Le quotidien dans des établissements du programme « 13 200 » décrit par un détenu et deux surveillants. Le premier est incarcéré en centre de détention, les seconds travaillent dans deux centres pénitentiaires distincts. Ils reconnaissent l’amélioration des conditions matérielles en cellule, mais disent la déshumanisation, la bureaucratisation, les défauts de conception... qui caractérisent leur lieu de vie ou de travail.
Vous êtes incarcéré/travaillez dans un établissement pénitentiaire issu du programme 13 200. Ces nouvelles prisons sont souvent décrites comme « déshumanisantes ». Qu’en pensez-vous ?
Détenu : Lorsqu’un problème surgit ou que l’on a besoin d’un renseignement, il faut passer par une commission. Autrefois, il suffisait d’aller voir le chef, qui réglait la question. Aujourd’hui, il répond qu’il n’a pas le pouvoir. Il faut attendre, la décision est reportée, parce que la commission ne se tient pas nécessairement séance tenante. Quand un fusible a disjoncté dans la cellule, il faut le signaler au surveillant mais lui ne peut rien faire, c’est au privé de venir réparer. Ça prend plus de temps. C’est devenu trop procédurier. Il faut faire des papiers pour tout. Par exemple pour le linge. Lors de ma dernière permission de sortir, j’ai emmené un sac de linge. J’ai sorti quatre chemises, quatre slips, deux maillots de corps. Et bien il faut faire une demande d’autorisation au chef pour ça. On doit donner des repas aux détenus? On les donne. Mais que le gars mange ou pas, que les repas partent dans les poubelles, tout le monde s’en fout. On ne s’occupe pas du détenu, de l’améliorer, on s’occupe juste du fait qu’il fasse sa peine. C’est ça la déshumanisation.
Surveillant 1 : La segmentation des tâches détériore les relations entre surveillants et détenus. Ce ne sont plus les surveillants qui ramènent leurs cantines aux détenus, qui peuvent traiter sur le champ d’éventuels problèmes. Lorsqu’un détenu signale un problème de cantine, nous lui disons de faire un mot à Eurest. Pour une ampoule grillée, nous devons établir une fiche informatique qui va être transmise. Cela crée des lenteurs qui peuvent exaspérer les personnes concernées. Le surveillant signale les problèmes au prestataire privé, mais ne peut rien faire d’autre. Ça peut être dur à comprendre et à vivre pour les détenus.
La nature de notre travail a beaucoup évolué. Il nous est demandé d’avoir une approche plus psychologique – par exemple pour l’évaluation des détenus – mais nous avons moins de temps à leur consacrer. Les caméras, qui permettent un contrôle de tous nos déplacements, nous incitent également à rester à notre poste, isolé – nous sommes en principe deux par étage, mais c’est très rarement le cas, faute de personnel. Nous ne pouvons pas apprendre à connaître les détenus, et vice versa, car nous changeons de quartier quotidiennement. Les personnels sont divisés par quartier, puis en fonction des roulements, de sorte que les équipes en poste sont constituées de quatre personnes tout au plus. Cette organisation nous divise et déshumanise notre travail.
Surveillant 2 : Les coursives ont été agrandies pour que chacune comprenne plus de cellules. Le surveillant est souvent seul à l’étage, et les mouvements ont été multipliés. Notre quotidien est une course permanente, et ce manque de temps conduit à des tensions : quand un détenu attend une demi-heure derrière la porte parce que vous n’avez pas le temps de venir lui ouvrir, la pression monte, vous vous faites insulter, voire agresser. La gestion de la maintenance nous pose également beaucoup de problèmes. Nous ne pouvons plus du tout intervenir, même pour le plus petit problème, le prestataire privé étant responsable de toutes les opérations. Le contrat prévoit un délai maximal pour chaque intervention, avec pénalités en cas de dépassement. Le prestataire va donc traiter en priorité celles qui entrainent les plus grosses pénalités. Qui ne sont pas forcément celles qui sont prioritaires pour nous. Une chasse d’eau bouchée dans une cellule, ou une ampoule grillée dans un escalier, ne sont par exemple pas prioritaires pour le prestataire. De plus, les pénalités reviennent au Trésor public et non à l’établissement – la direction n’a donc aucun intérêt à se fâcher avec le prestataire en les exigeant.
