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Télémédecine en prison : un palliatif qui comporte des risques

La télémédecine semble aujourd’hui en passe de se développer en prison. Attendue par certains comme une solution aux lourdes carences qui minent l’accès aux soins des personnes détenues, son usage en détention soulève néanmoins des questions éthiques non résolues.

En passant de moins de 140 000 en 2019 à plus de 18 millions d’actes en 2020, la télémédecine a connu, avec la crise sanitaire, un essor considérable en France… excepté en prison. Pourtant identifié dès 2010 comme nécessaire par la politique de santé pour les personnes placées sous main de justice (PPSMJ)(1), son développement en milieu carcéral s’est longtemps limité à deux expérimentations lancées en 2012 dans les régions Île-de-France et Midi- Pyrénées. Réaffirmé comme axe stratégique en 2017(2) et inscrit sur la feuille de route santé des PPSMJ 2019-2022, le déploiement de la télémédecine semble aujourd’hui en passe de se généraliser, franchement encouragé par la direction de l’administration pénitentiaire (Dap), qui y voit l’opportunité de réduire des extractions médicales jugées coûteuses(3). Un chef de projet(4) a ainsi été recruté pour une mise en œuvre « à échéance 2024 » et « les appels à projet débuteront en 2022 », indique la Direction générale de l’organisation des soins (DGOS) – « sous réserve de l’évolution de la crise sanitaire », précise-t-elle toutefois. Autant dire que rien n’est encore acquis.

Sur le terrain, certaines unités sanitaires (US) n’ont cependant pas attendu leur ministère de tutelle. Si la DGOS avance qu’un « certain nombre d’unités sanitaires en milieu pénitentiaire utilisent déjà la télémédecine »(5), elle reconnaît toutefois ne pas disposer d’un état des lieux précis en la matière. Le sondage réalisé par l’OIP permet néanmoins de donner une petite idée de la situation : sur les dix-neuf US ayant répondu à notre questionnaire, neuf ont indiqué ne pas du tout pratiquer la télémédecine, invoquant pour beaucoup des problèmes matériels (« absence de webcam », « système informatique trop vieux », « connexion trop lente », etc.), et pour quelques-unes, une absence de besoin. Quatre(6) unités sanitaires ont déclaré faire uniquement appel à la téléexpertise(7) et six(8) recourir à fois à la téléexpertise et à la téléconsultation(9). Cet usage est généralement limité à quelques spécialités : la plupart indiquent n’utiliser la téléexpertise que pour la dermatologie. Quant aux téléconsultations, il s’agit le plus souvent de consultations de pré-anesthésie en vue d’une opération. Dans ce paysage, une unité sanitaire détonne : celle de Béziers. Lancée en 2012 à la faveur d’un appel à projets de l’Agence régionale de santé du Languedoc-Roussillon, l’activité de télémédecine, d’abord limitée à la pré-anesthésie, s’est à partir de 2016 étendue à de nombreuses spécialités : endocrinologie, infectiologie, néphrologie, cardiologie, pneumologie, urologie ou encore chirurgie viscérale, orthopédique ou vasculaire – la liste n’est pas exhaustive.

Principal bénéfice : éviter les extractions

S‘agissant de la téléexpertise, les bénéfices paraissent évidents. « C’est assez formidable : en même pas 24 heures, on a la réponse des dermatologues de l’hôpital Cochin », salue Benjamin Silbermann, médecin chef de service à La Santé. Dans les régions particulièrement sinistrées, la télémédecine permet aussi d’accéder à des spécialités qui ne sont pas offertes dans le département.

Sur le plan des téléconsultations, les avantages sont plus relatifs, et semblent avant tout liés au fait qu’elles permettent d’éviter des extractions. Si les permissions de sortir pour raisons médicales existent, toutes les personnes détenues n’y sont pas éligibles. En outre, elles ne sont pas toujours demandées, et encore moins accordées. Aussi les personnes détenues sont-elles généralement extraites vers l’hôpital sous escorte, dans des conditions profondément attentatoires à la dignité : « menottes et entraves, fouilles, attentes interminables… », énumère une médecin – autant de violences qui poussent certaines personnes détenues à préférer renoncer aux soins. Autre avantage non négligeable : alors qu’à l’hôpital, « les surveillants pénitentiaires sont souvent présents lors de la consultation », dénonce une cadre de santé, la confidentialité des soins est en principe garantie dans le cadre des téléconsultations. Éviter les extractions permet aussi de raccourcir les délais de consultation : « À La Santé, on est limités à quatre extractions par jour. Les délais pour obtenir un rendez-vous à l’extérieur ne sont pas liés aux nécessités de l’hôpital, mais à la gestion des extractions. On est début novembre, le planning est complet jusqu’à début janvier. Quand le délai est de deux mois au lieu de dix jours, c’est une vraie perte de chance pour les patients détenus », déplore le Dr Silbermann. En outre, décharger le planning des extractions des consultations pouvant être pratiquées à distance permet de recentrer les escortes à l’hôpital « sur les examens complémentaires lourds (scanner, IRM, etc.) ou sur les consultations spécialisées nécessitant des actes techniques », complète Philippe Gouiry, responsable de l’unité sanitaire de Béziers. Aussi, « que l’Administration pénitentiaire ne s’imagine pas que ce sont des extractions en moins : les carences sont telles que si on ne fait pas une extraction pour une consultation en anesthésie ou en dermato, on en fera pour autre chose », prévient Béatrice Carton, cheffe de service des unités sanitaires de Bois-d’Arcy et Versailles et présidente de l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (Apsep).

