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Une centrale en France : le dialogue plutôt que le disciplinaire

Dans un contexte de réouverture de la centrale sécuritaire d’Arles, son nouveau directeur Jean-Philippe Mayol, a cherché comment éviter l’explosion. Entre 2007 et 2012, il a mis en place des procédures visant à gérer les conflits par le dialogue et la médiation, plutôt que par la procédure disciplinaire et les transferts. Un système qui perdure à Arles depuis son départ.

Lorsque vous avez pris la direction de la centrale d’Arles à sa réouverture en 2007, vous avez mis en place une gestion de la détention accordant une place importante au relationnel. Quelle a été la genèse de ce projet ?
Paradoxalement, tout est parti d’une contrainte. En me confiant l’ouverture de cet établissement, le directeur de l’administration pénitentiaire m’a demandé de mettre en œuvre la circulaire de 2003 sur la gestion des maisons centrales.
Ce texte impose un contrôle strict des déplacements des détenus, avec fermeture des portes des cellules [au lieu du régime « portes ouvertes » pratiqué auparavant une partie de la journée, permettant aux détenus de circuler au sein d’une unité]. Nous avons donc avec l’équipe d’encadrement préparé la réouverture avec cette contrainte, mais aussi avec une carte blanche pour mettre en place de nouvelles procédures.
Nous savions pertinemment que nous allions rencontrer des difficultés.

La volonté d’instaurer du dialogue était une forme de compensation, pour faire accepter plus de contrainte ?
C’était me semble-t-il la condition permettant de respecter la contrainte imposée. Nous allions accueillir un public de condamnés à de longues peines, ayant une décennie d’incarcération derrière eux, voire plus, ancrés dans l’habitude de vivre sans échanges avec les agents. Le nouveau régime nous imposait d’instaurer du dialogue. Pendant trois mois, les détenus ont tout rejeté en bloc, avec des mouvements collectifs, des refus d’activités, car bien entendu, ils ne souhaitaient pas être contraints de cette manière. Puis ils ont compris qu’ils avaient face à eux des cadres et des agents qui ne reculeraient pas sur l’application de la circulaire, mais étaient prêts à dialoguer. Le personnel dans ce face à face devait transmettre un discours clair et manifester de l’intérêt à l’égard des détenus. J’ai demandé aux agents d’expliquer nos objectifs à chaque occasion, autour d’une idée clé : « certes, il y a des contraintes sur Arles, mais nous pouvons aussi construire ensemble ». Nous avons commencé par instaurer des moments pour « conflictualiser » : des temps de parole et de partage des points de vue, d’acceptation de ce que l’autre va dire (entendre, comprendre). La première procédure fut d’organiser un espace de consultation de la population pénale.

Quel était le fonctionnement et le contenu de ces réunions de consultation ?
L’objectif était de travailler ensemble sur l’organisation du quotidien : liens familiaux, cantines, activités, équipement des salles d’activité et des cours de promenade, etc. Les détenus n’ont pas accepté facilement de participer : ils craignaient que les porte-parole soient considérés par l’administration comme des leaders et transférés dans un autre établissement au premier conflit. Après les avoir rassurés sur ce point, nous avons expliqué que les divergences d’opinion pourraient s’exprimer, dans un respect mutuel.
Les réunions avaient lieu dans chacun des deux bâtiments, avec une dizaine de participants dans chaque groupe, donc au total 20 détenus sur un effectif de 130. Je n’ai pas organisé d’élection des représentants de la population pénale, car ce mécanisme ne me semblait pas adapté. Les personnes intéressées se manifestaient auprès des officiers. Après quelques réunions, je me suis rendu compte qu’il fallait des critères de sélection, dont le principal était d’éviter des personnes souffrant de troubles mentaux, avec lesquelles le dialogue était trop difficile, ce qui bloquait la dynamique de groupe. Le deuxième critère fut de veiller à l’intérêt des participants quant au thème abordé, faute de quoi chacun venait uniquement pour exposer sa situation individuelle. Nous avons dès lors élaboré un ordre du jour, à partir de propositions des détenus et de l’administration. Certains participants venaient régulièrement, d’autres en fonction de l’ordre du jour. Si la réunion portait sur la gestion des unités de visite familiale (UVF), nous demandions que les usagers des UVF participent, plutôt que ceux qui n’en avaient pas.
Chaque réunion était dirigée par le chef d’établissement ou un de ses adjoints, actée par un compte-rendu. Celui-ci était diffusé dans chaque bâtiment de détention et au local d’accueil des familles. Les comptes-rendus étaient archivés, afin de conserver une trace des décisions prises et d’éviter une remise en cause à chaque arrivée d’un nouveau détenu. Cela créait une histoire et évitait de revenir sur des sujets déjà traités.

