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« Les autres détenus sont restés une menace »

Incarcéré pendant vingt-deux mois en 2005-2006, Morgan était un jeune détenu atypique : sans difficultés sociales ni passé judiciaire, en première S lors de son incarcération pour homicide, il a passé son bac en prison. Un profil qui lui a fait bénéficier d’une attention particulière des personnels. Mais ne lui a pas épargné les tensions et violences omniprésentes entre jeunes.

Durant sa détention au quartier mineurs de Gradignan, Morgan a participé à un atelier BD animé par le dessinateur Bast. En Chienneté (éditions La Boite à bulles, 2013), raconte cet atelier.

Quel a été votre parcours judiciaire ?

Je suis resté vingt-deux mois en détention, dont un an et demi au quartier mineurs de la maison d’arrêt de Gradignan. D’abord prévenu, puis condamné, pour homicide. C’était mon premier contact avec la justice, contrairement à la très grande majorité des jeunes que j’ai croisés là-bas. Compte tenu de la gravité des faits, j’ai compris la décision de m’incarcérer. Depuis ma sortie fin 2006, je n’ai plus eu à faire à la justice.

Comment s’est déroulée votre arrivée au quartier mineurs ?

Je suis arrivé en pleine nuit, sans aucun repère, terrorisé. Confronté à l’inconnu et à la peur de l’autre. On m’a dit : « Tu te mets là et tu verras les surveillants demain. » Le lendemain, un surveillant référent mineurs m’a expliqué calmement ce qui allait se passer, il m’a rassuré. J’ai passé la première semaine en observation, sans participer aux activités. J’ai rencontré l’éducateur de la PJJ, puis les responsables de l’enseignement – un peu surpris de voir débarquer quelqu’un qui était en première S. Je me suis souvent entendu dire que j’étais « le cas atypique ».

Comment se déroulaient vos journées ?

A 7 heures on est réveillé par les bruits, le sommeil est léger, on dort péniblement dans cet endroit. A 8 heures, la journée démarre avec une heure de sport, puis des cours et une activité. On termine l’après-midi par une heure de promenade. Les repas étaient pris en cellule, à 11h30 et 17 h 30. Après, la porte reste fermée jusqu’au lendemain matin. J’avais un privilège, le droit de descendre discuter et boire un vrai café avec le surveillant après la fermeture des portes, jusqu’à la fin de son service à 18 heures. Ils ont tout fait pour installer une bulle protectrice autour de moi.

Quelles étaient les conditions matérielles ?

La cellule, individuelle, mesurait 9 m2, avec une douche et l’eau chaude. Il y avait une télé, coupée de minuit à 7 heures Il fallait optimiser l’espace, je suis devenu très ordonné. Chacun assure le ménage de sa cellule – tout le monde ne le fait pas. J’ai pu commander un poste de radio, une console de jeux que je cachais : dès qu’on a quelque chose de plus que l’autre, on passe pour un riche : « Il a 24 cannettes de Coca, 12 canettes d’Orangina »… pour celui qui n’a rien, ça peut créer des envies.

Vous avez poursuivi votre scolarité ?

J’ai reçu un soutien considérable de mes professeurs de lycée, qui sont venus me donner des cours, pour que je puisse continuer ma première et viser le bac. Le corps enseignant et le responsable de l’éducation de la prison ont tout mis en œuvre pour que je puisse finir l’année en restant inscrit dans mon ancien lycée et pour financer une inscription au CNED l’année suivante, tout en ayant les cours particuliers de mes anciens profs. Je suis le seul à avoir eu mon bac à la maison d’arrêt cette année-là.

Quelles étaient vos relations avec les éducateurs ?

Ils m’ont soutenu. Je n’étais pas le cas le plus problématique, il n’y avait pas d’urgence, de sortie à pré- parer. Ils m’informaient de l’avancement de ma procédure pénale, ce qui allait se passer lors du jugement… Dans la maison d’arrêt, le soutien est surtout venu des surveillants référents. J’étais le gars sans histoire. Ils me parlaient de dehors, des films qu’ils allaient voir. Nos relations étaient amicales, je pense que de l’affection s’est installée, même s’ils ne devaient pas le montrer, pour ne pas me mettre en défaut par rapport aux autres.

Vous avez eu besoin d’un soutien psychologique ?

