Si l’investissement des femmes dans leur maternité représente souvent un élément significatif des projets d’aménagement de peine, la paternité peine quant à elle à s’imposer parmi les facteurs pris en compte. Moins facilement objectivable que le logement ou le travail, victime de stéréotypes de genre et souvent passée sous silence, elle fait aussi l’objet de fortes suspicions.
« Quand des détenus me disent qu’ils voudraient demander une libération conditionnelle parentale, je leur dis qu’en neuf ans à Neuvic, je n’en ai jamais vu accorder », assène Arnaud Deméret, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (Cpip) dans ce centre de détention et secrétaire local de la CGT Insertion Probation[1]. Hormis dans quelques cas très spécifiques impliquant notamment des pères célibataires, la plupart des praticiens dressent le même constat : la paternité des hommes détenus est rarement un élément porteur de leurs projets d’aménagement de peine. « Par exemple, peu d’hommes demandent une conditionnelle parentale, et nous faisons souvent d’autres choix d’aménagements », confirme Frédérique Iragnes, juge de l’application des peines (Jap) à la prison des Baumettes.
À l’inverse, les femmes détenues sont incitées à investir le sujet de la maternité, notamment au moment de demander un aménagement de peine. « On parle beaucoup de maternité, lors du suivi en détention comme durant l’audience, et les libérations conditionnelles parentales sont nombreuses chez les femmes », détaille un autre Jap marseillais, Morgan Donaz-Pernier.
Pour ce dernier, les femmes peinent rarement à convaincre les magistrats de la place centrale qu’elles occupent dans la famille. « Souvent, elles étaient là pour s’occuper des enfants, et sans tomber dans la caricature, c’étaient un peu elles qui s’occupaient de tout. Le caractère essentiel de la participation à la vie de famille se justifie – surtout lorsqu’elles sont mères célibataires. Chez les hommes, ce caractère essentiel n’est souvent pas rempli », poursuit-il. Mais pour Arnaud Deméret, le peu de considération pour la paternité lors des aménagements de peine relève également de biais genrés : « Il y a des a priori […]. Par exemple, ce n’est pas dans les schémas de pensée admis qu’un père incarcéré puisse être plus stable qu’une mère non incarcérée, alors que les éducateurs nous le signalent souvent. De manière générale, on suppose que le lien maternel est plus fort […]. La paternité est prise en considération, mais au milieu de nombreux autres éléments. »
De nombreux praticiens le confirment : le plus souvent, dans l’examen des demandes d’aménagement de peine déposées par les hommes, les questions de logement, d’emploi en encore de soins prédominent largement. « Dans le dossier, nous disposons des informations relatives au nombre des enfants et à l’existence ou non de liens avec eux, nous demandons au besoin des pièces au juge des enfants ou au juge aux affaires familiales. Mais nous creusons avant tout le projet professionnel et les soins pour éviter la récidive », confirme Anne Fourmel, Jap au Mans. « On questionne beaucoup plus les liens des pères à leurs enfants que ceux des mères », résume un autre magistrat.
Le prisme de la suspicion
Certains magistrats et Cpip mettent en avant l’aspect parfois artificiel de demandes d’aménagement de peine invoquant la paternité. « On peut s’étonner de l’investissement subit de certains pères pour leur progéniture », ironise ainsi un Jap. « Quand on suit la personne depuis longtemps, on voit bien qu’elle ne parle pas de ses enfants, qu’il n’y a pas d’intérêt particulier ou d’investissement dans la vie de famille, et que tout cela est soudainement remis en avant au moment de l’aménagement de peine. On appelle alors la compagne, et on se rend compte qu’il n’y a plus de contact depuis des mois. Ça ne m’est pas arrivé souvent, mais ça peut arriver », détaille Arnaud Deméret. Sa consœur Dorothée Dorléacq, secrétaire nationale de la CGT Insertion Probation, confirme avoir été parfois confrontée à des discours plaqués, sans investissement réel dans les relations filiales.
