Isolement, mesures attentatoires aux libertés individuelles, implication (ren)forcée des personnels pénitentiaires dans le recueil d’informations… Avec son troisième plan de lutte contre la radicalisation en prison, le ministère de la Justice franchit une nouvelle étape dans une logique sécuritaire.
Le 25 octobre, le ministère de la Justice a présenté son troisième plan de lutte contre la radicalisation en prison. La presse titre alors « fin des unités dédiées ». Une accroche laissant penser que le regroupement dans des quartiers spécifiques des personnes détenues pour des faits liés au terrorisme dans des quartiers spécifiques était révolu, après l’agression violente de deux surveillants par l’une d’entre elles. Pourtant il n’en est rien. L’appellation « unité de prise en charge de la radicalisation » (UPRA) a certes disparu, mais la logique de regroupement reste bien présente : les cinq unités dédiées ne vont pas fermer. Elles vont toutes être réaffectées en « quartiers d’évaluation de la radicalisation » (QER), destinés prioritairement aux détenus poursuivis ou condamnés pour association de malfaiteurs en lien avec le terrorisme. Deux autres QER vont s’y adjoindre à Aix-Luynes II et à Poitiers-Vivonne d’ici 2018. Et six autres unités, appelées « quartiers pour détenus violents »[1] (QDV), vont être créées au sein des bâtiments ultra-sécurisés de maisons centrales pour ceux qui seront considérés comme ayant « une propension au prosélytisme ou un profil violent ». Des prévenus et des condamnés pourront, sur des bases incertaines, y être affectés de manière discrétionnaire et sans voie de recours alors que le régime auquel ils seront soumis sera du quasi-isolement. « Les règles de sécurité les plus strictes leur seront appliquées », souligne le ministre : « fouilles régulières, changements de cellules, limitation des effets personnels… »[2]. « Les réunions en cours de promenade seront évitées et ils ne disposeront que de couverts en plastiques », précise la directrice du projet « Lutte contre la radicalisation » de l’administration pénitentiaire3. De nouveaux crans disciplinaires et sécuritaires sont donc franchis. Et d’autres mesures s’ajoutent à ce dispositif : la réservation, pour les plus « durs », de 190 places d’isolement réparties sur une cinquantaine d’établissements ; la possibilité pour les patrouilles Sentinelles de l’armée de pénétrer dans les domaines pénitentiaires ; mais aussi la constitution d’un gigantesque réseau de fichage de la population pénale, organisé autour du renseignement pénitentiaire. Objectif déclaré : détecter les risques de radicalisation en détention et alimenter en information les directions, les magistrats, les états-majors de sécurité départementaux, les préfectures et les services du ministère de l’Intérieur.
Un resserrement du maillage panoptique
Avec ce plan, la pénitentiaire réactive, plus que jamais, son idéal panoptique : tout voir et tout savoir des personnes incarcérées. Ce qu’elles font, qui elles fréquentent et même ce qu’elles pensent, dans la perspective de repérer toutes celles qui adhèrent ou pourraient « accepter les idées de l’extrémisme violent »4. La figure du détenu radical n’est plus la seule cible. L’administration a désormais des ambitions anticipatoires. Elle entend « remonter sur l’amont pour tenter d’identifier les individus susceptibles de s’engager dans cette forme de violence politique »5. Et « l’ensemble des agents et intervenants des établissements pénitentiaires » sont appelés à y concourir. On les invite à suivre leur « intuition »6, à ne pas hésiter à faire part de leur « doute ». Et, dès qu’un signalement est émis, toute une mécanique doit se mettre en branle. Le nom de la personne ciblée doit être porté à l’ordre du jour de la commission pluridisciplinaire unique (CPU) à laquelle peuvent participer tous les acteurs de la détention : le directeur, des gradés, des surveillants, des conseillers d’insertion et de probation, le délégué local du renseignement pénitentiaire, les éducateurs et psychologues recrutés dans le cadre de la lutte contre la radicalisation (dits « binômes de soutien »)7 ; mais aussi, le cas échéant, le responsable de l’unité sanitaire, celui de l’unité de l’enseignement, voire des personnes extérieures à l’établissement (aumôniers, bénévoles, visiteur, etc.)8. Trois jours avant la CPU, les personnels pénitentiaires en contact avec la personne sont chargés d’agréger des données à l’aide de nouvelles grilles de repérage conçues pour chaque corps professionnel (surveillants, encadrement, conseillers d’insertion et de probation). La zone de recherche est extrêmement vaste.