Oui, c’est dur de se retrouver complètement seul. J’ai réussi à mettre des barrières, me blinder par rapport aux autres, à me servir de ma tête, faute d’avoir les muscles pour me défendre. Mais je ne pouvais pas le faire tout seul, j’ai demandé à être suivi par le psychologue, pour me rassurer, pour parler tout simplement. Je tenais aussi un calendrier, je marquais les journées: +, ++, -, –. Il y a beaucoup de moins-moins.

Comment décririez-vous l’ambiance entre les jeunes ?

Tendue. Toujours dans la provocation. Qui va s’imposer, être le plus gros caïd, qui a commis le pire? Qui va «mettre à l’amende » le surveillant comme ils disaient, le rendre dingue. Pendant un an et demi, ceux qui sortaient me narguaient: « Toi tu es là pour dix ans, moi je sors demain. » Je répondais : « A bientôt », et je les revoyais le mois suivant. Ils n’arrivaient pas à comprendre que je passe le bac : « Tu es là pour dix ans, ça te sert à quoi ? » Ces jeunes étaient durs, leur niveau scolaire très faible. Ils sont toujours restés une menace.

Vous avez été témoin de bagarres, de violences ?

Témoin et victime. Ces jeunes n’ont pas vraiment de limites, ils ne savent pas où s’arrêter. Quand une bagarre éclate, on ne sait pas si c’est juste pour savoir qui est le plus fort ou si c’est pour faire mal. Nous étions peu nombreux au quartier, autour de dix en moyenne. Plus on était, plus c’était tendu. L’effet de groupe est affolant. Ça va très, très vite. Il m’est arrivé de ne pas aller en promenade pendant deux semaines : on y est tous seuls entre détenus, le surveillant est dans le mirador. Je ne profitais que du sport, où deux surveillants étaient toujours présents.

Avez-vous pu maintenir des liens avec votre famille ?

J’ai eu beaucoup de visites au parloir, amis, professeurs, famille. Au début, le contrôle du courrier me mettait mal à l’aise. Les lettres arrivent et partent ouvertes, on se sent épié. On s’y habitue petit à petit, on se lâche un peu plus, mais on est quand-même retenu dans ce qu’on écrit. On ne sait pas trop qui va le lire, comment ça va être interprété.

A votre majorité, vous avez été transféré au quartier des majeurs, comment l’avez-vous vécu ?

Je suis né en mai, mais ils ont attendu que j’aie passé le bac, en juin, pour me transférer. Gradignan est à 150 % d’occupation, donc forcément deux ou trois personnes par cellule. Hors de question de passer le bac dans ces conditions. Le passage a été très délicat. On m’avait promis de me sélectionner un codétenu sans histoires. Je me suis retrouvé avec un monsieur un peu à l’ouest, mais très gentil au premier abord. J’ai très vite participé aux activités, fait des connaissances (heureusement, car les personnes isolées sont plus visées par des agressions et humiliations). Au bout de deux, trois jours, je me suis aperçu que mon codétenu prenait des médicaments, se levait la nuit, faisait des bruits bizarres… J’ai dormi avec une poêle à la main, toute la nuit. Dès l’ouverture de la porte, j’ai crié, c’est la première fois que je me suis rebellé. Je suis resté seul quelques jours, puis j’ai eu un nouveau codétenu. Il ne voulait pas être avec moi, je ne voulais pas être avec lui, c’est le seul point sur lequel on s’entendait. On a remis un courrier expliquant qu’on ne se supportait pas, que ça allait dégénérer et au bout de deux jours j’ai à nouveau été tranquille. Le psychiatre a finalement demandé que je sois seul en cellule, il a vu que ce n’était pas un caprice.

Les promenades vous angoissaient autant qu’au quartier mineurs ?

Non, alors qu’il y avait beaucoup plus de monde, ça s’est bien passé. Je n’ai jamais eu de soucis et je sortais beaucoup plus. Parce que je me retrouvais avec des adultes avec qui je pouvais discuter, avoir d’autres sujets de conversation que « t’as du shit ? ».

Votre sortie a-t-elle été préparée ?

