Suite au constat d’échec de la guerre à la drogue, un mouvement international de réformes pénales est en route. Décryptage en trois questions par Benjamin Jeanroy, cofondateur de l’action tank ECHO (1) et consultant pour l’UNODC (2).
Pourquoi la communauté internationale revient-elle aujourd’hui sur sa politique de guerre à la drogue ?
Benjamin Jeanroy : Le but de la « guerre à la drogue » lancée par des responsables politiques et portée par nos conventions internationales était de créer un monde sans drogue. C’est un échec : l’offre de produits n’a pas diminué, des substances toujours plus dangereuses et plus addictives font leur apparition. Les contaminations, épidémies et overdoses perdurent et touchent des personnes en condition d’extrême précarité, en prison ou dans la rue.
Les conséquences socio-économiques liées à la prohibition sont encore plus graves que celles liées à la consommation de ces produits. La militarisation de la question en Amérique du Sud, par exemple, cause énormément de victimes, tant civiles qu’au niveau de l’État ou parmi les trafiquants. Les États- Unis sont confrontés à un problème de surpopulation carcérale absolument gigantesque avec des discriminations criantes, la législation sur les stupéfiants ciblant particulièrement les pratiques de consommation de la communauté afro-américaine.
Alors soit on continue à vivre avec le fantasme d’un monde sans drogue, porteur de jugement moral « la drogue c’est mal », soit on accepte la réalité dans laquelle on est en faisant en sorte que ça se passe le moins mal possible : c’est le principe des politiques de réduction des risques.
Depuis quelques années, ce deuxième postulat connaît des avancées concrètes. Le discours de la communauté internationale a par exemple changé lors de la réunion spéciale de l’assemblée générale de l’ONU en 2016 : on a acté qu’on ne veut plus faire disparaître les drogues mais les problèmes liés aux drogues. Un revirement fondamental car même l’UNODC, traditionnellement plutôt conservatrice sur la question, estime qu’entre 85 et 90 % des consommations (de substances légales et illégales) sont non problématiques.
Malgré cela, c’est toujours extrêmement long et compliqué de progresser dans le cadre des conventions car le front n’est, pour l’instant, pas assez large. Cela bougera au niveau international quand il y aura un quorum d’États qui auront entamé des processus de réforme.
Dans quel domaine constate-t-on les progrès les plus importants ?
C’est au niveau du cannabis que les évolutions sont les plus notables, avec un mouvement de réforme dominé par les pays des continents américains. En 2013, l’Uruguay est devenu le premier pays à libéraliser entièrement le cannabis (production, consommation et vente), revenant ainsi sur une loi de 1974 qui n’en autorisait que l’usage. Le Chili, la Colombie, l’Argentine ou le Brésil ont mis en place le cannabis médical ou décriminalisé l’usage récréatif. Idem pour le Mexique, où la guerre civile liée aux différents trafics de cannabis, de méthamphétamines ou d’opium a poussé le gouvernement à repenser la question : le cannabis médical vient d’être autorisé, une réflexion est en cours sur la régulation du cannabis pour adultes et potentiellement d’autres substances.
Aux États-Unis, plus de la moitié des États fédérés ont régulé le cannabis médical, une petite dizaine le cannabis pour adultes. Des villes ou des comtés portent aussi des initiatives de décriminalisation. Le Canada est le premier pays du G7 à mettre en place un système de régulation. Un comité a travaillé pendant plus d’un an sur la question, même si ce qui pose véritablement problème a été laissé à la discrétion des provinces. Une des conséquences de ce mouvement de réforme nord-américain est la constitution d’industries extrêmement puissantes qui ont tout intérêt à trouver de nouveaux marchés. Elles sont d’ailleurs déjà à l’attaque pour ouvrir le marché français. En Europe, l’exemple de l’Allemagne est sans doute le plus intéressant. Le cannabis médical y est autorisé et peut être prescrit par les médecins puis remboursé par la sécurité sociale. Dans certaines villes, des expérimentations de régulation récréative sont menées. Le cannabis médical est aussi autorisé en Italie, en Irlande ou en République Tchèque. En Espagne, des formes de décriminalisation différentes se mettent en place au niveau des régions. Elles permettent la consommation personnelle en dehors des espaces publics et la création de cannabis social clubs. Mais ces derniers opèrent dans un flou juridique qui engendre des soucis notamment au niveau de la production et du contrôle de qualité.
En quoi l’exemple du Portugal (3) est-il particulièrement intéressant ? Pourrait-on l’importer en France ?
Au Portugal, la consommation de l’ensemble des substances a été décriminalisée en 2000 ; elle reste une infraction administrative. Si une personne est interpellée pour consommation ou en possession d’une quantité inférieure à un seuil déterminé (4) pour distinguer entre consommateur et dealer, sa situation est examinée par une commission spéciale composée de juristes, de travailleurs sociaux, de personnels médicaux, de psychologues. Le but est d’évaluer si l’usage est problématique. Si c’est le cas, un accompagnement médical spécial sera mis en place. En France, on a beaucoup de mal à distinguer usage et consommation problématique. Au contraire, on a tendance à tout faire passer par le spectre médical en considérant qu’un usager est soit un délinquant, soit un malade.
En France, on a beaucoup de mal à distinguer usage et consommation problématique.
Au Portugal, les effectifs de police judiciaire et les moyens matériels et financiers sont ainsi redirigés vers la prévention : programmes d’échanges de seringues, campagnes de prévention, généralisation de l’accès aux traitements de substitution. C’est la fin d’un gaspillage budgétaire important. En quinze ans, le nombre d’utilisateurs a été réduit par deux, toutes substances confondues, et le pays présente aujourd’hui un des taux de contaminations les plus faibles d’Europe. C’est désormais un modèle éclatant de succès. Critique au moment de la mise en place de cette expérience, le très prohibitionniste International Narcotics Control Board, chargé d’évaluer l’application des conventions internationales par chacun des pays, est dithyrambique aujourd’hui. En revanche, ce système ne résout ni le problème du trafic, ni celui de la production. Mais les progrès en termes de coûts (financier, social et sanitaire) pour l’État et pour les citoyens sont fondamentaux.
Prenant exemple sur le Portugal, on pourrait mettre en place un système d’évaluation pour isoler les consommations problématiques, passer d’un principe de criminalisation à un principe sanitaire et l’appliquer à toutes les substances. C’est le principe même de prohibition qui est à remettre en cause, pas la différenciation entre des substances qui seraient plus ou moins dangereuses. Une drogue, par définition, est potentiellement dangereuse, tout dépend de son mode de consommation et de l’environnement qui permettra de développer une consommation problématique ou des formes d’addiction.
Par Aliénor Minar
(1) ECHO (Expertises citoyennes horizontales) se définit comme une organisation d’un genre nouveau, au carrefour d’un laboratoire d’idées, d’un cabinet de lobbying participatif et d’une plateforme de démocratie en ligne. ECHO est l’auteur d’une pétition constatant l’échec des politiques de répression et appelant à ouvrir un grand débat national sur la question.
(2) Office des Nations unies contre la drogue et le crime.
(3) Voir Dedans-Dehors n°89, octobre 2015, pages 33-35 : « Décriminalisation de l’usage de drogues : le Portugal marque des points ».
(4) Les quantités varient selon la substance considérée. Exemple : 25g d’herbe de cannabis, 2g de cocaïne, 10g d’opium.