cellule de protection d’urgence (CProU) sont les outils auxquels elle a recours lorsque sont détectés des risques suicidaires imminents.
Le premier d’entre eux consiste à mettre en place une surveillance adaptée, particulièrement de nuit, au travers de rondes de sécurité dont la fréquence peut varier de quatre contrôles entre 19h et 7h à un toutes les heures. « Les rondes permettent aux agents de sauver des vies toutes les semaines », affirme Charles Barbetti, chef du département des politiques sociales et des partenariats à la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap). Le surveillant effectue le contrôle à l’œilleton, mais s’il l’estime nécessaire, le chef d’établissement peut aussi ordonner d’allumer systématiquement la lumière de la cellule. « Si aucun élément suspect n’est constaté par le surveillant et si la visibilité est suffisante, il n’y a pas lieu d’éclairer la cellule », précise la Dap[1]. « L’administration pénitentiaire est vigilante à limiter le nombre de personnes placées en surveillance adaptée au strict nécessaire, et ce d’autant plus que, pour être efficace, cette mesure doit conserver sa vocation de protéger au mieux les personnes les plus vulnérables, pendant un temps limité, en renforçant leur accompagnement », ajoute Charles Barbetti.
Mais selon les témoignages reçus à l’OIP, cette surveillance semble souvent utilisée à mauvais escient, surtout lorsqu’il s’agit de réveil nocturne. En septembre 2024, la compagne d’une personne détenue à Poitiers-Vivonne s’inquiétait : « Mon mari est réveillé toute la nuit, toutes les deux heures, car ils l’ont mis sur la liste de surveillance spécifique sans aucune raison ni surtout aucune explication. On allume la lumière et on lui demande de bouger. » Cette mesure est d’ailleurs jugée contre-productive par un certain nombre de soignants et d’agents pénitentiaires. Dans un rapport publié en 2021[2], l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) pointe elle aussi « le caractère anxiogène de ces réveils [ayant] pour effet d’aggraver le mal-être psychique de celui que cette mesure est censée protéger ». Une surveillante dans un centre pénitentiaire déclare : « Les détenus envoient des lettres pour qu’on arrête, ils n’en peuvent plus. »
Reconnaissant qu’il n’est pas toujours simple d’estimer précisément l’impact de cette mesure, la Dap pointe cependant un manque d’alternatives : « Est-ce qu’aujourd’hui on a trouvé un meilleur dispositif, notamment la nuit, pour essayer de protéger des personnes dont on estime collectivement qu’elles sont les plus vulnérables ? Non », estime Sandrine Rossi, adjointe au sous-directeur
Insertion-Probation à la Dap.
Murs lisses et vêtements déchirables
La DPU et la CProU sont utilisées en cas de risque de passage à l’acte jugé imminent ou de crise suicidaire aiguë. La DPU, aussi appelée « kit anti-suicide », est composée de couvertures indéchirables et de vêtements (pyjama, gant, et serviette de toilette) déchirables, afin d’éviter tout risque de pendaison. Elle est souvent remise lors d’un placement en CProU, une cellule aux murs lisses, sans point d’accroche, et dont la fenêtre ne peut pas être ouverte. Le mobilier, sommaire, est scellé au sol. « C’est vraiment un dispositif d’urgence, explique Charles Barbetti. Il s’agit de retirer tous les moyens potentiels pour un passage à l’acte, le temps de stabiliser l’état de la personne avec une prise en charge la plus adaptée possible. » Mais, souffle une surveillante, « la CProU, c’est étouffant, horrible, ça manque d’air, et se retrouver dans un pyjama en papier, qui se déchire quand on l’enfile… »
La durée de ce placement ne peut en principe excéder 24h. Une fois la décision prise, le chef d’établissement doit en informer l’unité sanitaire afin qu’une prise en charge médicale, notamment une hospitalisation, soit envisagée. Mais en pratique, la sortie de CProU ne s’accompagne pas toujours d’un suivi médical. « Ici, généralement, ils retournent en cellule et ont une surveillance accrue avec des rondes toutes les heures ou toutes les deux heures », constate un surveillant dans une prison du centre de la France. Une autre agente précise : « Les textes préconisent de sortir les détenus de CProU au bout de 24h, mais certains sont encore en crise suicidaire. Même si une demande de SDRE [soins psychiatriques sur décision d’un représentant de l’État, c’est-à-dire une hospitalisation sans consentement] est en cours, on n’a pas le choix, on doit les sortir. Le problème, c’est le manque de places et les délais d’attente en psychiatrie. » Les conséquences sont parfois dramatiques : en septembre 2024, un homme se serait suicidé à sa sortie de CProU au centre de détention de Montmédy.
