Quel est l’objet de cette recherche, et comment a-t-elle été menée ? Ce projet de recherche part du constat que les établissements pénitentiaires ne se situent pas uniquement à l’extrémité de la « chaîne pénale » : ils sont également le théâtre de la commission de nouvelles infractions de la part de certaines personnes détenues. Cette « délinquance carcérale » peut alors donner lieu à de nouvelles condamnations qui, ajoutées aux retraits de crédits de réduction de peine et aux refus d’aménagement de peine qui en découlent, prolongent parfois significativement la durée de l’incarcération. Ces « peines internes », endogènes à l’incarcération, représentent un phénomène bien connu des professionnels intervenant en détention et des organes de contrôle. Pourtant, elles n’ont jusqu’à ce jour pas fait l’objet d’une attention scientifique spécifique. C’est à ce manque qu’a voulu répondre ce projet de recherche pluridisciplinaire, en s’appuyant notamment sur une enquête sociologique dans deux établissements pénitentiaires et sur de multiples entretiens menés auprès des acteurs de la prise en charge des personnes détenues concernées, que leur mission relève de la justice, de la surveillance, du soin ou de l’insertion.
Avez-vous pu quantifier le phénomène ?
Nous avions initialement envisagé que cette étude aurait un volet quantitatif. Mais les peines internes se définissent à l’intersection de trois univers institutionnels, dépendant du même ministère mais dotés d’outils de gestion propres. Les fichiers pénitentiaires ne contiennent pas les suites judiciaires réservées aux incidents en détention, alors que les fichiers judiciaires ne permettent pas de discriminer entre les faits commis ou non en détention, pas plus qu’ils ne contiennent d’informations sur d’éventuelles sanctions disciplinaires ou infra-disciplinaires. Il est apparu que le casier judiciaire est le seul document dont les éléments sont assez précis pour permettre un croisement avec les données pénitentiaires car il précise en particulier la date des faits, autorisant la comparaison avec les périodes d’incarcération de la personne. Mais l’appariement entre des fichiers judiciaires et pénitentiaires représente une tâche techniquement ardue et extrêmement chronophage, impossible dans le cadre de
notre recherche. Si celle-ci n’a pas permis de réaliser ce travail, les entretiens menés avec différents professionnels pénitentiaires et judiciaires ont néanmoins permis de dégager certains ordres de grandeur concordants : nos interlocuteurs ont dit estimer à 5 à 10 % de la population carcérale les personnes détenues concernées.
Certaines infractions sont-elles plus poursuivies et sanctionnées que d’autres ?
Toutes les infractions commises en détention ne sont pas poursuivies au pénal, notamment car elles seraient beaucoup trop nombreuses. On distingue deux formes de transmission au parquet : celle qui s’inscrit dans une communication systématique de toutes les sanctions disciplinaires et celle qui donne lieu à des signalements spécifiques, dont les critères sont déterminés d’un commun accord entre l’établissement
pénitentiaire et le parquet sous forme d’un protocole, formalisé ou non. C’est généralement parce qu’elles sont considérées comme particulièrement graves – au regard de la valeur atteinte ou dans l’intensité de leurs effets – que l’administration pénitentiaire en informe le procureur de la République pour qu’elles fassent l’objet d’un traitement pénal, en plus d’un traitement disciplinaire. Selon les établissements pénitentiaires, les variations peuvent être importantes quant à la quantité de stupéfiants relevant de la seule sanction disciplinaire ou nécessitant une saisie du parquet, à la gravité accordée à la détention d’un téléphone portable, celle d’un outrage à agent. Dans ces hypothèses intermédiaires, l’administration pénitentiaire dispose d’un pouvoir d’appréciation certain et la mobilisation de la justice pénale peut être perçue parfois comme un moyen d’appuyer et de conforter le pouvoir disciplinaire de l’administration pénitentiaire, phénomène qui a ouvert l’hypothèse d’une « pénitentiarisation » de la justice pénale.
Peut-on dire que la prison produit en elle-même de l’enfermement ?
Plusieurs infractions qui donnent lieu à de nouvelles peines d’incarcération sont, de fait, spécifiques à la prison et à ses règles. C’est le cas de la détention d’objets prohibés comme les téléphones portables. Par ailleurs, le fonctionnement de la vie carcérale favorise certains comportements pénalement répréhensibles : l’économie de la drogue y occupe une place centrale, la surpopulation et la promiscuité engendrent des violences physiques et verbales, etc. Pourtant, le statut de personne détenue des auteurs d’infractions induit une réponse pénale spécifique, plus sévère et plus expéditive. La même quantité de cannabis, saisie en cellule ou dans une rue à quelques centaines de mètres, ne sera pas traitée par les mêmes magistrats, ne recevra pas la même orientation pénale, et a toutes les chances de ne pas être sanctionnée par la même peine. Le lieu de commission de l’infraction fonctionne comme une circonstance aggravante de fait, notamment pour les magistrats qui connaissent mal la prison
et peinent à en comprendre les logiques. De ce point de vue, les peines internes montrent que c’est avant tout le cumul des réactions non coordonnées de chacun des acteurs de la chaîne pénale qui contribue à produire de l’enfermement.