Non, elle a été avancée de près d’un an, suite à une erreur de greffe. Un soir, on me dit « changement de programme, il faut sortir, on ne peut pas vous garder ». La sortie a été violente. Ne serait-ce que traverser la route, regarder à gauche et à droite, être conscient du danger… J’avais l’impression que la route était immense, que le monde était immense. Le confinement réduit la perspective. J’ai eu la chance de retrouver un cadre familial, d’intégrer la fac, avec l’aide d’un étudiant du Génépi chargé de cours. Je me suis orienté vers le droit. Aux partiels, j’ai été interrogé sur la Cour d’assises : mon domaine de prédilection !

Avez-vous eu une forme de suivi ?

J’ai eu un suivi du SPIP pendant un an. Une formalité, vérifier si j’étais encore là, vivant, si je n’avais pas déménagé.

Pensez-vous encore à la prison ?

Il n’y a pas un jour sans que je me réveille en me disant « je suis chez moi, tout va bien ». Dix ans après, il reste des réflexes. J’ai une petite claustrophobie, qui s’atténue. Au début, quand j’étais chez quelqu’un, j’attendais qu’on m’ouvre la porte. Je n’aime pas les imprévus. Tout est tellement cadré, tellement minuté en prison. Le dimanche, on reste en cellule toute la journée, sauf une heure de promenade. Aujourd’hui, j’ai absolument besoin d’être actif le dimanche. Quand quelqu’un fait une allusion à la prison, je me demande toujours : « Est-ce qu’il fait cette blague parce qu’il sait ? »

Cette expérience reste stigmatisante ?

Je n’aime pas qu’on vienne m’en parler. Mais c’est parfois très frustrant, quand je discute avec quelqu’un que j’aime bien, qui ne connaît pas mon passé. J’ai une pensée liée à la prison, envie de raconter une anecdote, et je me retiens, je me dis qu’il va me voir autrement. Ça ne me dérange pas d’en parler, mais j’ai toujours peur du jugement de l’autre.

Recueilli par Barbara Liaras


« Quand je suis sorti, j’avais l’impression d’être une star »

« La liberté, c’est un truc de fou… Surtout quand tu es un mineur de 14, 15, 16 ans il y a trop de tentations, on veut toujours avoir le plus de choses. Moi c’est l’argent. L’argent ça me rend fou. Moi je ne peux pas rester dehors une journée sans avoir minimum 200 euros. Ah je ne sais pas quand j’ai commis mon premier délit. La première chose, c’était voler des affaires dans les magasins, les trucs les plus chers. Je ne me faisais jamais prendre. Après je rentrais dans les cités et je vendais aux grands. J’étais souvent tout seul quand je volais. Personne ne m’a appris. C’est à force de traîner avec des gens que je regardais faire. Moi au départ je n’étais pas trop tenté, j’avais peur, peur de me faire arrêter, après tu essayes et après ça réussit et après ça ne s’arrête plus. Après ça devient des pro. Quand tu es mineur à chaque fois tu dis que tu vas arrêter, mais tu as du mal, tant que tu n’as pas 17 ans tu fais que des bêtises et ça a du mal à s’arrêter. […] Parce que toi dans ta tête tu es encore mineur, tu vas aller en prison, tu vas faire deux, trois mois, six mois et tu vas ressortir, c’est rien, ça va passer vite, c’est pas comme les majeurs. […]

Je suis sorti, il y a un grand de mon quartier qui m’avait insulté et je voulais me battre et les autres ils lui disaient : « attention, il sort de prison » et après dès que j’ai entendu ça ils m’ont pris pour un dangereux. Quand je suis sorti, j’avais l’impression d’être une star, tous les gens ils me disaient : « ah, tu as été en prison » et moi j’étais fier. J’étais trop libre dans ma tête. Ça m’a rendu fier, à mort. Les grands de mon quartier ils me donnaient des 100 euros, des 200 euros comme ça, ils étaient fiers de moi juste parce que j’étais allé en prison, c’était un truc de fou.

La prison elle ne m’a servi à rien, rien du tout parce que je me retrouve là [à nouveau détenu]. C’est vraiment inutile, et c’est comme si j’étais en foyer. À mes copains, j’ai dit que la prison, c’était trop de la bombe. En fait aux mineurs, c’est comme si tu étais dans un foyer. Moi je trouve, les CER c’est plus dur qu’une prison de mineurs. »

Guillaume, 17 ans, seconde incarcération – Extrait de G. Chantraine, Trajectoires d’enfermement, récits de vie au quartier mineurs, Cesdip, 2008