Peu courantes selon ces professionnels, ces situations conduisent cependant certains magistrats à faire preuve d’une « défiance ironique systématique […] au sujet de l’implication paternelle pendant l’incarcération[2] », relève la sociologue Marine Quennehen, pour ne plus considérer la paternité que sous son aspect instrumental. « On dit souvent à mes clients, lors des audiences, qu’avoir des enfants ne les a pas empêchés de passer à l’acte, et qu’il fallait y réfléchir avant. Cela peut même se retourner contre eux, on leur reproche d’avoir pris de tels risques alors qu’ils avaient une famille », témoigne Bettina Sacépé, avocate au barreau de Lyon. Même son de cloche, parfois, lorsque les hommes deviennent pères au cours de leur détention. « Ils nous disent : “C’est quoi, ça, faire des bébés en détention ? Ça ne démontre pas la volonté de s’en occuper” », rapporte Arnaud Deméret.
Vus à travers le prisme de la suspicion, des investissements sincères peuvent alors être déconsidérés, comme l’a expérimenté F., Cpip dans un établissement pour peine du sud-est de la France : « Avec sa compagne, qui était avec lui depuis des années, un détenu en longue peine que je suivais a décidé de faire un enfant tardivement. Ils ont eu beaucoup de mal, ils ont dû faire une Fiv lors d’une permission. […] Lors de l’audience devant le tribunal de l’application des peines, la procureure lui a dit qu’il avait instrumentalisé la justice pour mettre sa compagne enceinte et sortir. Sur le coup il n’a pas bronché, mais il m’a dit ensuite à quel point ça lui avait fait mal. » Selon cette professionnelle et plusieurs de ses collègues, ces remises en question de la part du parquet, voire des Jap, sont très fréquentes. « Les magistrats partent plus souvent que nous du postulat que les détenus les embobinent, et que ce sont des discours de façade, poursuit-elle. Je les comprends, c’est plus difficile pour eux que pour nous de travailler sur ces questions-là, mais moi, je ne m’arrête pas à l’instrumentalisation de la paternité. En prison, on sait que beaucoup de choses sont instrumentalisées, mais cela reste intéressant de travailler le sujet avec eux, pour qu’ils l’investissent vraiment. Et pour certains, on voit des évolutions. »
« Je n’utiliserais pas le terme d’instrumentalisation, nuance pour sa part Frédérique Iragnes. Dans une démarche d’aménagement de peine, c’est normal de vouloir mettre en avant tous les éléments qui jouent en leur faveur. Par contre, nous, nous devons évaluer les facteurs de protection face à la récidive. Et la situation familiale ne suffit pas forcément, dans la mesure où elle préexistait souvent au passage à l’acte. »
La paternité, « un plus » à certaines conditions
Certains prisonniers, avocats et Cpip tentent malgré tout d’invoquer l’argument de la paternité. « C’est un levier qu’on peut mobiliser : si on a un bébé, une copine soutenante et un projet d’emploi, les planètes commencent à s’aligner. Mais il faut toujours rentrer dans le cadre, c’est clair », souligne B., Cpip dans le sud de la France. Pour Frédérique Iragnes, l’essentiel est que la place du père dans la famille soit étayée par des éléments tangibles : « On peut avoir des attestations de l’école disant que les enfants ne vont plus bien depuis que leur père est incarcéré, ou des arguments financiers, des mères en difficulté depuis l’incarcération. Mais c’est difficile : comment percevoir la sincérité de quelqu’un qui met en avant le manque de ses enfants ? », s’interroge-t-elle. Un autre Jap confirme : « Des éléments concrets et dépourvus d’ambiguïté sont un vrai plus pour un aménagement de peine ou une libération conditionnelle. »
Reste à savoir comment présenter les choses. Pour Bettina Sacépé, « nous devons raisonner sous l’angle criminologique, expliquer au juge le parcours de vie, l’équilibre et les projets de celui que nous défendons. La famille est souvent un facteur de protection et de réinsertion, il est indispensable d’en parler. »
Encore faut-il en avoir le temps. Les audiences d’aménagement de peine, souvent courtes, ne favorisent pas les échanges à ce sujet. « La phase de préparation du projet m’échappe totalement, et je ne vois les gens que le temps d’une audience, de vingt à quarante minutes, témoigne Frédérique Iragnes. On passe dix minutes sur la situation personnelle, et si rien n’a été préparé en amont par le Cpip ou le psychiatre, j’en déduis que la situation familiale n’est pas forcément investie, je n’ai pas le temps d’aller creuser le sujet. On a une connaissance limitée des situations familiales, on en sait ce qu’ils veulent bien nous livrer, et souvent, ils n’ont pas envie de se livrer là-dessus. »
Les libérations sous contrainte (LSC)[3] automatiques, de plus en plus fréquentes, excluent quant à elles toute possibilité de débat contradictoire : un vrai écueil s’agissant d’un sujet aussi intime que l’investissement dans la paternité. « Lorsque les magistrats rencontrent les personnes, qu’ils peuvent avoir un vrai débat contradictoire, ils peuvent changer de vision, prendre les évolutions plus au sérieux. Mais c’est de plus en plus rare, avec les libérations sous contrainte, où ils ne jugent que sur dossier », regrette Arnaud Deméret, de la CGT Insertion Probation. « On a beaucoup de courtes peines, et les Jap ne connaissent que des situations rapportées. Sans pouvoir échanger avec les personnes, ils sont davantage dans la défiance », abonde sa collègue Dorothée Dorléacq. « En théorie, les personnes peuvent présenter des observations, mais matériellement c’est impossible, elles ne sont jamais entendues lors des Cap [commissions de l’application des peines] », précise Arnaud Deméret. En outre, étant donné le nombre de dossiers traités, les éléments les plus facilement objectivable sont davantage retenus. Autant de facteurs qui marginalisent la prise en compte de la paternité. « Tout va très vite. Si on a hébergement, ça sort. Si on a des enfants, mais pas d’hébergement, ça ne sort pas », résume B.
