« Il est français. Il est originaire d’Amiens dans la Somme. […] L’histoire de ce gosse d’Amiens est dès le départ tellement basique que cela la rend immédiatement tragique. Une banalité qui friserait presque la connerie dont on ne retire qu’une seule certitude : la vie est injuste. Son histoire à lui (et à plein d’autres), c’est qu’il ne mange pas à sa faim. Parce que sa maman n’a pas de sous. Avec ses frères et sœurs, ils partent très souvent à l’école sans avoir pris de petit-déjeuner. Il faut comprendre ce que c’est pour un enfant que d’arriver en cours le ventre vide. Un enfant fracturé, on le ressent à travers son silence ou son regard perdu. L’enseignante doit alors assumer toute seule le service après-vente de l’inertie politique qui a laissé tomber la jeunesse. Elle apprend sur le tas à être vigilante et attentive à l’humeur des élèves. Mais après l’enseignante, c’est le néant sidéral. Après elle, il n’y a plus rien. Et parfois, c’est le chaos. Les quartiers nord d’Amiens sont réputés pour leur dureté. C’est là qu’il a grandi. Père décédé, maman hyper malade, familles d’accueil, foyers, liens familiaux massacrés, fratrie dispersée, maltraitance… Entre la tragédie familiale et l’enseignante désarmée, il y a la rue. Elle l’aspire, l’absorbe. Une arène sans issue. Le chemin de la délinquance est souvent apocalyptique. Il n’y a pas besoin de fil d’Ariane pour en trouver la sortie : c’est la taule ou la mort. Il ne peut que se casser la figure sur le trottoir. Il a un frère jumeau. Ensemble, ils découvrent les points de deal, les rodéos, les petits casses. Main dans main, ils font les quatre cents coups. Comme un couple dans le vent. Fatalement, ils s’y perdent. C’est la case prison. Son frère jumeau ne supporte visiblement pas ses mauvaises conditions de détention. Il découvre la solitude. Elle le place dans un voyage intérieur bouleversant. […] La raison se rétrécit. Elle sombre dans l’ennui. Et en taule, il n’y a aucun remède contre le désœuvrement – la cellule est devenue une salle d’attente dans laquelle tu patientes vingt-trois heures par jour. Comme une atmosphère mortuaire permanente. Un son de cimetière, des idées noires, un sentiment permanent d’abandon, il se suicide. Il est retrouvé pendu dans une cellule de la maison d’arrêt d’Amiens. Il avait à peine 19 ans. L’enfermement l’a terminé. Il a trébuché. Définitivement.
Il a perdu son double. Ils étaient reliés, unis, soudés et fusionnels. Il doit continuer sans lui. Mais il n’y parvient pas – la nostalgie le torture. La culpabilité le ronge de l’intérieur. Il passe de longs moments à l’église, passe au cimetière quotidiennement. Le deuil. Il parle de longues heures à son frère. Il donnerait n’importe quoi pour prendre sa place. Le chagrin le pulvérise. La douleur est tellement forte qu’il en perd la raison. Son médecin lui prescrit des antidépresseurs. Il perd ses nerfs très facilement. Il est constamment à fleur de peau. C’est devenu un écorché vif. Chronique d’un cataclysme annoncé. Il se plonge à corps perdu dans la connerie. Il essaye de s’en sortir. Il rencontre une fille. Il l’aime. Elle tombe enceinte. La délinquance et ses mauvaises fréquentations le rattrapent. Il repart en prison. Sa copine le laisse. Elle accouche d’une fille. Elle part refaire sa vie ailleurs. Il l’accepte. Mais il ne voit plus sa petite fille. Ça le dévaste. Le sentiment d’abandon le dévore. La prison le ramène inévitablement au suicide de son jumeau. Il commence à y penser. Mais il n’en trouve pas le courage. Il est en colère contre l’administration pénitentiaire. Il leur en veut pour la mort de son frère. Ses petits frères et sœurs sont placés en famille d’accueil. Sa maman, très malade, est logée dans un centre de soins pour personnes âgées. Il n’a aucun parloir et de moins en moins de courriers. Puis, plus rien. Il est complétement coupé de l’extérieur. Livré à lui-même, il perd ses facultés mentales. Ses nerfs prennent le dessus sur la raison. Désespéré, il se bagarre avec un codétenu. Il découvre le mitard. Il souffre. L’isolement du cachot assassine ses capacités cognitives et sensorielles. Son moral est au plus bas. Ultime cri d’appel au secours, il s’en prend malheureusement au personnel de la prison. Il est à nouveau condamné. Il repart au mitard. On le transfère vers une autre prison. Il récidive. Il n’arrive plus à contrôler sa colère. On décide de l’interner en psychiatrie. Il dérive dans les unités pour les fous. Il pense de plus en plus à son frère.