Quels autres dispositifs avez-vous mis en place ?
Nous avons ensuite développé la « médiation relationnelle », visant à gérer les conflits individuels, entre personnes détenues et membres du personnel dans un premier temps. La médiation pouvait être proposée par l’encadrement, demandée par le surveillant ou par le détenu, lorsque la communication semblait bloquée. Un entretien préalable permettait de préparer la médiation et de rappeler les règles de communication.
Par exemple : il ne faut pas interrompre le développement de la pensée de l’autre, porter des jugements de valeur, on prend la précaution de dire ce que l’on a pu ressentir d’une situation… Ces entretiens préalables étaient assurés avec le détenu par un officier responsable des bâtiments, et avec le surveillant par un membre de la direction, un officier supérieur, ou parfois le psychologue PEP. Cela permettait à chacun de s’exprimer et au futur médiateur de cerner les problèmes.
Le médiateur, membre du personnel, réunissait ensuite les deux protagonistes, avec une fonction de régulateur de parole et de garant du respect des consignes.
Cet entretien, de 20 à 25 minutes, avait pour objectif d’aboutir à une compréhension commune de la situation : Pourquoi le conflit a-t-il éclaté ? Pourquoi la communication a-t-elle été rompue ? Comment recréer du lien relationnel ? Si cet objectif était atteint, nous partions sur des engagements mutuels.
Sinon, le médiateur proposait un deuxième, voire un troisième entretien. Un débriefing avec chacun des protagonistes lui permettait par la suite de s’assurer de la bonne compréhension des thèmes développés pendant la médiation. Après une période d’observation vérifiant le respect des engagements, un compte-rendu final était remis à chacun. La plupart du temps, nous aboutissions à un apaisement. Mais aussi à un regard différent, et c’était l’enjeu principal : comment j’écoute l’autre, comment je lui parle. La majorité de ces conflits résulte de malentendus : incompréhension de la règle pénitentiaire appliquée, interprétation d’une parole, d’un regard ou d’une attitude…

La médiation a-t-elle aussi été développée pour les conflits entre personnes détenues ?
L’idée a été plus difficile à faire admettre. Les détenus estimaient que l’administration n’avait pas à s’en mêler : « On a l’habitude de gérer ça entre nous ». Mais la réponse qu’ils apportaient s’inscrivait le plus souvent dans un processus de vengeance sans fin et non dans la régulation des conflits. La première fois que nous avons proposé une médiation, c’était lors d’un conflit très violent entre deux fortes personnalités, qui immanquablement entraînait de la vengeance de part et d’autre et risquait de dégénérer en bagarre collective. Leur réponse a été négative. Jusqu’au moment où nous leur avons fait la proposition : et si parmi les médiateurs il y avait des personnes détenues ? Là, ils ont accepté. La procédure était la même, sauf qu’à un moment donné, le médiateur de l’administration se retirait et laissait le médiateur-détenu avec les protagonistes. Pour assurer ce rôle, nous avons sollicité des détenus ayant eux-mêmes profité d’une médiation lors d’un conflit avec un personnel. Ils avaient pu éprouver et analyser les avantages de cette procédure, notamment grâce à une formation spécifique sur la médiation relationnelle. De cette expérience est aussi venue l’idée d’attribuer à certains la fonction de « détenus facilitateurs ».

Comment s’est terminée cette première médiation entre les deux détenus « leaders » ?
Même si le processus a été long et complexe, ils étaient satisfaits lors du débriefing parce que la médiation leur avait permis de sortir de la situation de conflit sans perdre la face. Ils n’étaient plus obligés de se battre à chaque fois qu’ils se croisaient pour assurer leur position dans la hiérarchie des détenus.
Ils ont appris à se faire respecter non par la violence, mais par la discussion. Et ils ont pu rester tous les deux à Arles, alors que le transfert de l’un des deux l’aurait éloigné de sa famille.