Une liste d’indicateurs extrêmement vaste
L’administration veut tout détecter. Tout catégoriser. Trouver celui qui est « dans la dissimulation », le « vulnérable et perméable à un discours radical », celui « en voie de radicalisation », celui qui « présente des signes préoccupants de radicalisation » avec ou sans « prosélytisme », celui susceptible « de passage à l’acte violent » hors ou en détention. Et, à cette fin, elle s’est constitué toute une série « d’indicateurs » qui s’ajoutent à ses critères premiers axés sur la « pratique religieuse », le « prosélytisme » ou le « refus de s’adresser à une femme »9. Les personnels de surveillance et d’encadrement doivent « analyser la position du détenu en détention », dire s’il est « influençable », « recherche la protection de leaders » ou « tente d’exercer un ascendant » sur les autres. Ils doivent aussi être « à l’écoute » de ses discussions, noter s’il « se montre critique à l’égard de toute initiative française à l’étranger, des hommes politiques français et des choix politiques » et « être attentifs aux commentaires (…) sur des sujets plus généraux comme la Justice ». Mais aussi relever s’il fait son lit tous les jours, range ses chaussures, demande des produits d’entretien régulièrement… Les membres de l’encadrement doivent aussi mentionner si le détenu ne reçoit pas de visite, ni « aucun subside », ou si ses proches portent des « signes ostentatoires » comme un « voile intégral ». Aux yeux de l’administration, tous ces éléments, combinés à d’autres, peuvent caractériser ou laisser suspecter un risque. Les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) ne sont pas en reste. On leur demande de sonder la « personnalité » des détenus et de dévoiler des aspects intimes de leurs parcours. Dire s’ils ont subi des « traumatismes durant l’enfance », ont connu une séparation précoce de leurs parents, etc. Se prononcer sur leur « attrait pour la prise de risque » ou la violence. Relever s’ils semblent « ne pas se projeter dans l’avenir » ou, à l’inverse, avoir « tendance à une surestimation » d’eux-mêmes. Et même signaler s’ils évoquent « un sentiment d’injustice »…
Un fichage qui s’oppose au travail de réinsertion
Toutes ces informations sont partagées en CPU pour établir le « diagnostic » après croisement de regards. Mais elles ont aussi vocation à alimenter le travail du renseignement pénitentiaire. Le délégué local doit en assurer la remontée à sa hiérarchie, la cellule interrégionale. Et pour chaque situation où un risque n’est pas écarté, une « fiche type individuelle » doit être transmise au bureau central du renseignement pénitentiaire. À charge ensuite au délégué de l’actualiser régulièrement avec le concours de tous : le prisme s’élargit encore. C’est alors tout type d’information « aussi insignifiante peut-elle paraître »10 que leur demande de transmettre l’administration, qui requiert même des CPIP les noms des proches des détenus (famille, amis), des indications sur leur projet d’aménagement de peine ou leur lieu de sortie. Et ce, sans compter l’arsenal de techniques de captation de données (sonorisation de cellules, de parloirs ; interception de communications, écoute de l’entourage, etc.) que le renseignement pénitentiaire pourra prochainement mobiliser11. Avec pour principe la transmission des « informations recueillies » à une multiplicité d’acteurs extérieurs : les préfets, les services du ministère de l’Intérieur, les états-majors de sécurité, mais aussi les autorités judiciaires afin « d’éclairer »12 leurs décisions… Le quadrillage est sans limite. Avec ce plan, la pénitentiaire tente de se trouver une légitimité, d’apparaître comme la « troisième force de sécurité » qui lutte contre le terrorisme, ainsi que le garde des Sceaux le répète à loisir. Tout en passant sous silence ce qu’admettent les représentants de l’École nationale de l’administration pénitentiaire : « La radicalisation relève d’une forme de mystification mais nous agissons aujourd’hui comme si elle était objectivée. Nous ne savons pas ce que c’est, mais nous établissons tout de même des critères pour la définir »13. Une liste qui s’abonde constamment, avec à la clé des effets de surinterprétation, un déploiement de mesures de sécurité et de surveillance disproportionné et attentatoire aux libertés individuelles, des mécanismes d’étiquetage et d’entrave à la réinsertion.