Les améliorations matérielles apportées par les nouvelles constructions, telles que la douche en cellule, sont amoindries par des défauts de conception. Très rapidement, l’établissement pénitentiaire « moderne » dévoile ses malfaçons, ce qui fait dire au prisonnier : « Elle a été construite trop vite cette prison ».
Les nouvelles prisons devaient « améliorer la condition du détenu et faciliter les missions du personnel ». Dans quelle mesure ces objectifs ont-ils été atteints ou pas ?
Détenu : Au niveau du personnel, ça n’améliore rien du tout. Les surveillants sont isolés dans leur étage, ils ne peuvent pas quitter leur poste de travail. Au niveau du détenu, il est certain que les conditions matérielles de détention se sont améliorées – je connais la prison depuis plus de 30 ans, j’ai dormi sur les paillasses, il n’y avait pas de journaux, pas de télévision… Je n’avais qu’une heure de promenade quotidienne. Aujourd’hui, si je veux, je peux passer presque six heures de ma journée en promenade : trois le matin, autant l’après-midi. Mais très peu de personnes vont aux activités, il n’y a que trois salles de classes pour 500 places de détention. Les détenus ne savent pas écrire, font des années de prison et ressortent analphabètes. Je suis en CD, en régime ouvert, ce qui signifie que je peux me déplacer dans la prison, aller dans d’autres étages. Les surveillants ouvrent les grilles et nous laissent passer.
En revanche, la conception même de l’établissement est catastrophique. Les cours de promenade, par exemple, sont séparées entre elles par un mur de quatre, peut-être six mètres de haut. Elles sont tellement petites… on se sent engoncés. Dans les CD des autres générations, le mur est moins haut, c’est parfois même du grillage ; il y a de l’espace, c’est ouvert, on respire. Ici les murs sont si hauts qu’on ne voit rien, c’est du béton et du barbelé partout. Des problèmes de construction sont perceptibles. Par exemple, quand les gars nettoient les escaliers, ils versent de l’eau par terre, et toute la peinture dans le bas des murs s’effrite. Trois ans après sa mise en service, l’établissement est déjà très dégradé. Les murs de la douche de ma cellule présentent d’énormes fentes, l’eau s’infiltre, les murs cloquent, la peinture tombe. Les murs ont travaillé, les dalles sont fendues, les portes des cellules se sont voilées… Elle a été construite trop vite cette prison.
Surveillant 1 : Les avancées matérielles sont considérables pour les détenus. Les habitués parlent de « centre de vacances » : l’encellulement individuel, la douche en cellule, une salle d’activités physiques et une bibliothèque par bâtiment… La question des circulations, qui est souvent soulevée, ne me paraît pas poser de difficulté. Si on me demande d’envoyer quelqu’un à l’UCSA, je vais le chercher, je le sors de l’étage, et après il se débrouille. Un agent à la sortie du bâtiment est chargé de contrôler les entrées/sorties. Les soucis (quelqu’un qui part ailleurs que là où il était censé aller, des règlements de comptes) sont étonnamment rares. Beaucoup de monde circule dans les parties communes, entre les bâtiments, que l’on appelle d’ailleurs « la rue ».
Pour nous les personnels, nous disposons d’un bel outil de travail, nous ne sommes pas perpétuellement inquiets de ce qui va s’écrouler, tomber en panne, le confort matériel est meilleur. Mais il y a eu des malfaçons lors de la construction : les pentes des douches sont dans le mauvais sens, il a fallu refaire les sols, remettre des gaines – avec 15 jours de séchage, il a fallu doubler des cellules pendant la durée des travaux. Certaines technologies sont inadaptées ou mal utilisées. Par exemple, le chauffage se fait par des bouches d’aération qui servent aussi pour le désenfumage. De nombreux détenus trouvent le bruit excessif et ont obstrué les bouches, ce qui fait monter la cellule en dépression, et crée un sifflement permanent. Certains bâtiments sont déjà fissurés après quatre ans.
