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Régionalisation de la formation professionnelle : couacs en série

Associée au travail, la formation professionnelle devrait être la pierre angulaire de la mission de réinsertion officiellement assignée à la prison. Trois ans après le transfert de la compétence de l’État aux régions, les pouvoirs publics n’ont toujours pas publié de bilan de la réforme. Les quelques données connues laissent apparaître une situation très contrastée. L’accès à la formation professionnelle semble toujours aussi laborieux et géographiquement inégal.

Plus de la moitié des personnes incarcérées ne détiennent, au mieux, qu’un niveau de fin d’études primaires et ne disposent pas de réelle qualification professionnelle. Devant ce constat, le ministère de la Justice fait de la formation « l’un des outils essentiels de la réinsertion » (1). Pourtant, si l’accès à une formation professionnelle en détention devrait être la norme (2), en pratique c’est plutôt une exception : en 2017, seules 15 % (3) des personnes incarcérées ont pu en bénéficier. À l’origine, la formation professionnelle était essentiellement financée par le ministère de l’Emploi et le Fonds social européen pour les établissements fonctionnant en gestion publique. Fluctuants, ces crédits ont connu des baisses régulières, venant réduire considérablement les actions de formation en détention. En réponse à ces diminutions, mais également dans un souci de rapprochement avec les acteurs de terrain et les dispositifs de droit commun, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a permis aux régions qui le souhaitaient de prendre en charge l’organisation et le financement de la formation professionnelle en prison. C’est ainsi qu’au 1er janvier 2011, les régions Pays-de-la-Loire et Aquitaine, toutes les deux volontaires, se sont vues transférer ces nouvelles compétences pour les établissements à gestion publique (4) de leurs territoires. Le bilan de cette expérimentation ayant été favorable, cette régionalisation a été étendue le 1er janvier 2015 à l’ensemble des établissements en gestion publique. Pour les prisons en gestion déléguée, la transition a été programmée à l’échéance des contrats avec les prestataires privés, les derniers devant expirer au 1er janvier 2018.

Un impossible bilan

Pourtant, aujourd’hui, la photo est toujours floue. Une opacité que l’on doit en grande partie à la stratégie de la direction de l’administration pénitentiaire, qui choisit de verrouiller totalement la communication des informations sur ce sujet (5). Mais aussi à l’absence de réponse de la majorité des conseils régionaux interrogés (6), qui nous empêche de dresser un bilan complet de cette régionalisation. L’absence d’indicateur global vient en outre compliquer l’interprétation du peu de données collectées. Un manque souligné en 2016 par une mission commune des Inspections générales des affaires sociales (IGAS), des finances (IGF) et des services judiciaires (IGSJ) (7) : selon ces trois corps d’inspection, il est impossible d’avoir une vue d’ensemble sur l’évolution des palettes de formations proposées, le nombre de personnes formées ou le fléchage des financements.

Près de trois ans après le début de la généralisation du transfert de compétence, les quelques données accessibles laissent supposer que, si des améliorations sont à constater, notamment en termes de financement, l’offre de formation professionnelle reste insuffisamment développée et disparate. Lorsque le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) rouvre le dossier début 2017, il constate toujours « des obstacles persistants » à l’accès à la formation, l’interruption des actions de formation dans plusieurs régions, des conflits sur la prise en charge du financement des équipements, etc. (8)

Retards et ruptures de paiement

Dans certains conseils régionaux, les couacs se sont multipliés, occasionnant parfois l’interruption des activités de formation. Des difficultés « conjoncturelles », ou imputables à un nécessaire « temps d’adaptation », justifie l’ancien ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas (9). Mais à celles-ci viennent s’ajouter, au lendemain des élections régionales de décembre 2015, de nouvelles orientations politiques qui concourent à d’importants retards, voire à des ruptures de paiement.

