Free cookie consent management tool by TermsFeed

Peines nosocomiales : quand l’enfermement n’en finit pas

Entrées en prison pour quelques mois ou années, certaines personnes détenues se retrouvent à purger une peine excédant de loin la durée de leur condamnation initiale, pour des faits uniquement commis en détention. Les mesures prises par l’administration, tels que les transferts et les gestions ultrasécuritaires, alimentent le plus souvent l’engrenage. Mécanique d’un cercle vicieux.

« Je vous écris pour témoigner de ma peine de prison qui n’en finit pas. (…) J’ai accumulé dix-huit peines en détention depuis que je suis incarcéré – sept ans et demi de prison en tout. (…) Alors que je m’en sortais, je vais prendre encore une peine, c’est sans fin. Je suis désespéré, je ne m’en sortirai jamais. » Rentré en prison à 18 ans pour de la « délinquance de quartier », Bryan a 27 ans lorsqu’il écrit ces mots à l’OIP. Entre les deux, c’est un implacable engrenage qui s’est mis en place (lire sa lettre ouverte page 24). Dégradation de cellule pour obtenir un transfert ou une sortie de quartier disciplinaire, insultes et violences contre des surveillants, « embrouilles » avec d’autres détenus pour des dettes non honorées… Bryan multiplie les incidents et les condamnations, jusqu’à doubler sa peine initiale. Comme lui, comme Lamine, Djamel ou Joseph (lire leurs histoires pages suivantes), combien sont-ils à écoper de « peines nosocomiales » ou « internes », ces condamnations pour des faits commis en détention qui viennent se surajouter à la peine initiale, et dont l’accumulation aboutit parfois à rallonger la durée d’emprisonnement de plusieurs années – voire décennies ? Derrière les histoires de Rachide Boubala(1), Fabrice Borromée(2), Francis Dorffer(3) ou encore Rédoine Faïd(4), qui focalisent l’attention de l’administration pénitentiaire et ont pu attirer celle de la presse par leur caractère extrême, se cache un phénomène qui est loin d’être exceptionnel. Et qui recouvre une grande variété de situations, « entre ceux qui ont commis parfois un seul fait grave, comme une prise d’otage, une évasion très médiatisée ou un meurtre de codétenu, et qui souvent sont des détenus particulièrement signalés, et ceux qui pour des faits moins graves vont reprendre plein de petites peines », souligne le directeur d’un centre de détention interrogé par l’OIP. Certains peuvent ainsi atteindre dix, quinze ans de détention sans jamais avoir eu la moindre condamnation criminelle, par la seule accumulation de peines qui n’excèdent pas deux ans. Aussi, tout l’enjeu est-il de tenter de dépasser les singularités de ces histoires individuelles pour considérer ce qu’elles ont à nous dire du fonctionnement carcéral, de ses effets pervers et de ses limites.

Un contexte générateur d’incidents

« Si ces condamnations surviennent en partie pour des raisons exogènes à la prison, il y a aussi un grand nombre de peines qui n’auraient jamais eu lieu si on n’était pas dans un contexte carcéral », reconnaît le directeur d’un centre pénitentiaire. D’abord parce que sont criminalisés en prison des comportements qui ne le seraient pas à l’extérieur, à commencer par la détention de téléphones portables. Ensuite parce que les conditions de détention, particulièrement en maison d’arrêt où promiscuité et inactivité sont la règle, sont propices à la survenue d’incidents. « Quand vous êtes trois ou six en cellule, qu’il n’y a pas assez de place, pas d’activité, ça crée des tensions de façon claire. Le fait d’être détenu seul en cellule, dans de bonnes conditions, et que chacun puisse avoir du travail ou une activité ne règlerait peut-être pas tous les problèmes, mais une bonne partie je pense », pose Julien Dumas, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, représentant de la CGT-Insertion probation. « Les affaires de violences entre détenus sont souvent liées à des difficultés de cohabitation, notamment sur des questions d’hygiène, abonde Samra Lambert, juge de l’application des peines à Fresnes et secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Ça peut aussi être des histoires de cigarettes non rendues. D’après mon expérience, exception faite des personnes sujettes à des troubles psychiatriques, ça relève quasiment toujours des conditions de détention, de l’indigence, de l’impossibilité de travailler et de cantiner… » Des conditions de détention aussi génératrices de conflits avec les surveillants, dans un milieu où les personnes, privées d’une grande partie de leur autonomie, sont rendues totalement dépendantes d’agents souvent dépassés. « Quand vous avez cent détenus à gérer à l’étage, vous n’avez pas le temps de vous occuper des gens. Les personnes détenues sonnent, sonnent, les surveillants ne répondent pas – ou ne peuvent pas répondre, explique Julien Dumas. Certains détenus sont dans le court terme. Non seulement ils ne savent pas attendre, mais en plus ils se retrouvent dans un système où il va falloir être vraiment très patient… La confrontation de ces profils souvent impulsifs, parfois violents avec un système qui déborde, ça crée forcément des tensions. »

