Lors d'une extraction, plusieurs détenus se retrouvent dans le camion destiné à les transporter de la prison jusqu'au Palais de justice. Extrait d'une conversation.
Pendant le trajet, j’entends un détenu essayant d’engager une conversation avec une détenue. D’autres se joignent à la conversation. Une suite de réflexions désobligeantes à l’égard de ces femmes, des railleries mesquines, qui deviennent une surenchère d’insultes humiliantes. Les gendarmes n’interviennent pas. L’un semble sourire, un autre rit de bon cœur à une remarque vulgaire et de mauvais goût, dirigée contre l’une des femmes qui semble être d’origine roumaine (déduction hypothétique basée sur son teint et sa tenue vestimentaire). J’en cite une sobre en exemple.
« Eh les filles… Vous êtes là pour quoi ?
— Elle, ça se voit que c’est une Roumaine, elle doit être là pour vol, pickpocket. Ouais, eh gendarme, fais attention, elle va te vider les poches !
— Par contre, moi, je veux bien qu’elle me vide les c… »
Gêne, honte, haine. Je n’ose même pas regarder ces femmes, de peur d’alourdir leur fardeau par le poids de mon regard. Je ressens un besoin de massacre, une vision de carnage sanglant m’envahit, il faut que je me calme. Heureusement que par nature, je ne suis pas impulsif. J’interpelle l’un des instigateurs, qui se trouve dans ma cage :
« Tu t’es fait avoir, t’es tombé dans leur piège.
— Comment ça ?!
— La meuf, tu ne la connais même pas, tu ne connais pas son histoire, tu ne connais pas sa vie, tu ne sais pas pourquoi elle est là. Tu ne vois même pas qu’elle est dans le même bateau, dans la même galère. Tu crois qu’elle n’a pas assez de problèmes dans sa vie pour que, nous, on lui en rajoute ? T’imagines, je t’envoie dans un pays étranger, je te mets au placard, je t’enferme dans une cage et je ramène plein de taulards qui t’encerclent, se foutent de ta gueule et t’insultent dans une langue que tu ne comprends pas, ou à peine ? Imagine maintenant qu’ils fassent ça à une fille que tu connais, une copine, même une cousine, une sœur, pire ta meuf ! Mets-toi juste à leur place.
— Ouais j’avoue, mais ça me rend fou ici, on dirait qu’ils veulent me pousser à bout.
— Je sais et c’est ce qu’ils veulent. Ils veulent nous rendre à l’état animal, qu’on devienne des bêtes – pire, mauvais. Ils nous privent de savoir, de connaissance, nous maintiennent dans l’obscurité pour que l’on devienne sombre, ils nous privent même de sexualité pour nourrir notre frustration, ils sont en train de nous déshumaniser. Avant, quand tu étais dehors, tu prenais les transports, le métro, le bus. Tu ne parlais pas comme ça aux meufs ?
— Nan bah nan, jamais.
— Alors pourquoi ici tu le fais ? Tu vois c’est ça que je voulais dire quand je te disais que tu étais tombé dans le piège et qu’ils t’avaient eu. Parce que maintenant, quand ils vont voir comment tu te comportes, ils diront : « Ah bah vous voyez, nous avions raison de les mettre en prison puisqu’ils ne savent pas se comporter, vous voyez comment ils se parlent entre eux, ce sont des sauvages, des barbares. » »
Par Y. R.