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« On interpelle les musulmans comme des mauvais élèves »

Confrontés à un manque de moyens financiers, sans institution susceptible de les soutenir, les aumôniers musulmans sont soumis à de fortes pressions des pouvoirs publics. Comme s’ils étaient responsables des phénomènes de radicalisation. Pour l’instant, l’aumônier national et la responsable des aumôneries de la région pénitentiaire de Lille voient surtout les effectifs à la prière du vendredi baisser, les détenus ayant désormais peur d’être « fichés ».

Hassan El Alaoui Talibi est aumônier national musulman. Samia Ben Achouba coordonne les aumôneries de la région pénitentiaire de Lille. Tous deux interviennent dans les établissements de cette région.

A la suite des attentats de janvier, le Premier ministre a annoncé le renforcement de l’aumônerie musulmane. Où en est-on aujourd’hui de la concrétisation de ces annonces ?

Hassan El Alaoui Talibi : Après l’annonce politique, nous attendons la validation parlementaire. La mise en application de ce plan doit s’étaler sur deux ans, mais pour l’instant, rien n’a commencé. Nos efforts de recrutement de nouveaux aumôniers ne se sont jamais interrompus, mais on se heurte très vite à la question des moyens: la plupart des candidats n’ont pas les ressources nécessaires pour payer de leur poche les frais de déplacement, sans parler de compenser le temps passé en détention. Nous ne recevons pas d’aide du Conseil français du culte musulman (CFCM), qui n’a même pas les moyens de payer le loyer de son siège social. Et l’enveloppe qui nous est allouée par l’administration pénitentiaire pour indemniser les aumôniers est largement inférieure aux besoins. Nous réfléchissons à créer une fondation pour financer l’aumônerie pénitentiaire.

Vous demandez depuis longtemps un véritable statut pour les aumôniers, pourquoi ?

Samia Ben Achouba : Les indemnités perçues par les aumôniers sont calculées en fonction des kilomètres parcourus et sont considérées comme un revenu, donc imposables. Nous recevons une fiche de paye, sans cotisation de l’employeur. Ni sécurité sociale, ni retraite, ni couverture médicale. Dans mon cas, j’interviens sur cinq établissements, je suis en plus responsable des aumôneries pour toute la région pénitentiaire. Je perçois le maximum d’indemnités possible (1), et l’administration me déclare « à plein temps ». Ce qui a entraîné la suppression d’une allocation que je percevais pour ma fille handicapée, car on considère que ce n’est pas moi qui m’investis auprès d’elle. Un aumônier s’est vu supprimer sa retraite, un autre sa couverture maladie universelle. Et on nous demande dans ces conditions tellement pénalisantes de recruter des aumôniers, comme une exigence, on nous interpelle comme si nous étions les mauvais élèves de l’affaire. Et l’on attend que nous assurions un travail de prévention du radicalisme. Or, cela demande du temps : un aumônier qui vient, célèbre la prière du vendredi et s’en va, ne peut pas accompagner un esprit, partager avec dignité et avancer ensemble dans la réflexion.

Il semble néanmoins que toutes les confessions ne partagent pas cette revendication d’un statut : pourquoi ces différences de vues, comment les surmonter ?

Hassan : Deux des aumôneries présentes en prison se sont exprimées sur ce sujet. Il y a un aspect matériel : les institutions dont elles dépendent ont bien plus de moyens que le CFCM, et peuvent les aider. Certains pensent aussi qu’un tel statut conduirait à une perte de notre liberté d’agir. Je ne pense pas quant à moi que le statut change quoi que ce soit à l’intervention. Les aumôniers militaires ou hospitaliers en bénéficient déjà, pourquoi ne pas appliquer la même règle partout ?

Il est question d’imposer une formation aux nouveaux candidats, qu’en pensez-vous ?

Samia : Le projet est de demander à des futurs bénévoles de payer une formation pour venir faire du bénévolat ! Cela n’a pas de sens. Le problème est le même avec la formation continue. Il y a deux ans, j’ai dû organiser une quête à la mosquée pour pouvoir réunir les aumôniers de la région pénitentiaire. L’un d’eux est ouvrier, il a son salaire pour ses quatre enfants, son engagement est suffisant, il ne peut pas prendre plus à sa charge.