Dans cet univers où le rapport de force et l’arbitraire sont omniprésents, les provocations et brimades fréquentes (lire notamment page 12) et les frustrations nombreuses, les insultes, outrages et violences sont vite arrivés. Face aux silences de l’administration, il arrive même que des détenus déclenchent des incidents dans le seul but d’être entendus : « Il y a des personnes qui écrivent un nombre incalculable de fois pour demander quelque chose – par exemple une carte téléphonique ou un changement de codétenu parce que ça devient tendu en cellule – et qui ne parviennent pas à obtenir de réponse, explique Bérénice Vannesson, psychologue hospitalier à la maison d’arrêt de la Santé, qui a participé à une recherche indépendante sur ce sujet (lire page 27). Certains en viennent à commettre des actes de façon réfléchie pour aller en commission de discipline et pouvoir parler à un directeur. La commission de discipline sert aussi à ça : à porter des demandes légitimes ! Mais les détenus le payent. » Par une sanction disciplinaire d’abord, à laquelle s’ajoutera un retrait de crédits de réductions de peine. Par une nouvelle condamnation à de la prison ferme ensuite, dès lors que l’incident aura donné lieu à une plainte des éventuelles victimes ou à un signalement au procureur par la direction de l’établissement (lire page 27). Même si les politiques de poursuites varient d’un parquet à l’autre, sur certains types d’infractions, il va en effet « souvent y avoir une automaticité : “face à tel incident, la politique pénale de la juridiction, c’est comparution immédiate”. On est dans une logique de traitement de masse, pas dans une logique d’individualisation. C’est un mode de gestion qui va engendrer un sur-prononcé de peines fermes », déplore Samra Lambert. Ce d’autant plus que le statut de détenu est souvent perçu par les juges comme une circonstance aggravante. Résultat : « J’ai vu des personnes détenues qui n’exécutaient plus en maison d’arrêt que des peines générées par leur détention. Ça en devient presque curieux : on se retrouve à gérer des personnes dont la présence ne se justifie plus que par leur comportement en détention », constate un cadre pénitentiaire.

Politique de la « patate chaude »

À ces sanctions disciplinaires et pénales peuvent, dans certains cas, s’ajouter des « mesures d’ordre intérieur », à commencer par les transferts. « Quand des actes de violence graves sont perpétrés, très clairement, on transfère quasi systématiquement », reconnaît Valérie Hazet, cheffe du service des métiers à la Direction de l’administration pénitentiaire. Le directeur d’un centre de détention explique : « Cela permet d’envoyer un signal aux autres détenus en disant “ce n’est pas admissible”, d’aplanir la situation vis-à-vis des personnels lorsque c’est un agent qui a été visé, mais aussi de garantir que le détenu soit dans de meilleures conditions que s’il était hébergé au contact du codétenu ou du surveillant qu’il a agressé », en lui évitant d’éventuelles représailles et brimades.