« Ça va mon gars ? Vas-y tiens bon frérot ! Force ! Force ! » C’est comme ça que je l’ai connu. Enfermé au quartier d’isolement (QI) du centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, il m’a encouragé par la fenêtre. Sa voix grave parvenait jusqu’au mitard qui colle le QI, ces tranchées du joug pénitentiaire. Quelques temps plus tard, je le rejoins sur le front de l’isolement. On va mener le combat ensemble. Celui de la survie, de la dignité, de la liberté. Au QI, personne ne se voit. On s’entend en criant à travers la grille. Sa maîtresse à l’école primaire d’Amiens avait droit à son regard poupin et ses silences, je devrai juste faire avec sa voix. Celle-ci sera dorénavant le principal indice qui me permettra de mesurer le moral de mon nouveau camarade. Je découvre ainsi qu’il est en sale état. Il a à peine 27 ans. Il ne sort jamais en promenade. Ni même dans cette minuscule salle de sport (de la taille d’une cellule). Il est renfermé sur lui-même. Il est suivi et prend un traitement médical assez fort. Ça l’aide à calmer ses nerfs. Il a des poussées de fièvre. Mais au contact de ma voix, il est calme, très calme. C’est comme ça que je le découvre : sa vie, son frère jumeau, sa mère très malade, sa petite sœur en famille d’accueil, sa fille qui lui manque de ouf. Il n’a plus de contact avec la mère de sa fille qui a refait sa vie avec un autre homme. Il l’aime encore. Il cache très profondément cet amour dans une bulle d’émotions au fond de son cœur. « Jumeau » (c’est comme ça que je l’ai surnommé) a un cruel besoin d’amour. Je l’incite à sortir, puis à se rendre à la salle de sport. Il se prête à l’exercice très difficilement. Le changement est compliqué à réaliser. Le confinement permanent du mitard ou du QI aggrave ou provoque plus de troubles chez Jumeau. Ça l’esquinte. Pour se remettre d’aplomb, il y aurait surtout un besoin de vie. Au QI de Vendin-le-Vieil, c’est tout le contraire. L’endroit est une véritable zone de destruction, de torture blanche, de récidive à coup sûr. Les inégalités criantes que Jumeau et les siens ont connues en société se multiplient par cent en prison. Un accident de la vie de ne reconsolidera jamais à l’isolement total. Et cette dimension tragique se renforce avec l’éloignement des siens. Il subit ce drame muet en silence. Comme les invisibles de la misère du Nord de la France. L’immobilité, le stress et l’ennui développent ou provoquent de l’agressivité. On vous fait perdre vos repères. Et cette destruction se fait brutalement. Tu m’étonnes que ce môme d’Amiens ait pété câble sur câble… et quoi ? C’est anormal ? Il y a tout pour vous tuer dans ces endroits. Jumeau ne voit personne, ne parle avec personne, ne touche personne, n’a droit ni au travail ni aux formations, aucune visite. Tout lui est interdit. La mobilité réduite du QI sur des années a complétement bouleversé son métabolisme. Le môme ne parvient même plus à mesurer les distances, son élocution est inaudible, tout son être s’est déshumanisé. Et le silence de cimetière de ce lieu a accentué de manière significative son repli sur soi. Un germe carcéral qui provoque la haine, cette haine qu’il refoule au fond de lui-même. Mais que ce système pénitentiaire va lui transmettre de force.
Charles Darwin expliquait que « les espèces qui perdurent ne sont pas les plus intelligentes ni les plus puissantes, mais celles qui sont capables de s’adapter. D’abord le physique. Je ne le lâche pas : « Sors en promenade ! » « Va au sport ! » Petit à petit, il s’y plie. Il porte une barbe grossière. Pas taillée. Il y a du laisser-aller. « Rase-toi ! » Je lui envoie des coups de pied au cul pour qu’il se bouge. Et ça marche. Il devient sportif, propre sur lui. Mieux, il fait du sport en cellule. Tout rasé, tout beau. Ensuite, je parle avec lui, afin de réveiller son esprit critique. Il faut qu’il se reconnecte avec la vie. La lecture est une stratégie d’influence qui permet de réveiller l’esprit. Il adore Pablo Escobar. Ok, glissons-lui dans ses lectures un livre qui le ramène à ses racines, à la France. Je lui envoie un livre sur Johnny. Fuir les murs de son confinement par la pensée. Une activité mentale qui absorbe l’ennui de mort qui règne en confinement total. Il rappelle son ex. Il essaye un contact avec sa fille. Difficile. Il appelle sa maman. Elle est âgée avec une santé déplorable. Il lui parle de son frère pendu qui ne quitte jamais ses pensées. Ils le pleurent ensemble, souvent. Pudiquement. Il appelle sa petite sœur en famille d’accueil. Ils s’adorent. C’est sa fierté. Un jour, Jumeau est rentré dans mon coeur pour toujours. Il reçoit à peine 150 ou 200 euros par mois (il est pauvre, cet invisible). Il met 20 euros par mois sur son compte téléphone qui lui permettront d’appeler à peine deux heures sur trente jours (les détenus de France sont méga-exploités). Puis, incroyable, il commande sur catalogue une paire de tennis ou un bas de survêtement de la taille de sa petite sœur. Et puis, il l’envoie par colis à sa famille d’accueil car elle travaille bien à l’école. Il garde 50 ou 70 euros pour vivre tout le mois. Connaître un tel mec, ça rend modeste croyez-le.
