Sociologue et politiste, Marie Jauffret-Roustide s’intéresse depuis plusieurs années aux phénomènes d’addiction et à l’enjeu de la réduction des risques en prison. Responsable de plusieurs enquêtes sur la santé des usagers et les comportements de consommations, elle appelle à « repenser la politique des drogues ». (1)
Un nouveau consensus semble se dessiner aux Nations unies : l’échec international de la guerre à la drogue. En France, Gérard Collomb a proposé la contraventionnalisation de l’usage de cannabis. Serait-on arrivé à un tournant en matière de politique des drogues ?
Marie Jauffret-Roustide : Oui. L’idéal de la « guerre à la drogue » était l’éradication des drogues dans la société, avec un objectif médical d’imposition du sevrage, de l’abstinence. Les pays qui ont pris le parti de la prohibition considéraient que la peur de l’interdit aller amener les personnes à ne plus consommer. Pourtant, on constate aujourd’hui que la consommation n’est pas moins importante là où les politiques sont plus libérales vis-à-vis de l’usage. Par ailleurs, toute une littérature internationale montre que la guerre à la drogue entraîne des dommages collatéraux. En Russie par exemple, on a des épidémies de VIH extrêmement importantes chez les injecteurs car la répression a compliqué la mise en place de mesures de réduction des risques (RDR). En outre, la prohibition absorbe les moyens des forces de l’ordre, sature les tribunaux et les prisons, favorise les inégalités sociales et raciales face au droit. Non seulement elle n’a pas permis de faire disparaître les drogues et d’en limiter la consommation, mais elle a enrichi les narcotrafiquants. La répression coûte par ailleurs extrêmement cher ; certains pays font donc le choix de la limiter pour réinvestir dans la prévention ou la prise en charge médicale.
Malheureusement, les débats sur les drogues sont encore souvent dominés par le registre de l’émotion et des oppositions caricaturales. La frontière entre ce qui est perçu comme bien et mal a un impact sur la représentation que l’on a des usagers et contribue à les stigmatiser. Leur marginalisation – et donc leur mise en danger – se retrouve dans tous les pays qui ont choisi une approche exclusivement répressive. En France, le choix de réprimer l’usage n’entraîne pas de résultats satisfaisants sur la consommation de cannabis. On le voit notamment dans les données épidémiologiques : nous avons le niveau d’expérimentation du cannabis chez les adolescents le plus élevé d’Europe.
Faut-il repenser la frontière entre drogues licites et illicites ?
En France, la construction de la dangerosité des produits s’est faite en fonction d’un cadrage juridique. Jusqu’aux années 1990, les drogues perçues comme étant les plus dangereuses l’étaient parce qu’elles étaient pensées « illicites ». Raison pour laquelle les produits comme le tabac, l’alcool ou les médicaments n’étaient pas considérés comme dangereux, à l’inverse du cannabis. Mais en 1998, la publication du rapport Roques (2) a provoqué une rupture. Ce neurobiologiste français avait décidé d’évaluer l’ensemble des produits à partir de différents facteurs : la dangerosité liée aux propriétés pharmacologiques du produit, le coût économique du produit, son coût social, le potentiel addictif, etc. Il voulait promouvoir une approche scientifique de la question en essayant de mettre à distance le cadrage juridique. Conclusion de ce rapport : les produits licites peuvent entraîner des dommages sanitaires et des coûts économiques tout aussi importants que le cannabis. On peut d’ailleurs rappeler que le nombre de morts liés au tabac, c’est chaque année 78 000 personnes environ ; l’alcool 49 000 ; alors qu’on a eu 349 décès par overdose en 2013. Ce qui a fait – et qui fera – évoluer la manière dont on perçoit la dangerosité des produits, c’est l’introduction de données scientifiques déconnectées d’une approche idéologique (comme le rapport Roques) et la vulgarisation de ces travaux.
La médicalisation ne permet pas de répondre à la question des drogues dans toute sa complexité.
Par ailleurs, on remarque aujourd’hui que la frontière entre médicaments et drogues est parfois très poreuse. Quand on prend un médicament pour lutter contre la douleur ou échapper à la souffrance, les effets recherchés peuvent être les mêmes que pour les produits illicites. Et l’expérience de la dépendance peut être aussi forte avec les médicaments. L’épidémie actuelle des opioïdes aux États-Unis en est la preuve… Cela montre que la distinction entre le permis et l’interdit ne suffit pas à cerner la question.
Qu’est-ce qui encadrait le rapport à la drogue avant la loi de 1970 ?