Les transferts ne sont cependant pas réservés aux cas de violences graves, et sont aussi utilisés pour « gérer les ingérables », ceux qui cumulent les incidents, que ce soient des insultes, outrages, refus de réintégrer ou dégradations de cellule souvent par incendies – plus rarement en les maculant d’excréments (lire pages 24 et 31). « Ces transferts, c’est aussi une soupape, explique Julien Dumas, de la CGT-Insertion Probation. Quand la détention n’arrive plus à gérer, c’est-à-dire quand les sanctions n’ont pas d’effet, quand la mise à l’isolement n’a pas d’effet, la seule solution qu’a pour l’instant l’administration, c’est le transfert. Ce n’est pas une solution miracle, parce que ça a aussi des conséquences, ça met à bas les potentiels projets, mais en même temps… » Un autre CPIP abonde : « Par moment, l’administration ne peut que constater l’épuisement de tous les personnels et de toutes les solutions qui ont été tentées sur place et dire : on va déplacer le problème en espérant peut-être qu’il y ait une accroche, quelque chose qui fera que ça se passera un petit peu mieux dans l’établissement suivant. »

Ces transferts se succèdent parfois à une fréquence qui défie l’entendement : Djamel a ainsi été transféré plus de quatre-vingt-dix fois en vingt-deux ans, et jusqu’à dix fois en une seule année (lire page 31). « On fait des rotations de gestion avec ces détenus-là, explique le cadre pénitentiaire. On est conduit à passer des contrats avec des établissements : “Voilà, cette personne, on sait qu’elle est pénible, mais vous la gardez deux mois et ensuite on la transfère.” On demande aux personnels de faire des efforts, de mettre en place une prise en charge individualisée avec tel ou tel détenu, avec la promesse que ça prendra fin à une date déterminée. »

Mais cette politique de la « patate chaude » que l’on se refile d’établissement en établissement, pour reprendre l’expression utilisée par un directeur, n’est pas sans produire des effets délétères chez les personnes concernées – et alimente même souvent la dynamique dans laquelle elles s’enfoncent. « Ces transferts non demandés éloignent progressivement les personnes de leurs proches, explique un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (Cpip). Et puis lorsqu’ils arrivent dans un nouvel établissement, le temps qu’on observe un peu leur comportement, on ne leur accorde pas grand-chose pendant un bon moment – pas de classement au travail, pas d’accès au sport, etc. –, ce qui alimente beaucoup la frustration, la colère… Ce sont souvent des gens qui présentent des troubles du comportement assez marqués, voire des pathologies psychiatriques, avec des gestes impulsifs parfois violents. Donc ça explose, et les gens repartent. » En outre, ces transferts successifs empêchent tant le repérage que le suivi de pathologies psychiatriques parfois sous-jacentes (lire page 34 et 35), tout en les aggravant : « Pour les personnes qui souffrent de troubles psychotiques, ces transfèrements constituent autant de ruptures qui les déstabilisent encore plus », regrette Christine Dominique Bataillard, psychiatre à la maison d’arrêt d’Avignon-Le Pontet et à la maison centrale d’Arles.

Cette logique de transfert est aussi symboliquement d’une grande violence pour les personnes concernées, qui ont bien souvent eu des parcours de vie cabossés. « Une réalité m’avait choquée quand je travaillais au centre de jeunes détenus [ex-quartier mineurs de Fleury-Mérogis] : les jeunes qu’on recevait avaient été renvoyés de l’école, des familles d’accueil, des foyers… ils avaient donc passé toute leur vie à être renvoyés, raconte Cyrille Canetti, psychiatre à la consultation externe du Service médico-psychologique régional de La Santé. Ils arrivaient au centre de jeunes détenus, ils reproduisaient le comportement qu’ils avaient à l’extérieur, et la prison les transférait. C’est-à-dire que même la prison – dont le rôle est, en principe, de garder les gens – était un endroit duquel on pouvait se faire exclure. »