Quelle est l’étendue du rôle des « détenus facilitateurs » ?
Ils jouent un rôle de médiation et de dialogue, au-delà des situations de conflits. Ce sont des « poissons pilotes » qui aident d’autres détenus à se repérer. Certains sont attachés à une personne ayant besoin d’assistance en raison d’un handicap ou d’une vulnérabilité particulière. Les facilitateurs sont aussi présents au « quartier arrivants » pour expliquer les différentes procédures de médiation et le fonctionnement de l’établissement.
Ils interviennent également aux côtés des personnes placées à l’isolement, lors de rencontres d’évaluation avec l’encadrement, pour envisager un retour en détention ordinaire. Les facilitateurs accompagnent ce retour, pour favoriser l’intégration. Si un détenu présente des troubles psychologiques, le facilitateur explique au groupe qu’une personne fragile va arriver dans l’unité avec tel ou tel type de comportement, qu’il ne faut pas considérer cela comme une agression personnelle… Sans cette intervention, l’intéressé risquerait d’être rejeté, ce qui entraîne de la violence. Ce travail a été renforcé par la désignation de personnels référents pour la prise en charge des personnes souffrant de troubles psychologiques, qui avaient alors un interlocuteur privilégié parmi les agents.

Quels ont été les effets de ce mode de gestion de la détention ?
Les mouvements ayant marqué l’ouverture de la centrale ont cessé, et il n’y a pas eu par la suite d’incidents notables. Des incidents se produisaient, mais à relativiser au regard des parcours souvent chaotiques des personnes arrivant à Arles, avec de nombreuses agressions à leur actif, des années passées de quartiers d’isolement en quartiers disciplinaires, des transferts à répétition… Avec ces procédures, les détenus arrivaient mieux à comprendre et maîtriser leurs émotions, leurs comportements, à accepter des règles sociales. Je pense à un détenu quadragénaire qui avait vécu 20 ans d’isolement et qui a pu revenir en détention ordinaire à Arles. Un autre, souffrant de troubles psychiatriques, a fini par accepter un traitement puis, via un stage de médiation animale, a progressivement accepté les autres… et s’est fait accepter d’eux. Il a fallu presque deux ans de travail pour le sortir de l’isolement, avec l’appui des détenus facilitateurs. Pour d’autres, le processus a permis de les sortir du circuit des maisons centrales et de les intégrer dans un centre de détention, avec un régime beaucoup plus souple. Avec en ligne de mire l’aménagement de peine. La finalité étant de permettre une réinsertion durable pour des détenus coupés de la société pendant de très longues périodes de leur existence.

Une des particularités du régime de la centrale d’Arles est aussi d’éviter autant que possible le recours au quartier disciplinaire. Il s’agit une partie intégrante du dispositif ?
Oui, le recours au quartier disciplinaire est antagoniste avec les procédures de dialogue, qui relèvent de la prévention.
Nous l’évitions donc au maximum, sauf en cas de mise en danger de la sécurité d’autrui. Nous réunissions quand même la commission de discipline lors d’agressions verbales ou physiques, pour marquer le franchissement d’une limite non négociable. Chacun s’exprimait et donnait son point de vue sur l’incident. Et nous proposions toujours une médiation, à la place d’une sanction ou après son prononcé.

Le recours au quartier disciplinaire est
antagoniste avec les procédures de dialogue,
qui relèvent de la prévention ; nous l’évitions
donc au maximum.

Certains détenus se sont-ils montrés réticents à l’égard de ces méthodes ?
Certains ne les ont pas acceptées. Ils craignaient de perdre leur pouvoir sur les autres, ou bien ils restaient dans la haine de l’institution et n’arrivaient pas à sortir du rapport de force.
Il y a eu des échecs. Nous avons juste veillé à ce qu’ils ne perturbent pas le travail mené avec les autres. Nous laissions la personne tranquille, elle regardait ce qui se passait. La force de l’exemplarité peut être motrice, et faire évoluer la réflexion.
Pour des personnes en grande fragilité psychologique, ou bloquées dans une manière de penser « c’est toujours de la faute de l’autre », nous pouvions aussi proposer une « médiation animale » – en l’occurrence avec des chevaux. Il s’agissait de stages de trois jours, qui permettaient de prendre conscience de sa façon d’entrer en contact, de communiquer. Le premier jour, les moniteurs de sport et l’intervenant (psychologue équithérapeute), présentent le processus aux stagiaires et les rencontrent en entretien individuel. Le deuxième jour est consacré au travail avec le cheval, dans un manège installé sur le terrain de sport : il ne s’agit pas d’équitation mais d’un travail à la longe, symbole du lien social. Le détenu est invité à communiquer avec le cheval, à lui donner des consignes. Il y a par exemple un exercice où le stagiaire guide le cheval dans un labyrinthe. La troisième journée est consacrée à un débriefing individuel pour analyser avec chaque stagiaire ce qui s’est passé, les règles de communication utilisées, en complétant par des apports théoriques. C’est souvent le début d’une réflexion à long terme.