Beaucoup de régulation sociale. Mais les produits étaient surtout moins visibles. Ils étaient essentiellement diffusés dans certaines catégories de la société, où gérer sa consommation de drogues était considéré comme facile – comme dans les milieux intellectuels. Par ailleurs, plusieurs travaux sociologiques ou juridiques ont permis de montrer que la loi de 1970 a mis en place, à travers l’interdit légal de consommation de drogues, un moyen de contrôler une partie de la population : les jeunes contestataires de Mai 68, présentés par les autorités comme des consommateurs de produits en tous genre, mais aussi comme une menace pour l’ordre et la santé publique. Cette loi a permis de créer un dispositif spécialisé de prise en charge des « toxicomanes » (tels qu’ils étaient appelés durant cette période), construit autour du sevrage et de la psychothérapie. Par la suite, des mesures plus libérales ont été mises en place (l’autorisation de la vente des seringues en pharmacie en 1987 ou l’ouverture de salles de consommation à moindre risque), mais en maintenant la criminalisation de l’usage, donc sans toucher aux fondements de la loi de 1970.
Aux États-Unis, un courant de sciences sociales porté entre autres par Samuel Roberts a montré que la lutte contre les drogues est liée à la question raciale, que le traitement pénal de l’usage de drogues chez les Blancs et les Noirs est complètement différencié. Il parle par exemple de l’épidémie de crack dans les années 1990, à laquelle il y a eu une réponse répressive alors que le crack était consommé principalement par les Noirs des ghettos. Aujourd’hui, alors qu’une épidémie d’opioïdes touche beaucoup de jeunes Blancs américains, c’est une réponse sanitaire qui a été proposée… Michelle Alexander (3) a elle aussi souligné qu’à travers la lutte contre les drogues se jouent d’autres enjeux sociaux et politiques, tels que le contrôle de certaines populations ou catégories sociales.
Comment « la réduction des risques » (RdR) a bouleversé les politiques françaises vis-à-vis des drogues ? Peut-elle encore permettre de les repenser ?
La RdR, c’est une politique pragmatique qui s’efforce de mettre à distance le jugement moral sur la consommation de drogues et de s’intéresser plutôt aux risques liés à la consommation. Dans cette approche, on considère qu’une société sans drogues est utopique, que le fait d’avoir une politique prohibitionniste engendre plus de dommages que de bénéfices. L’idée, c’est d’essayer de faire en sorte que les drogues fassent le moins de dégâts possible, en réduisant les risques sanitaires, sociaux et économiques, pour les individus et pour la société. De mettre au centre le jugement sanitaire et de s’intéresser donc plus aux conséquences de l’usage de drogues qu’à ses causes. Quelles sont les bonnes et les mauvaises pratiques en matière d’usage et de soin ? Laquelle induit le moins de risques vis-à-vis de contamination ? Le coup de force symbolique de la RdR, c’est aussi d’avoir considéré que l’usager était en capacité de faire des choix rationnels.
Ce qu’on peut voir aujourd’hui dans les publications internationales, c’est que la manière de penser la politique des drogues à partir de la politique de réduction des risques a un impact sur la mortalité et la transmission de maladies infectieuses comme le VIH ou l’hépatite C. On sait désormais que cette approche est efficace, ses bénéfices en matière de santé publique ont été attestés. En limitant le nombre d’overdoses et de contaminations, on a aussi réduit les coûts de la prise en charge des pathologies liées à l’usage de drogues.
La RdR pourrait donc permettre de visibiliser les bonnes pratiques de terrain afin d’inspirer les politiques pénales ?
Oui, mais tout dépend du modèle de réduction des risques en place. En France, on a choisi le modèle dit « faible » ou neutre, qui va s’accommoder d’une politique répressive. On considère qu’il faut se concentrer sur l’approche sanitaire et se contenter de mettre à disposition des outils de réduction des risques (traitements de substitution, seringues, etc.) sans agir sur le cadre légal. À l’inverse, les pays qui choisissent un modèle « fort » de RdR, comme les Pays-Bas, considèrent que les lois prohibitionnistes sont un véritable obstacle à la réduction des risques. Qu’on ne peut interdire aux personnes de disposer de leur propre corps et que, par conséquent, l’usage de drogues est un droit. Le changement de la loi fait alors partie de la politique de réduction des risques.
Pourquoi ne parvient-on pas à imposer une vision « forte » de la réduction des risques en France ?
Il y a deux grandes hypothèses. La première, c’est que le cadre légal de 1970 pose une contrainte juridique et morale. Mais l’histoire de l’implantation de la RdR en France donne aussi des éléments d’explication. Dans les années 1980, l’arrivée du sida a marqué un véritable tournant : l’urgence n’était plus tant la lutte contre l’usage de drogues que limiter les risques associés aux consommations (notamment via le partage de seringues). L’arrivée de ces pratiques a donné lieu à des discussions extrêmement violentes entre les professionnels de santé. La plupart des soignants considéraient alors que la toxicomanie était une pathologie suicidaire, une sorte de jeu avec la mort. Il y a donc eu une importante confrontation avec les associations et les acteurs humanitaires qui souhaitaient implanter la RdR en France. Ces clivages idéologiques et ces enjeux professionnels ont laissé des traces au niveau des pratiques et ont amené à opposer, de manière parfois violente, les approches basées sur le sevrage et la psychothérapie aux les approches de réduction des risques. Aujourd’hui, cette opposition idéologique entre réduction des risques et sevrage doit être dépassée. Il est important que les usagers puissent avoir accès à cette palette de possibilités thérapeutiques et sanitaires.