Les personnes qui cumulent les incidents violents sont aussi généralement soumises à tout un arsenal de mesures sécuritaires à chaque arrivée dans un nouvel établissement. Placement à l’isolement, port de menottes à chaque sortie de cellule, déplacements encadrés par plusieurs agents, parfois équipés de casques, tenues pare-coups ou autres gilets pare-lame… « Les gens qui arrivent dans ce contexte-là sont entretenus par l’administration pénitentiaire dans ce côté “détenu ingérable”, “super violent” : on prend immédiatement des mesures de sécurité alors qu’on ne les connaît pas encore. On leur renvoie beaucoup de défiance, un peu comme si on leur montrait le chemin à suivre pour qu’ils continuent d’être à la hauteur de leur sinistre réputation. On n’essaie pas de faire table rase, de se mettre à leur niveau pour tenter de comprendre pourquoi ils en sont là », explique le directeur d’un centre pénitentiaire. « Les gens ne vont pas forcément bien vivre tout ça, donc ça génère des tensions, des demandes, de la frustration et souvent ça réengage des difficultés, des comportement assez agressifs, menaçants, qui se répètent avec tous les interlocuteurs et qui font que tout le monde s’y épuise, décrit encore le Cpip. Arrive toujours un moment où survient un incident plus grave que les précédents, qui entraîne une nouvelle condamnation, et un transfert vers une autre prison… »

Au fil des incidents et des transferts, certains finissent par être connus comme le loup blanc… et par être accueillis comme tels dans certains établissements. « Certains, avant même qu’ils arrivent, les personnels nous menacent de se mettre en mouvement social. Il m’est arrivé d’être sollicité par voie de tracts par les organisations syndicales pour qu’un détenu soit transféré, alors que ça faisait trois semaines qu’il était là et qu’il n’y avait pas eu d’incident. Le simple fait de le savoir ici leur était intolérable », témoigne un chef d’établissement. « Certains personnels sont dans une logique un peu vengeresse, complète un ancien directeur. Il y a des provocations verbales, mais aussi des brimades : certains aiment bien mettre des coups de pieds dans la porte à 3 h du matin, dans l’anonymat de l’équipe de nuit… » Autant de situations qui peuvent faire sortir de ses gonds la personne détenue, et entraîner une énième sanction disciplinaire, une énième condamnation, un énième transfert.

L’escalade sécuritaire se termine fréquemment par une affectation en maison centrale, les établissements les plus sécurisés. « On voit de plus en plus arriver en centrale des jeunes qui au départ avaient deux ou trois ans à faire pour des vols de deux roues, du trafic de stup – pas des gros caïds – et qui ont récolté dix ans de prison supplémentaires au cours de leur peine, observe le Dr Bataillard. Ils se retrouvent en maison centrale et ne comprennent pas, parce qu’ils n’ont ni tué, ni braqué, ni violé ; ils ont l’étiquette “ingérables”. Ils nous sont parfois présentés menottés les mains dans le dos. Ce qui est terrible, c’est qu’on a l’impression d’être dans un système qui fabrique ce type de profils. »

Et si dans certaines prisons, on ne relève plus tous leurs écarts, dans d’autres, on ne leur laisse au contraire plus rien passer. « Il y a une sorte d’effet loupe, c’est-à-dire que quelqu’un qui fait beaucoup parler de lui, on s’intéresse de plus en plus à lui et on lui pardonne de moins en moins de choses. Il sera plus facilement signalé, mais aussi plus facilement poursuivi et condamné », explique le directeur d’un centre pénitentiaire. Un phénomène qui, combiné à la logique judiciaire de gradation de la peine – « comme ça n’a pas marché, on pense être contraints de devoir taper plus fort », dénonce Samra Lambert –, achèvent d’ensevelir les personnes sous les années de prison. « C’est une gestion en spirale d’incidents en détention, de répression, de transferts, de gestion équipée, de mises à l’isolement… résume l’ex-directeur. Ces réponses institutionnelles, pénitentiaires et judiciaires, en réalité alimentent ces situations. »

Chez les premiers concernés, le ressentiment grandit à mesure que les condamnations s’accumulent et que la date de fin de peine s’éloigne. La perte de sens et le sentiment d’injustice, immenses, face à un quantum de peine de plus en plus déconnecté de l’infraction qui les avait conduits derrière les barreaux, poussent certains à des gestes toujours plus désespérés. « Quel être humain accepterait de subir la détention arbitraire que je subis depuis plusieurs années ? Je n’ai rien fait qui puisse justifier toutes ces années de prison, donc je mène mon combat à ma façon pour réclamer ma libération », écrit ainsi Djamel (lire page 31). Entré dans une sorte de croisade contre l’administration pénitentiaire et la justice, ce dernier refuse depuis plusieurs années de quitter le quartier disciplinaire, comme d’autres se mettraient en grève de la faim. Car si ce mode de contestation est source de tracas pour les directions d’établissements, qui se voient ainsi privées de l’un de leurs outils de gestion de l’ordre en détention et sont malgré elles placées en situation de non-conformité avec la loi(5), c’est bien son corps, et son intégrité physique et mentale, que Djamel met ainsi en jeu, les conditions de détention au quartier disciplinaire étant particulièrement âpres, déstructurantes et déshumanisantes.

