Une famille marquée par la maladie, les décès et la pauvreté... Virginie sombre dans l’alcool, elle est condamnée à deux mois d’emprisonnement avec sursis mise à l’épreuve pour conduite en état alcoolique. Près de cinq ans après les faits, elle est incarcérée pour respect « insuffisant » de son obligation de soins. Une rencontre avec la justice caractérisée par le manque d’accompagnement, l’incompréhension des mesures pénales et le traumatisme de la prison.
Pourriez-vous évoquer votre vie avant d’avoir été confrontée à la justice ?
Ma sœur jumelle et moi avons reçu une éducation très stricte. Ma mère est tombée gravement malade lorsque j’avais 16 ans, elle est restée six mois à l’hôpital. Heureusement elle s’en est sortie, elle vit toujours. A cette époque, mon père travaillait du matin au soir, puis il allait la voir. Ma sœur et moi, nous avons dû arrêter l’école pour nous occuper de la maison, préparer les repas… A 17 ans, j’ai suivi une formation en alternance pendant un an à l’hôpital. J’avais aussi une sœur aînée, aujourd’hui décédée. Elle aussi est partie à cause de l’alcool. Son mari la frappait, elle était toujours toute seule et elle s’était mise à boire. Mon père a eu un cancer. Il est décédé à 47 ans, j’en avais 20, et nous n’avions aucunes ressources. Ma mère ne pouvait pas toucher sa pension avant l’âge de 50 ans, alors nous avons été aidées par la mairie, on nous donnait des bons de marchandises. Nous faisions de petits travaux chez des particuliers. A cette époque, j’ai commencé à travailler à l’hôpital de Lens en tant qu’aide ménagère. Je devais devenir aide-soignante, mais j’ai eu des problèmes de santé, et l’on m’a annoncé que je devais arrêter en raison de mes jambes – j’ai une polyarthrite, avec de gros problèmes sur les cartilages –, on avait peur que je perde l’équilibre. J’avais 25 ans, ça m’a fait mal. J’adorais le boulot, le contact avec les autres m’a toujours plu. Puis, à l’âge de 26 ans, j’ai eu ma fille. Je n’ai plus travaillé depuis.
Comment a commencé votre problème avec l’alcool ?
C’est lié à la mort de mon père, la grave maladie de ma mère, la disparition de ma sœur aînée… Lorsque mon père est décédé, j’étais partie faire les vendanges. Ma sœur m’a téléphoné et, à entendre sa voix, j’ai tout de suite compris. Je n’ai rien dit, j’ai raccroché et je suis repartie directement chez moi pour l’enterrement. Malheureusement, je n’ai pas pu voir mon père. Ma sœur et ma mère n’avaient pas voulu me dire qu’il allait très mal, sinon je me serais arrangée pour rentrer plus tôt. Ces décès sont venus s’ajouter à ma maladie, qui empirait. J’ai toujours refusé les calmants, le médecin voulait que je prenne de la morphine ou du valium. Je devais faire le moins d’efforts possible, rester allongée. J’ai commencé à boire quelques verres, pour dormir, mais le lendemain matin j’avais toujours aussi mal, alors je reprenais de l’alcool.
Je croyais maîtriser ma consommation, je pensais à ma fille et à mon mari, qui travaillait. Je voulais que le ménage soit fait, les repas préparés, qu’elle ne me trouve pas endormie sur le fauteuil en rentrant de l’école. Quand je buvais deux ou trois verres, je pensais maîtriser. J’ai réalisé après que c’était le contraire. Au début, on boit un verre, puis deux, trois, quatre, cinq, puis la bouteille. C’est là qu’on comprend qu’on est dépendant. On ne s’en sort pas…
Vous avez été condamnée pour conduite en état alcoolique à deux mois d’emprisonnement avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve pendant dix-huit mois. Comment avez-vous compris cette peine ?
Je n’ai rien compris du tout. Le juge m’a assommée. Je n’avais rien volé, fait de mal à personne, et j’ai pris deux mois pour un peu de tôle froissée. Le sursis et l’épreuve, je comprenais ce que c’était, mais on ne m’a rien expliqué. J’aurais dû être convoquée par un Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP), mais je n’ai vu personne.
Aviez-vous conscience qu’il fallait que vous engagiez un suivi médical à ce moment-là ?
En sortant du tribunal, je me suis dit « maintenant j’arrête l’alcool, et si quelqu’un vient à la maison pour me faire une prise de sang, il n’y aura pas de problème ». Mais personne n’est jamais venu chez moi. J’envoyais régulièrement mes analyses, c’est tout.
Vous avez de nouveau été convoquée, et le juge a prolongé de dix-huit mois votre délai d’épreuve, car vous ne respectiez pas l’obligation de soins. Aviez- vous compris que vous deviez aller dans un centre d’addictologie ?