Certaines personnes cumulent les incidents, jusqu’à rallonger leur peine initiale de plusieurs années. De quelle façon l’institution gère-t-elle ces situations « d’enlisement » ?
C’est l’une des raisons d’être de cette recherche : comment prévenir les situations dramatiques dans lesquelles une personne condamnée pour deux mois est encore incarcérée quatre ans plus tard, ou une personne condamnée pour trois ans voit sa fin de peine s’éloigner, de plusieurs décennies, le tout sans jamais avoir commis de crime ? Si l’on entend « l’institution » au sens large de « chaîne pénale », on peut dire non seulement qu’elle ne les gère pas, mais aussi qu’elle ne les pense pas. Les différents maillons ne coordonnent pas leur réponse aux infractions commises en détention, quand bien même un protocole a été conclu entre la direction de l’établissement pénitentiaire, le parquet et les services de police ou de gendarmerie pour convenir des types d’infractions qui feront l’objet d’une transmission au parquet. Un incident pourra donner lieu à la fois à une sanction disciplinaire par l’administration pénitentiaire, à une sanction pénale par le juge correctionnel, à des refus d’aménagement de peine et de permission de sortir et à des retraits de crédits de réduction de peines par le juge d’application des peines – sans qu’aucun de ces acteurs ne prennent en compte les autres sanctions déjà prononcées et exécutées pour le même incident. À chaque fois, l’incident – dont le contexte précis disparaît derrière la seule version, souvent sommaire, du compte-rendu pénitentiaire – est recodé dans des logiques institutionnelles juxtaposées : gestion de la détention, réponse pénale, évaluation du risque de récidive. Si l’on ajoute à cela le fait que la justice pénale recourt majoritairement, pour les infractions commises en détention, à des procédures rapides telles que la comparution immédiate ou la comparution sur reconnaissance préalable de la culpabilité-défèrement, l’ensemble de ces effets cumulés a pour conséquence un allongement du temps d’incarcération des personnes concernées. C’est en ce sens que le problème dépasse de loin l’administration pénitentiaire. Il en va d’un manque de réflexion à chaque maillon de la chaîne pénale et de l’absence de coordination globale de services qui relèvent pourtant tous du ministère de la Justice. Dès lors, même si des individualités isolées (par exemple tel directeur d’établissement pénitentiaire, ou tel juge de l’application des peines) finissent par remarquer très clairement les effets pervers de l’accumulation des peines sur le parcours pénal d’un détenu, elles seront bien impuissantes à en changer le cours. La question des peines internes nécessite une réflexion institutionnelle globale, menée au niveau ministériel.
Du côté de l’administration pénitentiaire, y a-t-il une individualisation de la réponse ?
Le cœur de la gestion quotidienne de la détention repose sur des pratiques de négociation informelle et de contractualisation interpersonnelle. Dans le cas de personnes identifiées comme susceptibles de commettre des violences graves en détention, ce « travail relationnel » est décrit par les professionnels comme marqué par une incertitude constante, un risque de débordement de chaque instant. Cette tension quotidienne fait peser sur le personnel pénitentiaire une pression importante, que résume un officier de maison d’arrêt en évoquant la prise en charge d’une personne détenue pour laquelle « tous les jours, il y avait crainte d’agression physique sur les agents ». L’incertitude est d’autant plus forte que les agents identifient – à tort ou à raison – des « troubles psy » chez les personnes détenues. Les agents pénitentiaires interrogés soulignent alors l’importance de l’expérience et de l’ancienneté pour établir des relations plus apaisées et mieux maîtrisées – c’est même parfois un argument de placement dans des secteurs spécialisés dotés de professionnels dédiés comme les « quartiers spécifiques », ou même l’isolement. La prise en charge des personnes identifiées comme répondant à ce type de profil fait également intervenir plus fréquemment l’encadrement intermédiaire, voire les membres de la direction. Ceux-ci sont amenés à mettre en jeu l’ensemble des ressources discrétionnaires à leur disposition, tant
dans l’octroi d’un changement de cellule ou d’une place de travail que dans la décision d’engager une procédure disciplinaire ou de placement à l’isolement. Beaucoup de ces professionnels décrivent ce travail relationnel comme particulièrement coûteux, aussi bien en temps qu’en investissement émotionnel. Dans une situation de surpopulation carcérale endémique, cela implique de sélectionner celles et ceux qui bénéficieront de cette attention, quand d’autres seront pris en charge de manière plus exclusivement sécuritaire. Une directrice d’établissement indique en plaisantant avoir « deux ou trois poulains » qu’elle va voir fréquemment et dont elle prend à cœur l’évolution. En effet, quoique coûteux et potentiellement soldé par un échec, cet investissement relationnel est également fortement valorisé dans la manière dont ces membres de l’encadrement et de la direction présentent leur métier. Ce suivi individualisé peut également être source d’incompréhension : comment justifier que ceux-là même qui troublent le plus l’ordre en détention bénéficient d’une prise en charge plus individualisée que le reste de la population carcérale ? Certains de nos interlocuteurs y voient une forme d’injustice à l’égard des détenus qui respectent les règles, tandis que d’autres considèrent que ces situations révèlent les dysfonctionnements d’un système pénal qui prône pourtant l’individualisation de la sanction pour une meilleure prévention de la récidive.