Mais alors, comment sortir de ces situations d’enlisement ? « C’est l’exemple de la mouche contre la vitre, illustre le Dr Canetti. Elle voit le dehors à travers la vitre, donc elle tape, elle tape, elle tape, elle ne cherche pas ailleurs, s’il y a une autre issue. La position de la mouche interroge, mais si l’on veut l’apaiser, ne faut-il pas entrouvrir la fenêtre ? Dans ce genre de situation, il me semble que c’est à l’institution, à l’administration pénitentiaire et à la justice de changer d’approche. »

Les « unités pour détenus violents », une fausse piste

Du côté de la Direction de l’administration pénitentiaire, où l’heure est justement à la finalisation d’un « grand plan national de lutte contre les violences », on mise sur les unités pour détenus violents (UDV), pour mettre un coup d’arrêt à ces cercles vicieux. Au nombre de neuf – bientôt dix, une par région pénitentiaire(6) – ces petites unités constituées de moins de dix cellules(7), d’une cour de promenade individuelle et de salles d’activités et d’entretiens, doivent offrir une prise en charge adaptée, reposant essentiellement sur un programme d’entretiens avec des équipes renforcées, que ce soit en conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ou en personnel de surveillance et d’encadrement. « C’est une parenthèse de six mois, neuf mois maximum, pour essayer de réfléchir aux causes de la violence, pour les traiter et pouvoir repartir dans de meilleures conditions. L’objectif, c’est idéalement que la personne puisse rejoindre une détention ordinaire », résume Valérie Hazet.

Mais ces UDV se définissent, là encore, par un très haut niveau de coercition : toutes les cellules sont équipées de passe-menottes, le mobilier est intégralement fixé au sol, tandis que des caméras de vidéosurveillance couvrent l’intégralité des zones communes. « Lors de son arrivée en UDV, le détenu est placé en observation pendant deux semaines. Durant cette période, les mesures de sécurité sont maximales », peut-on lire dans la doctrine éditée par la Dap(8). Fouilles intégrales, port de menottes, mouvements « isolés des autres détenus et encadrés par plusieurs personnels », qui peuvent être équipés de « tenues pare-coups, gilet individuel à port discret, gants anticoupures »… Autant de mesures de sécurité auxquelles ces personnes ont été soumises au long de leur parcours d’exécution de peine, et qui ne peuvent que les pousser à se sentir de nouveau acculées. Aussi se voient-elles réassignées à une violence dont elles sont, au fond, jugées seules et uniques responsables et dont elles sont donc seules à pouvoir se sortir : la prise en charge vise en effet à « évaluer la personnalité, l’identité du détenu en lien avec le risque violent », dans le but de définir « le travail à effectuer par le détenu par rapport au projet d’abolition du potentiel violent ». En imputant et réduisant le problème aux « personnalités » des concernés et en ignorant les facteurs exogènes et contextuels de ces comportements, l’administration pénitentiaire se prive d’une réelle remise à plat de la situation, et sape ses chances d’y apporter des solutions.

« Ouvrir des brèches et lâcher »