Exemple révélateur : l’établissement des Baumettes à Marseille, qui représente à lui seul plus de 50 % du budget de la formation professionnelle des établissements à gestion publique en Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca), s’est vu infliger une baisse de 14,5 % de ses financements entre 2015 et 2017 (10). À laquelle s’est ajouté un retard conséquent dans l’attribution du marché 2017 dans la région. Conséquence : « la formation s’est arrêtée pendant près de six mois dans les quatre prisons [en gestion publique] », regrette un organisme de formation. Déplorée également par l’administration pénitentiaire, cette situation « n’a pas permis d’envisager la continuité des actions de formation entre 2016 et 2017 », lit-on dans le rapport d’activité de l’établissement.

Mêmes problèmes dans les prisons franciliennes. En 2016, le Conseil régional d’Ile-de-France décide de modifier sa procédure de financement de la formation professionnelle en passant d’un système d’octroi de subventions à une passation de marchés publics. Ce revirement très politique, déploré par le CGLPL (11), entraîne la suspension, pendant plusieurs mois, des actions de formation dans plusieurs établissements franciliens, comme la maison centrale de Poissy, la maison d’arrêt de Villepinte ou le centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin. La situation est encore pire en Outre-mer, où « tout ou presque est à faire », s’alarme la Commission nationale consultative des droits de l’homme (12). Comme pour les conditions de détention, les problèmes d’accès aux activités professionnelles sont « décuplés ». En 2016, le centre pénitentiaire de Baie-Mahault et la maison d’arrêt de Basse-Terre ne proposaient par exemple aucune formation, car le Conseil régional n’avait prévu aucun financement. À la Réunion, la décentralisation a entraîné deux ans de blocages. Au centre de détention du Port, cinquante personnes ont finalement pu entamer une formation professionnelle en 2017. Enfin, en Auvergne Rhône-Alpes (Aura), où les taux de formation professionnelle étaient déjà très faibles avant la régionalisation, l’offre continue à diminuer, en dépit d’une augmentation du nombre de personnes détenues. Le taux passe de 5,2 % en 2015 à 4,36 % en 2016 (13).

Les actions de remobilisation laissées sur le carreau

Si dans plusieurs régions, le budget alloué à la formation professionnelle semble avoir augmenté après la régionalisation (14), cela s’est accompagné d’une réduction de l’offre de formation dans plusieurs établissements et de la non-reconduction de certains dispositifs de socialisation et de remobilisation (15). Plus difficiles à évaluer que les actions préqualifiantes ou certifiantes, certaines régions ont décidé de réduire considérablement leurs financements, voire de les supprimer.

Pour l’année 2016, la région Aura décide ainsi de ne pas reconduire « les plateformes de mobilisation de projets » et les « autres actions transversales ». Une volonté politique partagée notamment par la région Paca, où le centre de ressources multimédia des Baumettes a vu son budget diminuer de 63 % entre 2014 et 2017 (16). « On va exclure une partie de la population pénale qui n’aura pas les prérequis pour entrer dans une formation préqualifiante », regrette le directeur d’un organisme prestataire. « Le développement recherché des actions qualifiantes ne doit pas conduire à négliger les dispositifs essentiels de mobilisation et de pré-qualification qui permettent d’engager un travail sur les comportements, le respect des règles de vie, d’amorcer une projection dans l’avenir et un travail d’appropriation ou de réappropriation des savoirs de base », préconisait pourtant un rapport conjoint IGAS-IGSJ en 2013 (17). Un constat renouvelé par le CGLPL en 2017 (18).

Le tableau n’est cependant pas complètement noir : en Nouvelle-Aquitaine par exemple, le nombre de formations proposées a augmenté, le nombre de personnes formées aussi. Un succès relatif, qui s’explique en grande partie par l’implication dans le projet pilote : « On a réfléchi plus tôt à une offre compatible avec les besoins de notre territoire économique, avec les compétences attendues par des professionnels », se rappelle Cécile Duniaud, responsable de la formation Nouvelle Aquitaine.