Le contenu de la formation, d’après les informations que nous avons eues, porterait sur la citoyenneté, la laïcité… Parce que nous sommes des religieux, savons-nous moins bien ce qu’est la laïcité? Pourquoi l’enseigner seulement aux aumôniers musulmans? L’aumônier national pose déjà des exigences strictes lors du recrutement des bénévoles. Ce sont souvent des responsables de mosquée, qui ont de grandes connaissances religieuses, une expérience de l’accompagnement spirituel et une connaissance de l’environnement social des détenus.

Estimez-vous que l’exercice du culte musulman en prison soit difficile pour les détenus ?

Hassan: L’amélioration est nette depuis mes premières interventions, il y a une vingtaine d’années. Il reste des problèmes, mais ce n’est plus dans une dimension institutionnelle, les textes et l’administration protègent le droit d’exercer son culte. Par exemple, j’ai travaillé avec la direction de l’administration pénitentiaire sur les circulaires sur les objets de culte. Avant, la possibilité d’avoir un tapis de prière en cellule dépendait du bon vouloir de la direction. Il peut encore y avoir des dérapages de la part de tel ou tel surveillant, mais ce sont des cas isolés.

Samia : En tant qu’aumôniers musulmans, on ne se sent pas toujours bienvenus du côté des surveillants. Or, ce sont eux qui nous permettent d’accéder aux détenus. J’interviens tous les dimanches dans un établissement pour mineurs. Par- fois, les surveillants mettent un film juste avant mon arrivée. Essayez d’appeler pour la prière un ado de 13 ou 14 ans qui vient de commencer un film : c’est hors concurrence !

A partir de quand peut-on estimer qu’une pratique de l’islam devient radicale ? Les critères employés par l’administration pénitentiaire vous semblent-ils adaptés ?

Hassan : Un radical impose sa vision des choses, religieuse ou idéologique, par la violence, les intimidations. Ils ne sont pas nombreux. Ce terme « radical » est utilisé sans grille concertée entre les gens de religion et les institutions sécuritaires. On crée ainsi le risque d’une appréciation subjective, génératrice d’injustices, qui ne peut que créer de la frustration et induire des phénomènes incontrôlables. Certains, notamment en prison, cherchent dans la religion une dimension affective dont ils ont été privés. Or, dès lors qu’ils se mettent à prier, on les qualifie de radicaux. D’autres ont connu le même sort après s’être simplement laissé pousser la barbe, ce qui n’est absolument pas un signe de radicalisation. Une pratique normale de sa religion doit être possible, sans stigmatisation, faute de quoi on pousse à la dissimulation. Les vrais radicaux ne donnent pas d’arguments à celui qui veut les suivre et faire des rapports.

L’interdiction des statistiques ethniques ou religieuses empêche d’évaluer précisément la proportion de détenus de confession musulmane. Pour F. Khosrokhavar, la vérité se situe aux alentours de 50 % (Nouvel Obs, 23/10/14).

Samia: On met la pression sur les surveillants pour repérer les radicaux, mais en leur donnant la grille de TF1, basée sur des idées reçues : un radical, c’est celui qui va refuser de parler aux femmes, ou qui va refuser la télé dans sa cellule, celui qui hier ne priait pas et prie aujourd’hui… En outre, l’administration raisonne par cercles: les 152 qualifiés d’islamistes radicaux, puis ceux qui sont susceptibles de le devenir, puis ceux qui sont de la même confession… c’est sans limite, au final je me trouve aussi dedans. La première conséquence visible, c’est que de nombreux aumôniers reçoivent des courriers de détenus leur disant : « Je ne peux plus venir te voir actuelle- ment, on a peur d’être fichés. » Les effectifs à la prière du vendredi baissent considérablement. Or, si elles ne trouvent plus auprès de l’aumônier la réponse à leur besoin spirituel, ces personnes iront chercher des explications ailleurs. Auprès de radicaux

Quelles sont les conséquences pour vous, en tant qu’aumôniers, et pour les détenus que vous rencontrez, des politiques de lutte contre la radicalisation et le terrorisme menées depuis plusieurs années en milieu carcéral, et encore renforcées récemment ?