Non, j’ai arrêté de moi-même, je n’ai pas besoin d’aller à l’hôpital pour une cure de désintoxication. Je n’étais pas alcoolisée du matin au soir. J’avais une conscience, ma fille, mon mari, une maison. Pendant ce deuxième délai d’épreuve, j’ai eu quatre rendez-vous avec un CPIP qui me parlait, me demandait si mon problème d’alcool s’était stabilisé, arrêté, si j’avais eu un traitement, etc. C’est lui qui m’a incitée à aller au Square [une association d’aide dans la prise en charge des addictions]. Je n’y suis allée que deux ou trois fois, quand mon mari avait le temps de m’y conduire. Sinon ce n’était pas évident, avec les horaires de bus, mes difficultés à marcher… Le Square m’a aidée, j’ai pu parler, voir une psychologue. Mais jamais personne n’est venu chez moi. Pourtant, ça m’aurait fait du bien, une petite visite une fois par mois pour faire le point.
Connaissiez-vous les implications de la révocation de votre mise à l’épreuve ?
Non, je n’ai pas compris pourquoi les gendarmes sont venus me chercher, je n’ai pas fait le lien avec le sursis. Je revenais des courses avec ma sœur, ils étaient devant la maison. Ils m’ont parlé de mon accident, de l’alcool, et ils m’ont emmenée au commissariat. Ils ne m’ont pas dit combien de temps j’allais rester, c’est ce qui m’a choquée. Ma sœur a apporté tous les documents sur mon état de santé, mais ils n’en n’ont pas tenu compte. Ils auraient au moins pu me convoquer avant pour m’expliquer. Je me serais présentée.
Comment se sont passés votre arrivée et votre séjour en prison ?
Je suis arrivée en détention le jour même, directement du commissariat. Je n’ai pas eu de visite médicale en arrivant. Le matin, je n’arrivais pas à me lever, j’avais extrêmement mal, j’ai demandé une infirmière, au moins pour avoir un cachet. J’ai attendu, mais je ne suis jamais allée à l’infirmerie. Mon état a empiré, je n’ai jamais autant souffert. J’étais seule en cellule, alors que je demandais à avoir quelqu’un avec moi pour parler, avoir un lien ou pour prévenir, si ça n’allait pas bien le soir, si j’avais du mal à marcher. Ça m’aurait rassurée. A rester là-dedans, on devient malade, on perd complètement la notion du temps. Personne n’est venu me parler, m’expliquer le fonctionnement de la prison…
Qu’est-ce qui vous a le plus marquée en détention ?
La prison m’a tuée, achevée. On ne s’imagine pas. C’est vraiment le noir. J’avais l’habitude de sortir tous les jours, d’aller avec ma sœur faire des courses, je pouvais parler avec ma fille, fumer ma cigarette, etc. Être enfermée comme ça, c’était l’horreur. Mon problème n’avait rien à voir avec la prison, j’aurais dû aller à l’hôpital. Je ne pouvais pas marcher, je ne pouvais pas aller seule en cour de promenade. Pendant plus d’un mois et demi, j’ai été complètement seule. Je ne parlais pas avec les surveillantes. Je suis allée seulement deux fois en promenade, grâce à une fille à qui j’avais expliqué ma difficulté à marcher. Elle m’a aidée, m’a ouvert la porte, prise par le bras, fait faire le tour de la cour. Elle m’a donné une cigarette parce que je ne recevais pas celles que j’avais commandées à la cantine, je ne sais pas pourquoi.
Depuis, toutes les nuits, je fais des cauchemars : je me vois en prison, puis en train de sortir, de courir, de me sauver, de passer au-dessus des murs.
Qu’est-ce qui a changé dans votre vie après ce passage en prison ?
J’attends que ça change. Je suis encore dans le noir. Mon état s’est quand même amélioré, l’oxygène est revenu. J’ai la télé, la musique, ma fille… Mon entourage a été solidaire, ils ont tous trouvé que mon passage en prison était injuste, ils n’ont pas compris pourquoi on me faisait ça. La prison n’est pas faite pour les personnes qui ont des problèmes d’alcool. Je pense qu’il faudrait les envoyer dans un hôpital, avec d’autres personnes connaissant les mêmes problèmes, pour qu’ils puissent en parler entre eux, échanger. Celui qui est là depuis plus longtemps peut encourager les nouveaux, les aider à décompresser pour ne plus penser à l’alcool.
Vous avez tout de même passé le cap de la prison ?
Je m’en sors tout doucement… Mais il me restera toujours quelque chose derrière, une petite séquelle, c’est obligé.
Propos recueillis par Anne Chereul