Sur le papier, le recours à l’isolement administratif est étroitement encadré. Mais dans la pratique, les abus ne manquent pas : détournement disciplinaire, motifs mal étayés, isolement déguisé… Malgré le formalisme de la procédure, faire respecter les droits des personnes détenues reste souvent une bataille.
« Un placement à l’isolement en détention ne peut être décidé que dans un cadre procédural exigeant et contraignant » : c’est ce que rappelle la circulaire de 2011 qui encadre le recours à cette mesure[1]. Conformément à la jurisprudence française et européenne[2], elle reconnaît en effet que l’isolement est « susceptible d’aggraver les conditions de détention » et d’induire « des conséquences physiques et psychiques auxquelles il convient d’être attentif ». Sur le papier, ce régime de détention ne peut donc être envisagé « que s’il n’existe pas d’autre possibilité » de répondre aux risques identifiés, et sur le fondement d’éléments sérieux, circonstanciés et individualisés. Pour s’en assurer, la circulaire prévoit une procédure contradictoire, au cours de laquelle la personne détenue peut être assistée d’un avocat.
L’isolement est en outre réexaminé tous les trois mois, par une autorité de plus en plus élevée au fil du temps : le directeur de la prison décide du placement initial et peut le prolonger une fois, mais la direction interrégionale prend le relais au bout de six mois, puis le ministre de la Justice à partir d’un an. « C’est une procédure très lourde : moins on a de personnes isolées, mieux on se porte », estime un ancien directeur de maison d’arrêt. « Cette revue de dossiers tous les trois mois représente une charge de travail très conséquente, abonde Flavie Rault, adjointe au chef de bureau de gestion de la détention à la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap). Si l’on y ajoute les différents recours disponibles, l’isolement est un régime de détention extrêmement contrôlé à tout point de vue. »
La lettre, pas forcément l’esprit
Pourtant, en pratique, le respect des formes de la procédure ne s’accompagne pas toujours d’une très grande exigence sur le fond. Le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) « observe [ainsi] très régulièrement que les décisions de maintien à l’isolement se reprennent avec une forme d’automaticité, sans que n’apparaisse expressément un contrôle actualisé de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure[3]». En visite au centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe en février 2020, le CGLPL note que dans les sept cas étudiés, « la motivation de la décision s’appuie sur des observations issues de la détention, qui ne sont parfois ni contradictoires ni vérifiées ; une décision est ainsi motivée par “Il semblerait que vous auriez déclaré…” s’agissant de déclarations faites à une autre personne détenue et rapportées au personnel. » La mise à l’isolement peut aussi venir prolonger une sanction disciplinaire ou s’y substituer : au centre pénitentiaire de Villefranche-sur-Saône fin 2020, le Contrôle indique que pour deux des cinq personnes isolées, « la motivation des décisions d’isolement consiste en une énumération des incidents disciplinaires qui leur ont été reprochés », et qui ont déjà « donné lieu à des poursuites […] devant la commission de discipline ».
Si la circulaire de 2011 prend bien soin de préciser que l’isolement « ne constitue pas une mesure disciplinaire » ni « un mode de gestion de la population pénale », cette confusion semble en effet récurrente. D’après l’avocat parisien Benoît David, « le détournement disciplinaire de l’isolement est très fréquent, surtout en détention provisoire ». Même certains chefs d’établissement le reconnaissent sans détour : « Pour certains, c’est du disciplinaire bis, ils sont stockés là en attendant un transfert », constate Monsieur G. « Ça a toujours existé, mais en plus, aujourd’hui, les QD [quartiers disciplinaires] sont saturés, donc ceux qu’on n’arrive pas à y mettre, on les place au QI [quartier d’isolement] pour les sortir de la détention ordinaire, assume son collègue, Monsieur D. Est-ce qu’il y a d’autres solutions, je ne sais pas. » Pour l’avocate Rosanna Lendom, du barreau de Grasse, la « porosité » entre ces deux procédures est d’autant plus grande que « l’isolement est très lourd à supporter, donc certains craquent, dégradent leur cellule et font ensuite la navette entre QI et QD ».
Par ailleurs, si l’isolement ne peut être prolongé au-delà de six mois sans avis médical écrit, de nombreux praticiens s’accordent à n’y voir qu’une formalité (voir p. 31). « Le médecin écrit généralement trois mots pour dire que tout va bien. Mais même quand il suggère que c’est compliqué de poursuivre l’isolement, ce n’est pas du tout pris en compte », témoigne l’avocat nantais Antoine Laplane. D’après ses confrères Benoît David et Raphaël Kempf, l’avis médical se résume le plus souvent à une simple mention « vu à telle date » sur le formulaire de l’administration pénitentiaire. « Ça semble parfois être fait assez rapidement. Mais pour les détenus très dangereux, dont l’isolement va durer particulièrement longtemps, le suivi médical est assez solide et étayé », nuance Monsieur R., président d’un tribunal administratif. Quoi qu’il en soit, rien n’oblige l’administration à suivre les avis médicaux, quand bien même la circulaire de 2011 l’incite à en « tenir compte ». Et malgré ses effets particulièrement délétères sur le long terme, aucune durée maximale n’est prévue pour l’isolement – à la différence du placement au quartier disciplinaire, limité à 30 jours consécutifs.