Samia : Quand le Premier ministre, dans le cadre du plan de lutte contre le terrorisme, annonce la création de postes de sécurité, dont soixante aumôniers musulmans, quel effet cela peut-il produire sur les détenus ? Ça veut dire que moi, je deviens un poste sécuritaire ! Vous auriez envie de me rencontrer ? Si vous avez envie d’un peu de liberté, vous allez dire: « J’ai le surveillant, j’ai les renseignements généraux, tout le reste, je n’ai pas besoin de rajouter l’aumônier. » Ceux qui nous connaissent, il n’y a pas de souci, les choses sont claires, et ils passent le message aux autres détenus. Mais ça va être difficile pour les nouveaux aumôniers. Nous nous sentons parfois harcelés, comme si la radicalisation était de notre faute. C’est difficile à accepter.

Quel peut-être le rôle des aumôniers dans la lutte contre les phénomènes de radicalisation ?

Hassan : Les aumôniers ont leur part dans cette lutte, mais par l’accompagnement des individus dans la compréhension des textes religieux, pour les aider dans leur reconstruction. Pas pour asséner des vérités. Il ne faut pas donner à l’aumônier une casquette de policier, ni de pompier, son rôle est l’accompagnement spirituel. Nous ne sommes pas des contrôleurs de conscience, ce serait enlever le dernier espace de liberté qui subsiste aux prisonniers, celui de penser par eux-mêmes. Les personnes que nous rencontrons ont souvent subi des parcours difficiles, avec des échecs scolaires, des passages en foyer. Certains ont emmagasiné de la haine. Les « petites peines » me semblent à cet égard une erreur majeure: la radicalisation vient de l’extérieur vers l’intérieur. Notre rôle est d’écouter pour évacuer cette haine. Ce refus de l’injustice doit s’exprimer par des voies démocratiques, par l’intégration. Il faut pour cela des structures associatives, civiles.

Samia : Nous pouvons jouer un rôle à condition de ne pas fonctionner à l’urgence. Et c’est ce qui se passe dans notre pays. « Au feu, appelez les pompiers ! », se traduit par : « Où sont les aumôniers? Que font les aumôniers? Nous avons prévu des aumôniers ! » Puis on clôture le dossier, qui a juste servi à détourner l’attention, pour ne pas parler des vrais problèmes.

On met la pression sur les surveillants pour repérer les radicaux, mais en leur donnant la grille de TF1, basée sur des idées reçues

Que pensez-vous des cinq unités prévues, sur le modèle de celle existant à Fresnes, pour regrouper les détenus dits « radicalisés » ?

Hassan : Une partie importante de ceux qui sont classés « radicaux » dans les prisons sont des délinquants qui essaient de donner un habillage religieux et une certaine légitimité à leurs actes, à leur haine et leur frustration. Ils se prétendent religieux mais sont loin de la religion, qu’ils limitent à certaines pratiques. Ceux-ci doivent être isolés des détenus fragiles, qui souffrent de problèmes psychologiques et sont facilement manipulables. Mais isoler sans proposer un accompagnement psychologique et spirituel ne résout rien. Ces gens sortiront un jour, en ayant accumulé encore plus de haine. Il serait préférable de les mettre en quarantaine, sans les regrouper, pour une période bien déterminée et avec un accompagnement fort. Des pays comme le Liban ou l’Indonésie ont mené des politiques à l’égard des détenus radicalisés, il faut tirer des enseignements de ces expériences. Les responsables pénitentiaires libanais, par exemple, déconseillent le regroupement, qu’ils considèrent néfaste.

Samia : Certains jeunes sont partis en Syrie, ont découvert ce qui s’y passait, sont revenus en appelant au secours, et on les place en détention. Regroupés dans cette unité, sans accompagnement, ils subissent les pressions d’autres détenus. C’est la continuité de la dictature. N’est-on plus capable de compassion ?

Recueilli par Barbara Liaras

(1) Un arrêté du 1er décembre 2008 fixe à 9,67 euros l’indemnité forfaitaire horaire, avec un maximum annuel de 1 000 vacations horaires.