On observe que bien souvent, dans ce type de situation, le réflexe de l’administration pénitentiaire est de déplacer la personne, la soumettant à des transferts à répétition. Cette approche ne contribue-t-elle pas parfois à aggraver le problème ?
Les transferts sont présentés par certains professionnels à la fois comme un échec que l’on cherche à éviter et comme une mesure qui, « en bout de gestion », constitue une chance donnée à la personne détenue pour « redescendre en pression », une opportunité de repartir à zéro lorsque les relations avec le personnel du précédent établissement se sont trop détériorées. D’autres présentent le transfert comme une manière de soulager le personnel qui ne peut plus faire face à une gestion épuisante, et qui demande à ce qu’un autre établissement prenne en charge l’indésirable, certains professionnels ayant parlé « d’échanges de patates chaudes » entre établissements. Mais du point de vue des psychologues, ces transferts par mesure d’ordre et de sécurité apparaissent comme autant de ruptures des liens interpersonnels à la source d’une instabilité relationnelle de nature à entretenir la spirale des peines internes. Ils en concluent que la multiplication des transferts entre établissements pénitentiaires, qui devient en effet vite la norme pour ce type de profils jugés « ingérables », devrait être évitée, tant elle casse les relations de confiance qui auraient pu commencer à s’établir.
On sent les professionnels parfois démunis face à ce type de situation. L’institution est-elle sensible à ce problème ? Comment l’aborde-t-elle au niveau central ?
Ce qui ressort des entretiens menés est que ce type de situations suscite globalement moins d’intérêt du côté des magistrats, qui connaissent assez peu les réalités concrètes de la détention, que du côté des personnels pénitentiaires. Chez ces derniers, le niveau de préoccupation se ressent plus nettement au sein des établissements et des directions interrégionales qu’au niveau central où, bien que la problématique des peines internes soit connue, elle ne présente d’intérêt réel que sous l’angle de la prise en charge des figures emblématiques dont l’annonce de l’arrivée dans un établissement inquiète par anticipation le personnel et la direction et qui donnent lieu à de fréquents transferts décidés à l’échelon central. Bien que ces situations flagrantes de peines internes soient présentées comme relativement rares, leur nombre reste inconnu de l’administration centrale, de même a fortiori que toutes celles qui, gérées au niveau local ou régional, demeurent sous ses radars.
Avez-vous pu observer des cas où le cercle vicieux s’est enrayé, brisé ? Avez-vous pu identifier des facteurs favorisant la sortie de ce type de situation ?
La recherche, dans le temps et les conditions impartis, ne nous a pas permis d’observer par nous-mêmes une telle issue positive. Néanmoins, plusieurs éléments ont pu être identifiés comme favorisant des voies de sortie de la spirale d’enfermement. D’abord, une rencontre interpersonnelle qui donne à la personne détenue le sentiment d’être entendue, d’être respectée, d’être prise en compte dans ses besoins spécifiques. Ce peut être, par exemple, un directeur d’établissement qui va donner une « nouvelle chance » à travers une affectation en détention classique plutôt qu’en quartier d’isolement à l’arrivée à l’établissement, ou le classement à un emploi ou à une activité malgré des antécédents disciplinaires. Mais la prison est un lieu collectif, de promiscuité, et il peut suffire d’un seul geste ou commentaire d’un agent ou codétenu qui ne verrait pas d’un bon œil cette décision, ou d’un tract d’un syndicat pénitentiaire, pour que le cercle vicieux des incidents et sanctions multiples ne se réenclenche. L’apaisement peut également être le fruit d’une rencontre avec un médecin ou avec un psychologue, qui va ouvrir un espace d’écoute. Ce peut-être aussi un juge de l’application des peines qui, en interprétant les critères légaux à l’aune prioritairement de la personnalité du détenu et du sens de la peine, et malgré des recondamnations, va décider une libération conditionnelle afin de rompre la spirale d’enfermement – encore faut-il que le parquet ne s’y oppose pas. Enfin, l’avancée dans l’âge, la construction d’une famille, et la maturité qui va avec, ont été à de nombreuses reprises mentionnées par nos interlocuteurs comme un facteur d’apaisement de ces situations.