Je parle et discute avec lui de sa situation pénale. Il n’a pas d’avocat. Je constate qu’il est largué au niveau de ses droits les plus élémentaires. J’en parle à mes avocats qui, extrêmement touchés par son sort, contactent un de leurs confrères du barreau de Béthune. Il accepte de s’occuper de Jumeau. Super ! Physiquement et psychiquement, ça va mieux. Dans deux ou trois ans, en se tenant à carreaux, il peut espérer sortir, d’après son avocat. Comme Jumeau a changé de comportement, je lui explique qu’il faudrait sortir du QI et aller ailleurs que dans cet abattoir des âmes. Il sollicite une audience auprès du chef de détention et de son adjoint. Ils traitent sa demande. Jumeau aimerait aller en région parisienne, pas trop loin des siens. Il a promis à son avocat de changer. Il recherche un emploi à l’extérieur. « N’importe quoi pourvu que cela m’occupe et m’aide à me construire un avenir », me répète-t-il. Je lui promets de l’aider. Mes avocats se sensibilisent eux aussi à ce projet. L’un d’eux est originaire d’Amiens. Tout ça, ça lui parle. Il va l’aider, le tcho de chez lui, il le promet.
Mais Jumeau est transféré à Châteauroux dans l’Indre. C’est à 500 km de Lille, 420 km d’Amiens. Plus de 800 km aller-retour… Ce lieu et cet établissement peuvent peut-être quand même l’aider. C’est moins répressif que le centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil. Sauf qu’il y est placé à l’isolement total. À quoi sert-il de transférer un homme d’un QI à un autre QI, de surcroît à des centaines de kilomètres de chez lui ? J’ai regardé furtivement les infos ce soir-là. Toujours au QI de Vendin-le-Vieil, je m’évadais dans une lecture. Je jette un coup d’œil sur l’écran qui parle du QI de la centrale de Saint-Maur. Le reportage évoque les conditions de détention compliquées des lieux. Je repars dans ma lecture alors qu’un débat démarre entre des chroniqueurs et un membre du gouvernement. L’un des chroniqueurs aborde le suicide d’un jeune détenu. Je regarde l’écran lorsque l’intervenant précise que « son frère s’est lui aussi pendu en cellule ». Le silence. Ils en parlent à peine un instant. Mais j’en suis certain, c’est Jumeau. Je suis K.O debout. Un immense, immense sentiment d’impuissance m’envahit. Pas de mots, ni colère, ni culpabilité. C’est l’amertume. Je suis totalement affligé. Je cherche dans ma tête. Je ne sais pas quoi. Je ne trouve rien. Le néant. Le dégoût. Le gâchis. La mort. Je regarde le débat. Ils ont esquivé le drame. Ils auraient pu dire un mot pour la famille. C’est à eux que je pense. À sa maman qui vient de perdre deux jeunes fils pendus dans les cellules de prisons françaises. À sa petite sœur qui n’arrivait pas à conscientiser le drame d’avoir perdu son premier frère jumeau. Elle s’accrochait à son autre frère resté vivant pour elle. Que s’est-il passé ? Quel est l’élément déclencheur ? Je le connais bien, il y a un truc qui a dû le faire virer. Évidemment je fais le lien avec son frère. C’était quand la date de son suicide à la prison d’Amiens ? Ils savaient qu’il était sur la corde raide. Il passe son temps à parler du suicide de son frère à tout le monde : médecin, psychologue, CPIP, service social, officiers pénitentiaires, au téléphone… Ils le connaissent très bien. Ce drame a eu lieu. Pourquoi en parler ? C’est qui Jumeau ? Ce n’est pas le premier, non ? Et ce ne sera pas le dernier. Et bien moi, je veux vous parler de mon petit pote. Le chti du nord de la France, cette si belle région et cette population tellement belle. Mais le mec que c’était ! Et je me fous encore et encore du pourquoi il était en taule. Je l’aimais, c’est tout – et la France a perdu l’un de ses enfants. Il était silencieux et invisible mais j’ai réussi à l’entendre et le regarder. Il s’appelait Vincent. Et c’était un mec bien. Il m’a permis de me réconcilier avec le meilleur de moi-même. Comme un ange qui te ramène à la vie. »
Quartier d’isolement du centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, le 21 avril 2021