Surveillant 2 : Les quartiers disciplinaires sont équipés d’allume-cigares, d’une douche, d’un poste radio… Les cellules ordinaires sont plus spacieuses, mieux agencées – même s’il est vrai que doublées ou triplées, comme c’est le cas au quartier maison d’arrêt, elles deviennent petites. Les détenus de l’ancienne maison d’arrêt, a priori contents de venir, ont vite déchanté. Chaque bâtiment comporte une salle de musculation de 15 places… pour 300 personnes. Le terrain de sport est grand, mais on ne peut pas y faire venir plus de douze détenus en même temps. Idem pour le foot, le gymnase… Il aurait mieux valu prévoir des infrastructures de plus petite taille, mais plus nombreuses.
Les premiers plans qui nous ont été présentés prévoyaient d’un côté les cellules, de l’autre des façades complètement vitrées. Nous étions contents d’avoir enfin des bâtiments éclairés, de pouvoir travailler à la lumière du jour. La déception a été rude, il n’y a finalement qu’un bout de lucarne en bout d’aile qui éclaire vaguement. La modernisation n’est pas forcément synonyme d’améliorations : les écrans de contrôle sont suspendus à hauteur de tête, on se cogne systématiquement en se déplaçant dans le poste ; au lieu d’appuyer à gauche pour ouvrir la porte gauche et à droite pour la porte droite, il faut activer un écran, quatre fois pour une porte, quatre fois pour l’autre.
La qualité des bâtiments nous inquiète aussi. Dans les secteurs de la buanderie ou des ateliers, les joints de dilatation entre les panneaux de béton n’ont pas tenu, on peut passer la main à travers. Le premier hiver, toutes les canalisations ont éclaté. Elles ont été réparées, mais nous avons toujours des fuites d’eau impressionnantes. Dès qu’il pleut, l’eau coule dans les couloirs. Le système de chauffage dans les cellules n’est pas non plus au point, il fait chaud l’été et froid l’hiver. Lorsqu’un problème survient, la société de maintenance s’en tient strictement au contrat, sans essayer de trouver une solution. Je leur ai récemment demandé de nettoyer un filtre de climatiseur, complètement encrassé. Le responsable m’a répondu que l’entretien périodique avait été fait. Terminé.
Évoquant les derniers programmes immobiliers pénitentiaires, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté parle d’industrialisation de la détention. Que vous inspire cette expression ?
Détenu : Je suis d’accord avec le Contrôleur, c’est exactement ça. On ne s’occupe plus du côté humain, on ne se préoccupe pas de ce que le détenu va faire en sortant de prison, on s’occupe de remplir les cellules vides. Il y a 500 cellules, ça veut dire qu’il faut qu’il y ait 500 cellules d’occupées. C’est ça l’usine. Finalement, le problème aujourd’hui n’est pas tant les conditions de détention, parce qu’on se fait à tout. Le fait que ce soient des grosses prisons, mal conçues, n’est pas le plus important non plus. Le problème, c’est que les gens sont condamnés à des peines de plus en plus longues qu’ils ne comprennent pas.
Surveillant 1 : Le découpage des tâches entre les différentes catégories de personnels évoque effectivement l’industrialisation, le fordisme. Certains personnels très consciencieux cherchent à suivre les problèmes ; mais à d’autres moments, on se dit « ça va, j’ai transmis, ça ne me concerne plus. » Avec la gestion de l’UCSA par l’hôpital, de la cantine et des bâtiments par le privé, les problèmes sont traités « à la chaîne ». Le nombre d’intermédiaires alourdit le quotidien. L’UCSA voit 200 personnes en consultation chaque jour, vu de l’extérieur, cela donne vraiment une impression d’usine. Dans les vieux établissements, il y avait parfois plus de 1 000 détenus, mais les relations étaient beaucoup moins impersonnelles.
Surveillant 2 : Les coursives immenses, les grilles, le béton partout, l’isolement dans les étages rappellent l’industrie. De même, les caméras dans les coursives et les interphones dans les cellules minimisent les besoins en personnel, c’est aussi une façon d’industrialiser. L’objectif est de faire du chiffre, de caser le maximum de détenus par étage ; s’il n’y a plus de place, on met un matelas par terre, sans se préoccuper des conséquences humaines. Un programme de végétalisation a été décidé pour remédier à une impression de « tout béton ». Des îlots – toujours en béton – ont été construits au milieu des cours de promenades. Ça n’avait aucun sens, du coup toutes les plantations ont été arrachées, il ne reste plus qu’un banc de béton et des mauvaises herbes.
Propos recueillis par Céline Reimeringer et Barbara Liaras