Pour l’ensemble des professionnels de terrain interrogés, il ne peut y avoir de « réponse institutionnelle plaquée ». « Ce sont des solutions individuelles qu’il faut trouver, des choses qui sortent de la norme. Or, c’est aussi très compliqué parce que beaucoup sont DPS [détenus particulièrement signalés], un statut qui réduit les marges de manœuvre », souligne l’ancien directeur. Pour la plupart, la voie de sortie, forcément singulière, « se joue à l’échelle des individus : à un moment donné, il faut que quelqu’un se mouille », estime la psychologue Bérénice Vannesson. Ce peut être une juge de l’application des peines qui accepte d’accorder une libération conditionnelle en dépit d’un mauvais comportement en détention (lire page 38), ou encore un chef d’établissement qui décide d’enrayer l’escalade sécuritaire. « J’ai souvenir dans un précédent établissement d’un directeur qui avait vraiment pris sur lui pour faire sortir du quartier d’isolement (QI) un détenu, de manière contractuelle avec lui, en lui disant “je prends sur moi de vous remettre en détention ordinaire contre les syndicats qui sont vent debout, à vous maintenant de faire un pas”. Dans ce contexte-là, le détenu s’était pour la première fois saisi de la proposition de voir un psychologue, raconte Bérénice Vannesson. Le fait que le directeur reconnaisse que le traitement qu’on lui avait fait subir – il était passé de prison en prison, de QI en QI – était maltraitant,
peut-être démesuré, a sans aucun doute aussi joué. Ce traitement lui paraissait tellement coercitif et disproportionné qu’il ne se sentait en rien responsable de la situation. Le cercle vicieux, il se joue de part et d’autre. À un moment donné, il faut ouvrir des brèches, et il faut lâcher sur des choses », conclut-elle.

Ce travail relationnel demande néanmoins du temps, impossible à dégager dans des établissements surpeuplés, souvent démesurés. Passer ce type de contrats paraît aussi, dans certaines situations, tout bonnement impossible ; parce que la personne, échaudée par ses expériences passées, refuse obstinément tout contact ; ou parce qu’empêtrée dans des problématiques psychiatriques trop importantes, elle se trouve dans l’incapacité de s’y tenir. « Je pense qu’il y a un certain nombre de ces individus dont la place en prison peut être questionnée, commente l’un des directeurs. Je veux dire, quand la prison est tel un échec, que peut-elle apporter ? »

En outre, offrir des gages d’apaisement aux détenus représente un risque que tous les chefs d’établissement ne sont pas prêts à prendre, face aux menaces que font parfois peser les syndicats de surveillants. Ce d’autant plus que les résultats ne sont jamais garantis. Parce que l’univers carcéral est ce qu’il est et que ces personnes sont ce qu’elles sont, il y aura toujours un événement susceptible de tout faire basculer : une parole blessante ou perçue comme telle, une décision arbitraire, un tract injurieux(9)… « Il ne peut pas y avoir d’effet immédiat, souligne l’ancien directeur. Et il faut accepter qu’il y ait des échecs, et d’y revenir. »

Par Laure Anelli

(1) « Entré pour une peine de 3 ans, détenu depuis 18 ans », Dedans Dehors n°84, juillet 2014. « Rachide Boubala : rébellion à perpétuité », Libération, 12 mars 2017. « L’emmerdeur : Rachide Boubala, détenu rebelle », Francetvinfo.fr.

(2) « Fabrice Boromée, détenu dans l’Hexagone, exprime sa détresse », la1ere.francetvinfo.fr, 4 juillet 2017.

(3) « Condé-sur-Sarthe : qui est Francis Dorffer, preneur d’otages multirécidiviste », Huffpost.fr, 11 juin 2019.

(4) « Evasion de Rédoine Faïd: le “roi de la belle” renvoyé aux assises avec dix complices présumés », Libération, 5 mai 2022.

(5) Une personne détenue ne peut légalement passer plus de trente jours au quartier disciplinaire.

(6) Les UDV sont implantées à Lille-Sequedin, Strasbourg, Fleury-Mérogis, Baie-Mahault, Châteaudun, Marseille-Baumettes, Rennes-Vezin, Toulouse-Seysses, Uzerche et bientôt Lyon-Corbas.

(7) On compte 71 places en tout actuellement, pour un taux d’occupation de 71,83 % au 5 septembre 2022.

(8) Dap, Unités pour détenus violents, juillet 2021.

(10) En 2014, c’est un tract injurieux qui, dans une période d’accalmie à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, aboutira à une nouvelle altercation entre Rachide Boubala et un surveillant, entraînant un nouveau transfert. « Entré pour une peine de 3 ans, détenu depuis 18 ans », Dedans Dehors n°84, juillet 2014.