Le primat d’une logique pénitentiaire
Les soignants considèrent généralement le placement en cellule de protection comme une mesure purement pénitentiaire, ne relevant pas de leurs fonctions. « Il ne s’agit pas d’un outil sanitaire. En tant que médecin, je ne peux pas indiquer un placement ou un maintien en CProU, je peux indiquer une hospitalisation, recevoir la personne pour voir ce qu’il y a lieu de faire », insiste Pascale Giravalli, psychiatre à l’unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA) de Marseille et présidente de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP).
Cette mesure d’urgence, censée s’articuler avec des soins, ne saurait donc s’y substituer. Or, selon un bilan annuel de la Dap rapporté par l’Igas en 2021, le nombre de placements en CProU avait bondi de 45 % au cours des trois années précédentes[3]. Dans le même temps, l’accès aux soins est toujours plus compromis, notamment en amont, par le manque de personnel et la surpopulation (voir p.21). « Notre équipe sanitaire est calibrée pour 600 détenus, mais là on est à plus du double de l’effectif, témoigne Geoffroy Valmy, psychiatre au service médico-psychologique régional (SMPR) de Toulouse-Seysses. On a du mal à absorber la demande, les gens vont de plus en plus mal, entre autres à cause de l’augmentation de l’attente pour accéder à une consultation psychiatrique. »
Au-delà même des difficultés liées à la surpopulation, bon nombre de soignants soulignent la prédominance d’une logique pénitentiaire, visant à prévenir et gérer les incidents, sur la logique sanitaire dans laquelle ils s’inscrivent. « Ce qui est frustrant dans les politiques en place, telles que le recours à la DPU et à la CProU, c’est qu’elles sont axées sur la limitation de l’accès aux moyens de passer à l’acte, et très peu sur la prévention à moyen et long terme, souligne Thomas Fovet, psychiatre à l’UHSA de Lille-Seclin. Je parle de choses simples : la réponse aux besoins psycho-sociaux des personnes, la lutte contre l’isolement, l’accès au travail, aux formations, de véritables politiques de réhabilitation, dont on sait qu’elles ont un impact sur les suicides. La prise en charge des troubles psychiatriques constitue également un maillon indispensable de la prévention des comportements suicidaires en prison. »
Des usages variables, voire détournés
L’usage des dispositifs d’urgence anti-suicide est caractérisé par de fortes disparités selon les prisons. Ainsi, d’après l’Igas[4], la CProU du quartier hommes du centre pénitentiaire (CP) de Lille-Sequedin n’a jamais été utilisée en 2019, contre 53 recours à cette cellule dans les quartiers hommes du CP de Lille-Annœullin la même année. Dans la direction interrégionale des services pénitentiaires (Disp) de Paris, la durée moyenne du placement atteignait 28h, soit plus que le maximum légal, contre 16h dans celle de Dijon. Enfin, les suites de ces placements diffèrent aussi : « Le dernier bilan de la Dap pour 2020 mentionne une faible part des hospitalisations post-CProU dans les Disp de Lyon et de Bordeaux, à la différence des Disp de Toulouse, Strasbourg et Rennes, où la majorité des placements en CProU ayant dépassé la durée de 24h a été suivie d’une hospitalisation », relève l’Inspection.
Au regard de ces disparités, elle note par ailleurs que « plusieurs constats questionnent sur la manière dont les professionnels perçoivent cet outil et le sens qu’ils lui donnent ». Dans certains établissements, il semble s’inscrire dans une gestion de la détention qui privilégie la sécurité au dialogue : « Ici, on met de plus en plus en CProU pour un oui pour un non, même quand ça n’est pas nécessaire, confie une surveillante. Il ne faut plus discuter, prendre en charge, mais se couvrir, ouvrir le parapluie, au détriment des détenus. » En certains endroits, la CProU fait l’objet d’usages détournés, qui revêtent notamment un caractère disciplinaire. « Il y a des décisions de placement qui peuvent relever de la punition : une personne qui s’auto-agresse, embête les personnels en fin d’après-midi ou le vendredi, peut ainsi se retrouver en CProU », relève Monsieur R., ancien psychologue dans une maison centrale sécuritaire. Une pratique qui ne date pas d’hier et qu’un audit interne de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral, réalisé par plusieurs organismes d’inspection[5], avait déjà relevée en 2015.
Par Pauline Petitot
Cet article a été publié dans le Dedans Dehors N°124 : Dix fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur
[1] Dap, Pratiques professionnelles :la prévention du suicide en milieu carcéral, 2023.
[2] Igas-IGJ, Rapport sur la prévention du risque suicidaire en milieu carcéral, mai 2021.
[3] Soit 1833 placements en CProU en 2020.
[4] Igas-IGJ, op. cit.
[5] IGAS, IGSJ, IPJJ,ISP, Audit interne de la politique de prévention et de lutte contre le suicide en milieu carcéral, 2015.