Des recours en hausse
Pour tenter de faire annuler leur placement à l’isolement, les personnes détenues peuvent se tourner vers le tribunal administratif, mais l’examen de ces recours prend généralement un à trois ans. « Dans la plupart des cas, le détenu est déjà sorti quand la décision tombe, balaie Benoît David. Il s’agit surtout d’obtenir une indemnisation. » Pour les personnes isolées au long cours, les perspectives ne sont guère meilleures : l’annulation d’une décision n’entraîne pas automatiquement celle des prolongations ultérieures[4].
Pour des effets plus immédiats, il est en revanche possible de saisir le juge des référés, qui se prononce en urgence et peut suspendre la mesure. Une voie de recours devenue nettement plus accessible depuis que le Conseil d’État a jugé, en 2019, que les personnes détenues à l’isolement n’avaient pas besoin de prouver qu’elles remplissaient la condition d’urgence (voir encadré). Alors que la plupart des référés étaient jusque-là rejetés d’emblée, le juge doit désormais systématiquement contrôler les motifs de sécurité qu’avance l’administration pour justifier l’isolement. Le nombre de requêtes déposées est depuis lors en hausse : tous types de recours confondus, la Dap en a recensé 402 en 2023, contre 299 l’année précédente[5].
Le droit de regard du juge administratif reste néanmoins limité. L’isolement carcéral fait en effet partie des contentieux sur lesquels il n’a qu’un « contrôle restreint » sur les décisions de l’administration, qui conserve une grande marge d’appréciation : « La jurisprudence du Conseil d’État prévoit que le juge contrôle “l’erreur manifeste d’appréciation”, c’est-à-dire une erreur évidente », explique Monsieur R. Le doute profite donc à l’administration pénitentiaire, et « les détenus ont évidemment des difficultés pour apporter la preuve de ce qu’ils avancent, poursuit-il. Nous sommes donc d’autant plus attentifs au respect du contradictoire, à l’accès à l’avocat et au juge. »
Autre difficulté, « certaines juridictions administratives connaissent très mal le droit pénitentiaire, qu’il y ait peu de prisons sur leur ressort ou que personne ne les saisisse, relève Benoît David. Elles n’ont pas forcément conscience des répercussions de l’isolement et ont tendance à suivre aveuglément l’administration. Les juridictions plus averties se montrent souvent nettement plus exigeantes quant aux justifications et aux preuves à apporter. »
Certains avocats sont en outre confrontés à de véritables manœuvres d’obstruction. Antoine Laplane indique avoir souvent du mal à se faire notifier rapidement les décisions concernant ses clients isolés. Une expérience qu’a aussi pu connaître Rosanna Lendom : « Malgré plusieurs demandes, je n’ai pu obtenir la décision sur l’isolement de mon client qu’au dernier jour du délai légal. Si bien que mon référé-suspension a été rejeté parce que je n’avais pas pu la produire ! »
« Isolement déguisé »
Même lorsque l’isolement est annulé ou suspendu, l’affaire ne s’arrête pas toujours là. Certaines personnes détenues sont aussitôt transférées dans un autre établissement, où elles sont de nouveau placées à l’isolement. Benoît David pointe également une autre « pratique récurrente » : « Quand l’isolement est suspendu, l’administration pénitentiaire ne remet pas la personne en détention ordinaire, mais au quartier arrivants ou autre, pour “observation”. Quand bien même elle est en prison depuis 15 ans et qu’elle déjà a eu tout le temps d’être observée… Les conditions y sont proches de l’isolement, c’est clairement un contournement. Donc maintenant, dans mes référés, je demande d’enjoindre un retour en détention ordinaire. »
Différents témoignages reçus à l’OIP confirment cette pratique : dans un centre pénitentiaire du Sud, Monsieur K. a ainsi été placé au quartier arrivants après la suspension de son isolement, au printemps 2024, et privé de tout contact avec d’autres personnes détenues pendant plusieurs semaines. Le juge administratif, Monsieur R., confirme lui aussi avoir été confronté localement à des manœuvres de ce genre, qui peuvent aussi prendre la forme d’un confinement en cellule ordinaire : « Je suspends une mesure d’isolement et la personne est remise en détention ordinaire, mais en réalité son régime n’a pas changé : elle ne voit pas plus les autres, ne participe pas plus aux activités collectives, etc. »
Cet « isolement déguisé » échappe par définition au strict cadre procédural du régime d’isolement. Ce qui complique singulièrement l’accès au recours : « Ces affectations font rarement l’objet d’une décision notifiée, souligne Benoît David. C’est à nous d’essayer de la faire apparaître en demandant des explications à l’administration et diverses attestations… Puis c’est à nous de convaincre le juge que la situation fait grief à notre client. »
Par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024 : Isolement carcéral « je suis dans un tombeau »
[1] Ministère de la Justice, circulaire du 14 avril 2011 relative au placement à l’isolement des personnes détenues, JUSK1140023C.
[2] Voir notamment CEDH 21 juillet 2005, Rohde c. Danemark, n° 69332/01 ; CEDH 4 juillet 2006, Ramirez Sanchez c. France, n° 59450/00 ; CEDH 9 juillet 2009, Khider c. France, n° 39364/05.
[3] CGLPL, Incarcérations de longue durée et atteintes aux droits, décembre 2023.
[4] Conseil d’État, 26 juillet 2011, n° 317547.
[5] À noter que tout recours en référé doit être doublé d’un recours en annulation.