Introduits par la loi depuis bientôt vingt ans, les stages de responsabilisation sont massivement utilisés en alternative aux poursuites en matière de violences conjugales. Pour Marine Delaunay, docteure en sociologie, si ces derniers permettent de confronter les auteurs à leur passage à l’acte, ils restent insuffisants pour transformer profondément les représentations de genre, déterminantes dans ces violences.
Quand et comment s’est structurée la prise en charge des violences conjugales en France ?
Marine Delaunay : En France, ce qui est assez particulier au regard du contexte international, c’est qu’on a une sorte de division du travail dans la prise en charge des violences conjugales, avec victimes d’un côté et auteurs de l’autre. Les premières formes de prise en charge des victimes, qui reposent essentiellement sur le secteur associatif, ont émergé dans les années 1970, et se sont progressivement professionnalisées et institutionnalisées à partir des années 1980. Depuis une quinzaine d’années, l’intensité de l’attention politique et médiatique à l’égard de cette problématique ne faiblit plus, celle-ci ayant été érigée grande cause nationale en 2010. La structuration de l’accueil des victimes reste cependant fragile, parce que les subventions ne sont pas pérennisées, que les relais institutionnels au sein de l’Etat sont aussi très instables, cette compétence étant régulièrement transférée d’un ministère à l’autre suivant les gouvernements – entre le ministère du droit des femmes, le ministère de la famille, etc.
Qu’en est-il de la question des auteurs de ces violences ?
La prise en charge des auteurs a fait l’objet d’une institutionnalisation plus tardive, et s’est développée essentiellement dans un cadre pénal. La création, en 2004, des stages de responsabilisation des auteurs de violences intrafamiliales va marquer une étape déterminante dans son développement, même si quelques initiatives existaient de manière éparse et sporadique avant cette date. Les magistrats s’en emparent largement et y orientent massivement les auteurs de violences conjugales. Certaines associations proposent parfois d’autres formes de prise en charge, y compris hors cadre judiciaire, mais elles peinent à trouver des financements. En outre, il n’y a pas de structuration formelle à l’échelle nationale : jusqu’en 2019, les auteurs étaient rarement évoqués dans les débats publics et encore moins considérés comme potentiels destinataires des politiques publiques. Le grenelle des violences conjugales, fin 2019, renouvelle le cadrage sur cette problématique en portant l’accent sur les auteurs, avec l’idée que tant qu’on ne s’occupera pas d’eux, on ne pourra pas dissoudre complètement le problème des violences conjugales. Le programme d’actions qui a été adopté dans la foulée implique le développement de centres spécialisés dans leur prise en charge (lire page 28). Cette offre, qui est en cours de structuration et d’institutionnalisation, reste cependant très hétérogène sur le territoire.
Vous avez spécifiquement enquêté sur les stages de responsabilisation, massivement utilisés dans le cadre d’alternatives aux poursuites. En quoi consistent-ils ?
Sur le contenu, suivant les Spip et les associations socio-judiciaires, on observe une grande diversité dans les programmes proposés, dans les approches aussi (thérapeutique, éducative, etc.). Ces stages, qui sont aux frais des participants (autour de 250 euros) et durent généralement une journée et demi, voire deux, font souvent intervenir une grande variété de professionnels : psychologues, travailleurs sociaux, juristes, addictologues… Selon le code pénal, les objectifs du stage sont un rappel du principe d’égalité de genre, de respect conjugal et une prise de conscience de la responsabilité des faits commis dans un souci de prévention de la récidive. La notion de responsabilisation des auteurs est donc leur ambition première. Il faut cependant préciser que la « reconnaissance de leur responsabilité » est un prérequis pour l’orientation vers le dispositif du stage comme alternative aux poursuites. Ce prérequis est sollicité dans des conditions contraignantes pour les auteurs de ces violences : ils savent qu’ils pourront être orientés, en cas de refus de leur part, vers des voies judiciaires au sein desquelles ils risquent plus, ce qui pose la question de l’honnêteté des réponses obtenues dans ce cadre judiciaire.
Il arrive que des femmes, autrices de violence, soient condamnées à suivre ces stages. Une réalité qui pose question, d’un point de vue féministe…
Du point de vue du droit, il n’y a pas de distinction entre les violences selon qu’elles sont commises par un homme ou une femme : la circonstance aggravante tient à la nature du lien qui unit l’auteur et la victime des violences, pas à leur genre, ce qui justifie que des femmes soient condamnées à suivre ces stages, quoique de façon minoritaire. Que ce soit dans le traitement judiciaire ou dans les programmes, on a une interprétation des circonstances et du passage à l’acte en termes relationnels, plutôt que structurels. Dans les stages, la question du genre est généralement abordée mais celle-ci fait l’objet d’un recadrage et désigne le plus souvent un principe universaliste d’égalité de traitement des hommes et des femmes devant la loi. Les intervenants reconnaissent la dimension sexuée des relations de couple, mais pas la dimension genrée, et nient donc les rapports structurels de pouvoir et les mécanismes sociaux à l’œuvre. De manière générale, il y a une réticence, en France, à appréhender les violences conjugales à travers les lunettes des rapports de genre, en interrogeant par exemple les masculinités et leur construction sociale, les rapports de genre en tant que rapports de pouvoir qui structurent nos sociétés.