Quelles ont donc été les conséquences de ces tensions ?
En France, on a choisi de mettre l’accent sur la prescription de traitements de substitution aux opiacés (TSO), comme la méthadone et la buprénorphine, qui remettent moins en cause la loi du 31 décembre 1970. Le fait que les médecins de ville puissent prescrire la buprénorphine a favorisé leur diffusion. Et dans les années 1990-2000, les laboratoires pharmaceutiques ont très bien réussi leur marketing autour de ces traitements – ils ont fait de la France un des pays modèles dans l’accès aux TSO. Ce choix s’accommode bien de notre modèle faible et très médicalisé de réduction des risques. Il traduit aussi la persistance des préjugés : nous n’avons pas de problème pour envisager des TSO comme le moyen de traiter une dépendance de manière médicale, mais il y a des réticences pour les autres mesures. Car donner des seringues stériles ou mettre en place des salles de consommation, c’est reconnaître que la consommation existe.
Il y a donc un travail de formation et de sensibilisation important à faire. En prison, il y a des barrières spécifiques liées au fait qu’on est dans un lieu de privation de liberté, avec une dimension de contrôle très présente. C’est difficile pour l’administration pénitentiaire d’envisager que des pratiques illégales puissent se produire dans un lieu de contrôle des corps. Il faut travailler à faire évoluer la loi et les représentations en même temps.
Vous évoquez le danger d’une trop forte médicalisation de l’usage. Comment pourrait- on éviter de passer du « surveiller et punir » au « surveiller et prescrire » ?
Les traitements de substitution aux opiacés ont été une avancée importante en termes de santé publique, en particulier dans la diminution de la transmission du VIH et des hépatites. L’idée n’est pas de dire qu’ils ne sont pas efficaces, mais que la médicalisation ne permet pas de répondre à la question des drogues dans toute sa complexité. En tant que sociologue, le problème c’est de laisser penser qu’on pourrait se contenter de proposer aux usagers cette réponse médicamenteuse. Qu’il suffirait de dire : « Si vous avez un problème d’addiction avec l’héroïne, je vous propose un traitement de substitution aux opiacés, si vous avez un problème avec le tabac, je vous propose de la nicotine, etc. » L’hypothèse que nous émettons avec mon collègue Jean-Maxence Granier (basée notamment sur les entretiens que je mène avec des usagers), c’est qu’une expérience de dépendance peut persister même chez les personnes sous TSO. Ces traitements ne pourront réduire qu’une partie des difficultés et des problèmes de santé que rencontre la personne. La question de la dépendance ne se réduit pas à la substance elle-même, elle renvoie à un mal-être et à une souffrance qui ne peuvent pas être réduits seulement par des médicaments.
Réguler les usages sans transformer les consommateurs en délinquants ou pestiférés.
Pourquoi une considération « uniquement libertaire » de l’usage de drogues ne serait pas souhaitable selon vous ?
Parce que si certaines personnes consomment de manière régulée, sans nuire à leur sociabilité, à leur quotidien et ne provoquent pas de dommages pour la société, pour d’autres, la consommation peut se transformer en dépendance et engendrer de la souffrance. Considérer que l’usage n’est jamais un problème ne répondrait aux besoins que de la première partie des usagers. Sans analyse des risques, un modèle purement médicalisé ou purement libertaire conduirait aussi à donner un immense pouvoir à quelques acteurs économiques (alcooliers, producteurs de tabac, laboratoires, cartels).
Ce que nous proposons avec Jean-Maxence Granier, c’est le lancement d’une réflexion sur des réglementations qui permettraient de réguler les usages sans transformer les consommateurs en délinquants ou pestiférés. Cela doit passer par la recherche de réponses individuelles et collectives : la production de normes sociales, le développement de dispositifs de prévention et de soin centrés sur l’expérience vécue par les usagers… La variété des usages (récréatifs, problématiques, addictifs) est en effet souvent réduite au cas le plus grave, donc on tend à légiférer pour l’exception. Alors que les expériences liées aux psychotropes touchent tous les milieux et toutes les « personnalités ». Il serait intéressant de développer une approche qui partirait de ce besoin anthropologique et qui s’appuierait sur les compétences des individus. Pour les aider à s’en sortir ou à vivre avec les produits qu’ils consomment, à partir de leurs envies et de leurs moyens. D’ailleurs, la réduction des risques, c’est un peu ça : partir d’une situation donnée pour hiérarchiser les risques, sans essayer d’imposer aux individus une manière de voir ou de se comporter.
Propos recueilli par Sarah Bosquet
(1) Jauffret-Roustide Marie et Jean-Maxence Granier. « Repenser la politique des drogues. Introduction », Esprit, vol. février, no. 2, 2017, p. 39-54.
(2) Roques Bernard, La dangerosité des drogues : rapport au secrétariat d’État à la Santé, Paris, Odile Jacob / La documentation française, 1999.
(3) Professeure de droit et avocate spécialisée dans les droits civiques, auteure du best-seller The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, sur l’incarcération de masse aux États-Unis.