Vous organisiez aussi des formations communes détenus-surveillants. Dans quelle optique ?
A l’origine, elles visaient à améliorer le fonctionnement des réunions de consultation de la population pénale. Nous avions proposé aux seuls détenus des formations sur les notions de démocratie, de prise de parole, de respect des engagements… Un jour, un intervenant s’est plaint d’être gêné par des surveillants qui rentraient dans la salle pour écouter. J’ai trouvé que c’était positif, je lui ai demandé de laisser faire. Des surveillants ont ensuite manifesté leur souhait d’y assister. Les représentants du personnel ont même demandé à ce que ces formations partagées relèvent de leur programme de formation.
Ces moments ont contribué à changer le regard porté les uns sur les autres.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées côté personnels et hiérarchie pénitentiaire ? L’administration centrale m’avait donné carte blanche, avec pour obligation d’écrire les procédures mises en place et de les évaluer, notamment avec l’Etat-major de sécurité. Nos procédures ont été acceptées, et présentées aux autres maisons centrales en décembre 2011. Au sein de l’établissement, l’encadrement s’est saisi de cette approche comme de véritables outils de management du personnel et de prise en charge de la population pénale. Nous avons beaucoup travaillé avec les agents, en explicitant bien les objectifs. Il y a eu néanmoins des opposants fermes… qui le sont restés. La difficulté de certains détenus à remettre en cause des représentations profondément ancrées s’est retrouvée chez certains agents, incapables de remettre en cause des pratiques pourtant peu efficaces.

Pourquoi les autres directeurs de centrale ne se sont-ils pas emparés de ces procédures ? Sont-elles généralisables, ou faut-il des conditions très spécifiques ?
Il faut prendre en compte la spécificité de chaque établissement.
Un de nos atouts a été l’attention portée à ces nouveaux dispositifs par les détenus, originaires pour la plupart de la région Sud-Est : nos procédures leur permettaient d’éviter des transferts administratifs. Par ailleurs, il ne faut jamais lâcher prise, ne pas prendre de décisions contradictoires, car cela entraîne la méfiance des agents comme des détenus. Nous ne pouvions pas faire semblant. Tout cela ne s’appuyait pas sur des discours convenus. Il faut être persuadé de l’efficacité de ces pratiques, après leur évaluation. Reprenant l’adage « rien ne résiste à la motivation », nous avons suivi cette démarche.

Avez-vous développé des dispositifs similaires au Centre de détention du Port (Réunion), que vous dirigez depuis septembre 2012 ?
Les principes conducteurs sont similaires, mais il ne peut être fait l’économie d’une adaptation. Ce ne sont ni les mêmes usagers, ni le même personnel, ni les mêmes effectifs : 130 détenus à Arles, contre 460 au Port. Nous avons organisé les espaces de consultation collective, puis la médiation relationnelle et la médiation animale, cette fois avec des chiens. Nous avons mis en place des facilitateurs : l’un d’eux fait office de traducteur, pour les Comoriens ne s’exprimant pas du tout en français. D’autres facilitateurs aident des personnes lourdement handicapées, après une formation spécifique de plusieurs jours. Le sport, avec des sorties de préparation de courses en montagne et des facilitateurs dédiés, est aussi une mesure phare de la prise en charge. La procédure disciplinaire reste cependant plus utilisée qu’à Arles, notamment à cause de graves problèmes de toxicomanie et d’une entrée massive de médicaments aux effets ravageurs en termes d’agressivité.
Les tensions entre détenus ont néanmoins clairement baissé.
Recueilli par Barbara Liaras