En dehors de ces bénéfices « par défaut », la téléconsultation, telle qu’elle se pratique en prison, présente un réel avantage du point de vue médical. En effet, celles-ci s’effectuent toujours en présence d’un soignant de l’unité sanitaire – « tant par contrainte pénitentiaire pour des raisons sécuritaires que par nécessité médicale », précise Béatrice Carton. Une particularité qui permet de gagner en qualité de suivi. « Le médecin de la prison est présent lors de la visio et peut reprendre les choses avec le patient, car il faut souvent adapter les consignes du spécialiste au milieu carcéral (par exemple comment va-t-il se procurer de la bétadine) », explique une soignante. « C’est toujours très intéressant d’entendre ce que le spécialiste a à dire et d’avoir un échange à trois. Mais le point négatif, c’est que c’est très chronophage. Si ça prend de l’ampleur, il faudra débloquer une infirmière », pointe Béatrice Carton. On touche ici à l’une des principales limites de la télémédecine : la question des moyens. En effet, le développement de cette activité se fait généralement à effectifs constants, et empiète donc nécessairement sur la prise en charge réalisée dans les murs. « La plus grande difficulté n’est pas carcérale : il faut du temps médical pour cela. Et ce dont nous manquons, c’est de temps médical », souligne Anne Lécu, médecin à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

Risques et dérives d’un usage non encadré

À cet égard, tous les praticiens ne voient pas le développement de la télémédecine d’un bon œil. « Ce gadget n’est qu’une excuse pour masquer le manque de moyens in situ et l’absence de solution proposée, un arbre pour masquer la forêt de carences du système de soins », s’emporte un médecin. Aussi, nombreux sont ceux qui pointent le risque – bien réel – que la télémédecine ne vienne entériner le manque de soignants à l’intérieur des murs, voire l’accentue, faisant perdre encore en qualité de soins. D’autant qu’à la problématique des moyens s’ajoute celle du manque d’attractivité des postes en détention. En 2015, 22 % des postes de spécialistes budgétés en prison n’étaient pas pourvus(10), une situation qui s’est très probablement aggravée depuis, le phénomène de désertification médicale s’étant, de manière générale, intensifié ces dernières années(11). Mais alors, jusqu’où le développement de la télémédecine en détention est-il souhaitable ? Dans quels cas et sur quels critères doit-il être prescrit, ou au contraire proscrit ? Faut-il en exclure certaines spécialités ? Quels garde-fous poser ? Interrogée à ce sujet, la DGOS énonce quelques grands principes : « soumise au consentement éclairé du patient », la télémédecine constitue « un outil complémentaire », qui « a vocation à être utilisée en alternance avec la prise en charge en présentiel », à laquelle « elle ne se substitue bien entendu pas entièrement ». Quant à « définir avec plus de précisions les situations de recours à la télémédecine en milieu pénitentiaire », elle annonce que celles-ci « seront étudiées dans le cadre des travaux spécifiques avec les acteurs », le premier comité de pilotage du projet devant avoir lieu en décembre 2021.