Des professionnels muselés
Ces risques, une CPIP, Mylène Palisse, les a évoqués dans la presse, soulignant qu’avec de tels critères « tout le monde se radicalise », « chacune des failles » pouvant être « analysée dans le sens d’une prétendue radicalisation »14. Les transmissions d’informations peuvent déboucher sur des pertes d’emploi de probationnaires ou de sortants de prison, les services de la préfecture contactant les employeurs. Mylène Palisse déplorait aussi le détournement de sa mission d’accompagnement des personnes sous main de justice et la remise en cause du secret professionnel, indispensable pour exercer ses fonctions. « Comment puis-je faire ce travail si je suis identifiée comme agent de renseignement ? », s’interrogeait-elle. Cette politique conduit, en effet, à l’introduction d’une logique de suspicion destructrice dans une relation qui a besoin de confiance pour fonctionner. Mais ces questionnements, le ministère de la Justice ne veut pas qu’ils s’expriment ; la CPIP a fait l’objet de poursuites disciplinaires pour manquement à son devoir de réserve. Et le 13 décembre, le conseil de discipline a requis à son encontre sept jours de suspension avec sursis.
Enferré dans sa logique panoptique, le ministre de la Justice entend museler les professionnels qui constatent que la stigmatisation générée par ces mesures risque plutôt de renforcer le mal qu’elles prétendent contrer. Comme il refuse d’interroger la prison dans son fonctionnement même. Or, comme le rappelle le sociologue Fahrad Khoroskhavar, « si on considère l’islamisme radical comme une forme de vengeance, la prison l’encourage en raison même de la distorsion qu’elle fait subir aux relations humaines en son sein »15.
(1) Ces quartiers comporteront une centaine de places.
(2) Ministère de la Justice, Sécurité pénitentiaire et action contre la radicalisation violente, 25 octobre 2016.
(3) Géraldine Blin, Audition devant la CNCDH, 5 décembre 2016.
(4) DAP, Guide d’utilisation des outils d’aide au repérage d’un risque de radicalisation violente, novembre 2016.
(5) Claire de Galembert, « Le ‘radical’, une nouvelle figure de dangerosité carcérale aux contours flous », Critique Internationale 2016/3, n°72.
(6) DAP, novembre 2016, op.cit.
(7) 50 binômes de soutien (éducateur/ psychologue) ont été recrutés depuis 2015. 40 nouveaux binômes devraient être constitués en milieu ouvert et fermé au cours du premier semestre 2017.
(8) La liste est arrêtée dans chaque établissement par le directeur.
(9) L’administration a intégré qu’une « pratique religieuse orthodoxe » n’est « en aucun cas un passage obligé et nécessaire » vers le radicalisme violent – comme le « prosélytisme » – mais elle ne l’exclut pas. Aussi, ces critères restent visés.
(10) DAP, novembre 2016, op.cit.
(11) Un décret est en cours de préparation pour leur permettre d’user de ces techniques.
(12) Note DAP, gestion et prise en charge des personnes détenues repérées comme radicalisées ou en voie de radicalisation dans les établissements pénitentiaire, 2 août 2016.
(13) P. Mbanzoulou, et G. Brie, respectivement directeur de la formation et enseignant-chercheur en sociologie à l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP), audition devant la CNCDH, 25 novembre 2016.
(14) « Cochez la case djihadiste », L’Humanité, 13 avril 2016.
(15) F. Khosrokhavar, Prisons de France, violence, radicalisation, déshumanisation, surveillants et détenus parlent, Robert Laffont, octobre 2016.