Quel est l’effet de cette mixité sur les stages ?
La présence de femmes affecte la dynamique des débats au sein de ces stages. Elle renforce l’adhésion des hommes au dispositif, mais leur permet aussi d’affirmer la symétrie des violences conjugales : cela constitue pour eux une preuve en soi de partage des responsabilités dans le passage à l’acte. Ils projettent sur elles leur expérience personnelle, parfois avec une forme de rancœur. Pour ces femmes, le stage s’inscrit alors dans un continuum de violences. Pour elles, qui vont avoir du mal à se reconnaître dans le discours des intervenants, le risque est celui d’une défection vis-à-vis du stage. Or si les stagiaires ne vont pas au bout du stage, ils risquent une peine plus sévère. Ce risque semble donc accru pour les femmes.
Plus largement, quel est l’impact de ces stages sur ses participants ?
Ces stages sont des espaces d’information sur le droit, sur la loi, des lieux d’éducation à la justice, au sein desquels ils vont aussi trouver des informations sur les addictions, les différentes formes de prise en charge médico-sociales qui peuvent existent, des adresses pratiques… Ce sont aussi des espaces dans lesquels les individus vont être confrontés à leur passage à l’acte. Ils vont entendre parler de l’expérience des victimes, sans autre choix que de l’écouter – ça n’est pas anodin, au contraire, c’est essentiel. Mais ça n’est pas suffisant pour transformer les représentations. Or, celles-ci sont déterminantes dans ces violences.
Lors des entretiens que j’ai pu mener à l’issue des stages, j’ai repéré une persistance de représentations problématiques chez les auteurs de violences conjugales, liées à la masculinité et à sa mise en scène dans des rapports conjugaux souvent inégalitaires. Lorsque que je les interroge sur les violences qu’ils ont commises, jamais ils ne mentionnent les conséquences sur la santé des victimes. Ils soulignent le caractère anodin et ordinaire des violences conjugales pour dédramatiser la situation, en insistant sur la distinction que l’on peut faire entre eux et l’image archétypale du monstre violent. L’élément significatif dans leur récit n’est jamais le passage à l’acte en lui-même mais le fait qu’ils aient été traduits en justice. La plupart d’entre eux ont vécu les événements successifs de la trajectoire judiciaire – l’arrestation, la garde à vue, le recueil de l’empreinte, etc. – de façon très douloureuse, et témoignent d’un sentiment de stigmatisation renforcé par la perception de la très grande distance sociale entre les magistrats et eux. Ils sont souvent confrontés à des femmes de l’orientation de l’affaire à la mise en œuvre de la sanction pénale, et cela leur fait craindre une forme de connivence de genre entre les professionnelles et les victimes – autre stratégie de neutralisation de la culpabilité qui consiste à accuser les accusateurs. Ils décrédibilisent souvent la consistance des décisions de justice et la pertinence des politiques pénales, qui seraient soudain extrêmement répressives après des années d’inaction, et estiment avoir servi d’exemple. De manière générale, les travaux universitaires menés sur le sujet partagent ces constats de normalisation de la violence et de décrédibilisation de la sanction pénale à l’issue des programmes de responsabilisation.
Que faudrait-il faire ?
Selon une méta-analyse internationale portant sur le Canada, les États-Unis et l’Australie, aucune étude ne valide l’efficacité des programmes actuels ni ne l’invalide totalement. S’agissant des programmes courts, de quelques jours, les auteurs sont catégoriques : ceux-là ne réduisent pas les taux de récidive, voire sont susceptibles d’engendrer des effets contreproductifs. Les programmes qui auraient le plus d’effets sont les programmes longs qui adoptent des approches issues des théories cognitivo-comportementales, avec une perspective genrée. Les modèles sensibles aux rapports de genre, qui abordent les masculinités dans une perspective globale (travail, relation, parentalité, sexualité, addictions…) et qui déclinent des prises en charge combinant espaces de parole et d’information, temps collectifs et individuels, dans un cadre judiciaire mais aussi extra-judiciaire, apparaissent comme les plus porteurs de changements.
Propos recueillis par Laure Anelli
Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°118 – avril 2023 : Violences faites aux femmes, la prison est-elle la solution ?