Un silence redoublé
Le peu de considération pour la paternité dans les débats sur l’aménagement de peine nourrit le silence qui prévaut à ce sujet en détention. « On priorise en fonction des exigences des magistrats. Il y a tellement de sujets : le travail, l’hébergement, le lien social… La question de leur place de père arrive tardivement dans le suivi », pointe Arnaud Deméret. « On essaie de cocher tous leurs critères, et on sait que la paternité n’en fait pas partie », complète Dorothée Dorléacq.
Les personnes détenues peuvent elles-mêmes contribuer à installer ce silence : « Ils ont tellement intégré que le fait qu’ils soient pères ne sera pas pris en compte par les magistrats qu’ils n’osent même plus en parler. Ils se disent aussi que de toute manière, s’ils le font, on ne les croira pas. Donc ça les conditionne, ils se disent : “Ce n’est pas ça qu’on attend de moi” », détaille Dorothée Dorléacq. Un ultime facteur d’inhibition qui renforce les difficultés déjà rencontrées par de nombreux pères pour aborder la question, selon différents professionnels.
C’est ainsi que certaines relations pères-enfants, construites et nourries, sont parfois découvertes sur le tard, voire par inadvertance, échappant de ce fait aux éléments transmis aux Jap. « On a parfois des surprises, on découvre qu’il y a des enfants présents dans leur vie, des appels fréquents, beaucoup de courriers, mais on n’avait pas pu le voir en entretien, où tout va tellement vite, relève Arnaud Deméret. Il y a deux jours, j’ai croisé un détenu, il m’a dit : “Ça y est, je travaille ! Est-ce que vous pourriez récupérer le Rib de mon ex-conjointe, que je puisse faire des virements à mes enfants ?” Il ne m’avait jamais parlé de ses enfants avant. Une autre fois, j’ai croisé un détenu sur le chemin de sa permission de sortir. Il m’a dit qu’il était très content car il allait voir sa fille, et personne ne connaissait cet aspect-là de sa famille ! J’ai vu les retrouvailles sur le parking, les deux n’attendaient que ça, mais il n’en avait jamais parlé. »
In fine, comme l’analyse Marine Quennehen, « la paternité (et plus généralement les liens familiaux des hommes) est très clairement secondaire[4] » dans les critères des magistrats au moment d’accorder un aménagement de peine. « On constate fréquemment une triple négation : tout d’abord de l’investissement même des hommes dans leur paternité, ensuite de la paternité en tant que ressource pour la réinsertion et, enfin, de la paternité en tant que besoin affectif des détenus et des familles d’avoir des liens mutuels. »
par Charline Becker
Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°121 – Décembre 2023 : « Ils grandissent loin de moi » : être père en prison
[1] Arnaud Deméret s’exprime dans cet article en tant que représentant syndical.
[2] Marine Quennehen, « Paternités cachées, paternités impensées : être père en prison », Genre, sexualité & société, n° 26, automne 2021.
[3] Depuis 2020, dans le cadre de cette procédure, les magistrats sont censés examiner automatiquement, sur dossier, la situation des personnes détenues condamnées à moins de cinq ans de prison, quand elles arrivent aux deux tiers de leur peine.
[4] Marine Quennehen, op. cit.