Dilemmes éthiques

En attendant, « à ce stade, chaque US décide de ses usages », reconnaît Béatrice Carton, « en fonction de ses besoins » mais aussi selon la sensibilité du chef de service ou de l’équipe médicale en place. Et si certains, comme à Béziers, défendent un usage extensif bien que raisonné de la télémédecine, la majorité se montre plus réservée. « Pour la majeure partie des spécialités, il faut quand même examiner les patients. Le dermato ça se prête bien, mais le reste… Je ne vois pas très bien à quelle autre spécialité on pourrait étendre les téléconsultations », estime le Dr Silbermann. Une exclusion semble faire consensus : celle de la médecine générale. Sur la psychiatrie en revanche, les avis sont partagés. Si pour une grande partie des praticiens, l’idée de recourir à la téléconsultation en ce domaine relève de l’aberration, d’autres déclarent l’envisager. L’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP) ne s’est elle-même pas encore officiellement prononcée sur la question. « Nous n’avons pas traité de ce dossier car nous n’avons encore jamais été sollicités par les autorités pour donner un avis sur l’utilisation de la télémédecine en milieu pénitentiaire, explique le Dr Giravalli, représentante de l’ASPMP. Ce qui est sûr, c’est que cela ne va pas de soi. La question relationnelle est au cœur du soin psychique ; la rencontre avec le patient ne peut se faire qu’en présentiel. En outre, on voit déjà dans le cadre des vidéoaudiences judiciaires que la visio renforce les problématiques anxieuses et délirantes (délires de persécution) pour les personnes fragiles et vulnérables. Cela étant dit, dans certains cas – pour un avis sur un traitement, une situation d’urgence, savoir ce qu’il faut faire, s’il faut extraire ou pas – cela peut ponctuellement venir pallier l’absence de psychiatre sur place auprès du patient. Le risque, c’est que l’on s’en contente, par difficulté à recruter des praticiens en raison du manque d’attractivité de l’exercice de la psychiatrie en milieu pénitentiaire. » Des craintes partagées par la présidente de l’Apsep : « Pour ce qui est de la psychiatrie, pour moi, c’est inenvisageable. Et en même temps, qu’est-ce qui vaut mieux ? Personne ou un pis-aller ? Est-ce qu’il faut s’entendre pour que cela reste provisoire ? Mais le provisoire souvent dure… Ce qui me désole, c’est que si cela se fait, ce sera parce que l’on manque de personnel médical. J’y suis opposée : la télémédecine doit servir à améliorer l’accès au soin, pas venir pallier l’absence de professionnels », rappelle le Dr Carton.

La dérive redoutée semble en réalité déjà à l’œuvre. D’après nos informations, l’unité sanitaire de la maison d’arrêt du Val d’Oise envisagerait de recourir à la téléconsultation faute de parvenir à recruter un médecin psychiatre. La situation est encore plus alarmante à Mende, en Lozère, où il est fait recours à la télémédecine dans le cadre de consultations de médecine générale : « Actuellement, le médecin responsable est l’ancienne cheffe de service retraitée qui vient sous forme d’intérim, son poste n’ayant pas été pourvu depuis trois ans. Pendant les confinements, elle a effectué des téléconsultations quotidiennes avec un téléphone en haut-parleur et envoyé des prescriptions par mail à l’unité sanitaire, avec accord de l’administration hospitalière, afin de limiter au maximum les risques d’introduction du Covid dans l’établissement », nous confie-t-on. Depuis, des téléconsultations sont sollicitées en dehors de ses temps de vacations pour des suivis « ne relevant pas de l’urgence ». « Bien que des avis ponctuels puissent être donnés pour des patients déjà connus, ce dispositif ne peut en aucun cas compenser l’absence complète de médecin », alerte ce soignant.

Les enjeux au cœur de ces questions sont énormes, et dépassent les considérations purement médicales. « Une consultation en psy ou en médecine générale en prison, ce n’est pas seulement une consultation médicale, c’est surtout une présence ! On l’a vérifié pendant le confinement. Le soin, au sens large, c’est une présence à l’autre, une présence réelle, qui se touche et qui se fait écoute de la plainte », rappelle le Dr Lécu. Avec elle, d’autres praticiens pointent le risque « d’accentuer la déshumanisation » en prison, en limitant encore un peu plus les contacts physiques. « Quand les détenus auront des visio pour voir le juge, pour les parloirs et pour le médecin, il ne faudra pas s’étonner que le nombre de suicides augmente ! », prévient Anne Lécu.

par Laure Anelli et François Bès

(1) Action 10.3 du Plan d’actions stratégiques 2010-2014 de la politique de santé pour les personnes placées sous main de justice.
(2) Stratégie Santé des personnes placées sous main de justice (PPSMJ), avril 2017.
(3) Le coût d’une extraction médicale est estimé à 700€.
(4) Placé sous la double tutelle de la Dap et de la DGOS.
(5) La DGOS cite dans sa réponse à l’OIP à titre d’exemple les centres pénitentiaires de Bois-d’Arcy, Lannemezan, Lille-Sequedin et la maison d’arrêt de Versailles.
(6) Les unités sanitaires des maisons d’arrêt d’Amiens, Perpignan, Fleury-Mérogis et du centre pénitentiaire des Baumettes à Marseille.
(7) La téléexpertise permet à un médecin de solliciter un avis de spécialiste pour un diagnostic ou la prise en charge d’un patient sur la base de son dossier médical, via des logiciels de santé sécurisés. Elle ne nécessite donc pas la présence du patient, mais ne peut se faire qu’avec son consentement.
(8) Les unités sanitaires des centres pénitentiaires de Béziers, Valence, Toulon et des maisons d’arrêt de Bois-d’Arcy, La Santé et Versailles.
(9) Consultation réalisée à distance, par le biais d’interfaces de vidéotransmission.
(10) IGAS-IGSJ, Évaluation du plan d’actions stratégiques 2010- 2014 relatif à la politique de santé des personnes placées sous main de justice, novembre 2015.
(11) Voir notamment Rapport d’information n° 282 (2019-2020) de MM. Hervé Maurey et Jean- François Longeot, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 29 janvier 2020.