La transition douloureuse des prisons en gestion déléguée

Dans les prisons en gestion déléguée, qui hébergent plus de la moitié de la population détenue (19) et dans lesquels les géants Sodexo et Gepsa se partagent le marché de la formation professionnelle, la régionalisation de la formation professionnelle rencontre encore plus de difficultés. En témoigne une enquête-flash de la Direction de l’administration pénitentiaire : dont « les premières remontées […] sont assez préoccupantes pour la plupart des directions interrégionales », relève le Livre blanc sur l’immobilier pénitentiaire en avril 2017. En région Aura par exemple, où les marchés de gestion déléguée ont pris fin au 31 décembre 2015, la direction interrégionale de Lyon et le Conseil régional se renvoient la responsabilité de « la prise en charge de l’investissement, la maintenance et [le] nettoyage des locaux de formation » (20). Un désaccord qui a entraîné la suspension des actions programmées en 2017 dans les établissements en gestion déléguée. A l’heure actuelle, 38 actions sont à l’arrêt – soit l’équivalent de 190 400 heures et de 530 places de stagiaires, précise le rapport d’activité de la direction interrégionale des services pénitentiaires. Une situation qui ne peut qu’inquiéter pour la suite, à l’heure où les régions doivent récupérer le pilotage de la formation professionnelle de l’ensemble des établissements en gestion déléguée dont les marchés n’étaient pas encore arrivés à échéance. Mi-décembre, la région Paca n’avait pas encore alloué d’enveloppe budgétaire pour la formation professionnelle, en 2018, des détenus incarcérés dans les établissements à gestion déléguée. Conséquence : pour les sept établissements concernés, les actions en cours seront suspendues jusqu’à ce qu’un financement soit trouvé. Pour l’association prestataire Préface, qui intervient au sein de toutes ces prisons, ce statu quo entraîne le licenciement de quarante personnes.

Par Sarah Bosquet et Amid Khallouf

(1) Note sur la formation et l’enseignement, www.justice.gouv.fr
(2) Article D.438 du Code de procédure pénale.
(3) Indicateur 1.3 du projet de loi de finances 2018, extrait du bleu budgétaire de la mission Justice
(4) À ce sujet, lire « La formation professionnelle : l’heure du transfert aux régions », Dedans- Dehors n°83
(5) Les différentes directions interrégionales ont refusé de nous répondre sans l’aval de l’administration centrale. Nos demandes officielles n’ont pour le moment pas eu de retour.
(6) Sur cinq conseils régionaux contactés, seule la région Nouvelle Aquitaine a donné suite à nos sollicitations.
(7) Rapport IGASIGF- IGSJ « Évaluation des politiques interministérielles d’insertion des personnes confiées à l’administration pénitentiaire », juillet 2016.
(8) CGLPL – Avis du 22 décembre 2016 « relatif au travail et à la formation professionnelle dans les établissements pénitentiaires », Journal Officiel du 9 février 2017.
(9) Réponse de Jean-Jacques Urvoas à la CGLPL, 8 février 2017.
(10) Calcul effectué sur la base des chiffres fournis par le rapport d’activité 2016 de l’établissement et de l’avis d’attribution de marchés 2017 de la région n°AM-1730-0081.
(11) CGLPL – Avis du 22 décembre 2016, op. cit.
(12) « La question pénitentiaire en Outre-Mer », avis de la Commission Nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) du 18 mai 2017.
(13) Calculé sur la base du nombre d’heures réalisées.
(14) Rapport IGASIGF- IGSJ, op. cit.
(15) Ces actions sont proposées aux personnes très peu qualifiées, éloignées de l’emploi et sans projet professionnel défini. Elles visent le développement de compétences psychosociales et à mobiliser les personnes à la vie professionnelle.
(16) Comparaison entre l’avis d’attribution 2014 de la Direccte Paca et l’avis d’attribution 2017 de la Région.
(17) Évaluation de la prise en charge par les régions de la formation professionnelle des personnes détenues, IGAS-IGSJ, novembre 2013.
(18) CGLPL – Avis du 22 décembre 2016, op. cit.
(19) Au 1er janvier 2017, 58 établissements pénitentiaires, représentant 51,6 % de la population détenue, fonctionnaient en gestion déléguée.
(20) Rapport d’activité 2016 de la DISP de Lyon.